Comment Jehan le Brave sortit de cette chambre, où il venait d’éprouver les émotions les plus douces et les plus violentes qu’il soit donné à un homme de supporter; comment il prit congé du duc et de la duchesse d’Andilly; comment il quitta l’hospitalière maison, il ne le sut jamais.
Ce que nous pouvons dire, c’est que lorsque la massive porte cochère se fut refermée sur lui, il se laissa tomber lourdement sur une des deux bornes qui la flanquaient, mit la tête dans ses mains et resta longtemps immobile, secoué de tremblements convulsifs qu’on eût aisément pu prendre pour des sanglots.
Enfin il dressa la tête, jeta autour de lui ce regard effaré de l’homme qui se demande où il est, se leva et partit d’un pas rapide, léger, comme s’il eût été porté par des ailes invisibles.
Alors, de derrière une autre borne où il se tenait vautré, un énorme paquet se redressa mollement, péniblement, s’accota de son mieux et resta là un moment immobile. Et cela prit les apparences d’un homme revêtu d’un froc. C’était cet ivrogne de Parfait Goulard qui, avec cette raideur grave de l’homme ivre qui semble n’avoir qu’une préoccupation: ne pas perdre son centre de gravité, avait passé sans paraître reconnaître le petit groupe escortant Bertille, et qui, à la suite d’il ne savait quels inconscients détours, était revenu échouer contre cette borne. Simple hasard, évidemment.
Le moine resta une minute solidement assis sur son vaste derrière, les jambes écartées. Bien calé de dos et de flanc par le mur et par la borne, il se sentait à l’aise et bien d’aplomb. Il mâchonnait avec la grimace d’un arrière-goût d’amertume dans la bouche, il faisait claquer la langue à petits coups secs et la passait sur ses lèvres: la mimique expressive des lendemains de libations trop copieuses. De son index, il tortillait le bout de son nez et ses petits yeux plissés, perdus dans leur bourrelet de graisse, avaient cette expression vague du ruminant à l’attache: il réfléchissait. Et ce devait être grave. En effet, de cette voix profonde qui était la sienne, il dit, tout haut, comme pour mieux se pénétrer d’une fâcheuse nécessité:
– Il faut se lever!
Opération délicate, difficile, s’il en fut. Il la tenta bravement.
Il saisit la borne à pleins bras et s’arc-bouta. Quelques savantes contorsions et sa position se trouva changée: il était maintenant sur le ventre. Il souffla un peu… Encore un effort et il fut à genoux, tenant toujours sa borne étroitement enlacée. Alors il se mit à rire: il n’avait pas à se plaindre, ça marchait! Un autre effort et il fut debout. Vite, de crainte d’accident, il appuya le dos contre le mur de la maison, les jambes calées par la borne qu’il lâcha. Il eut un rire large, caverneux, et trombona victorieusement:
– Ça y est!…
Il se reposa un instant sur ses lauriers. Il redevint grave et traduisit sa nouvelle préoccupation, toujours à pleine voix:
– Il faut partir!… Attention!… Une!… deux!…
Et il partit… Il y eut quelques oscillations inquiétantes, un peu de roulis, quelques mouvements de tangage un peu brusques, qui faillirent lui être funestes, mais au bout du compte, il s’en tira sans accident. Maintenant, il roulait à sa manière accoutumée.
Rue Saint-Honoré, il s’arrêta, hésitant s’il tournerait à droite ou à gauche. Il se décida pour la droite et repartit en marmonnant des paroles confuses.
Il arriva au couvent des capucins. Il était environ cinq heures du matin, c’est-à-dire qu’il faisait grand jour, que quelques boutiques commençaient à s’ouvrir, des passants se montraient et des marchands ambulants faisaient entendre leurs cris divers.
Lorsqu’il était ivre, ce qui lui arrivait fréquemment, Parfait Goulard n’avait de considération pour rien, ni pour personne. Le scandale qu’il causait le laissait indifférent. C’était cette manière de faire, unique dans le monde religieux, qui lui avait valu sa popularité. Il aurait cherché à l’exagérer plutôt qu’à l’atténuer. Couvert, sans doute, par de puissantes et mystérieuses protections, il se savait assuré de l’impunité. Il en usait et en abusait.
Fidèle à ses principes, il se mit à heurter à tour de bras le marteau de la porte, à faire un vacarme épouvantable, à peu près comme il faisait à la porte d’une auberge qui refusait de s’ouvrir. Et en même temps, il criait à tue-tête:
– Ouvrez au pauvre frère Parfait Goulard qui étrangle de soif, qui tombe d’inanition.
Et immédiatement après, il se mit à beugler de sa voix tonitruante un cantique qu’il avait composé spécialement pour ces circonstances:
– Dixit dominus domino meo, portant aperi Perfecto Gulardo.
Et le frère portier, qui ne connaissait que trop le cantique en question, pour abréger le scandale, courait, volait, ouvrait la porte, poussait précipitamment le braillard dans la cour intérieure. Là, à l’abri des hautes murailles, il pourrait beugler tout à son aise, on ne l’entendrait plus du dehors, et ce serait un amusement pour les moines qui, depuis longtemps, ne songeaient plus à s’indigner de ces manières.
Oui mais dans la cour précisément, Parfait Goulard se tut. Il se planta devant les cinq ou six moines que ses mugissements avaient attirés et il se mit à rire d’un rire large, béat, son énorme bedaine toute secouée, très content de lui.
Gagnés par la contagion, les capucins se mirent à rire aussi, sans savoir pourquoi. Et de tous côtés, par les couloirs, sous les voûtes, d’autres capucins accouraient, répétant entre eux, avec des mines hilares: c’est frère Goulard!… Parfait Goulard!… Et un cercle d’une trentaine de capucins, riant à gorges déployées, entoura le moine-bouffon qui n’avait encore rien dit.
Brusquement, Parfait Goulard s’arrêta de rire et dit gravement:
– J’ai soif!
Et il crachota péniblement pour montrer qu’il n’avait plus de salive dans la bouche. Et les éclats de rire redoublèrent autour de lui… D’autant qu’il avait ponctué ces deux mots par une grêle de gestes désordonnés, d’un comique irrésistible.
Mais comme personne ne faisait mine de le conduire au réfectoire, il répéta:
– J’ai soif! et ajouta: j’ai faim!
Et comme il avait remarqué que ses gestes avaient particulièrement amusé les religieux, il eut soin de les renouveler en les amplifiant. Et les éclats de rire redoublèrent.
Alors un des capucins s’approcha et lui dit:
– M’est avis, mon frère, que vous avez plutôt besoin d’un lit.
Avec l’obstination de l’ivresse, Goulard répondit:
– J’ai soif… j’ai faim… je dormirai après.
Le capucin qui venait de parler jouissait, paraît-il, d’une certaine autorité, car il dit quelques paroles à voix basse, et les moines, non sans grommeler, avec des mines désappointées, s’éloignèrent lentement, à regret. Alors, il prit l’ivrogne par le bras et l’entraîna doucement en disant:
– Venez, vous aurez à boire et à manger.
Le capucin conduisit l’ivrogne, qui se laissait faire complaisamment. En montant les marches d’un escalier de pierre, le moine trébucha, se raccrocha à son guide, et dans ce mouvement, sa main esquissa un signe bizarre dans l’air.
Une lueur d’étonnement passa dans l’œil du capucin, et tout en soutenant l’ivrogne, il demanda à voix basse, avec une nuance de respect qu’il n’avait pas eue jusque-là:
– Où désirez-vous que je vous conduise?
Un mot à peine perceptible tomba de la bouche de Goulard et les deux moines, l’un soutenant l’autre, reprirent leur marche. Le capucin ouvrit la porte d’une cellule, fit entrer l’ivrogne et poussa la porte derrière lui.
Alors, frère Parfait Goulard lâcha le bras du capucin après lequel il se cramponnait. Et il se tint seul, droit et ferme, la tête haute, méconnaissable.
Le nouveau Parfait Goulard qui, dans la pénombre de cette cellule mal éclairée, apparaissait aux yeux stupéfaits du capucin, avait une mine sérieuse, remarquablement intelligente, qui ne rappelait en rien le masque béat du ruminant stupide qu’il avait encore l’instant d’avant. Ses lèvres, fendues par un large sourire, pincées maintenant, son front, sillonné par les petites rides de son rire perpétuel, barré par un pli profond, qui marquait la réflexion, ses yeux pétillants, à demi fermés, grand ouverts, fixes, froids, durs.
Il se redressa devant le capucin et esquissa quelques nouveaux signes dans l’air. Et le capucin se courba dans une attitude de profond respect et murmura:
– Vos ordres, mon père!
Et sur un ton d’irrésistible autorité, Goulard ordonna:
– J’ai besoin de repos. Vous veillerez à ce que nul indiscret n’approche cette porte. Vous viendrez me réveiller vous-même à trois heures. Vous aurez oublié alors et vous oublierez jusqu’à nouvel ordre, que je suis votre supérieur. Je serai redevenu pour vous, comme pour tout le monde, frère Parfait Goulard. Vous avez compris?
– Vos ordres seront ponctuellement exécutés, mon père, fit humblement le capucin.
– C’est bon, allez, mon fils.
Le capucin parti, le moine qui prétendait avoir besoin de repos, au lieu de se coucher, resta un long moment l’oreille tendue. Quand il jugea que le capucin devait être loin, il s’approcha de la cloison et frappa quatre coups, irrégulièrement espacés. Et il écouta. Quatre coups pareils répondirent de l’autre côté de la cloison.
Sans même jeter un coup d’œil à l’étroite couchette, Goulard entrouvrit doucement la porte, coula un regard investigateur dans le couloir désert, se glissa hors de la cellule et entra dans une chambre assez spacieuse et confortablement meublée.
Deux moines s’y trouvaient déjà.
De ces deux religieux, l’un était un vieillard à figure ascétique, empreinte d’une grande douceur. Dans le fauteuil où il était assis, il se tenait le torse droit, dans une attitude de force et de souveraine majesté.
L’autre, qui se tenait respectueusement debout, le dos tourné à la porte, était petit, maigre, la barbe courte, parsemée de fils d’argent, le front vaste, sillonné de rides précoces, l’œil froid, dominateur. Cet homme, qui portait le costume des capucins, n’avait peut-être pas dépassé la trentaine. Il paraissait avoir plus de quarante ans.
En apercevant ce capucin qu’il ne s’attendait pas à trouver là, sans doute, Parfait Goulard reprit instantanément son masque de joyeux ivrogne. Et le vieillard qui vit, lui, ce rapide changement de physionomie eut un imperceptible sourire.
Le capucin, à la vue du nouveau venu, eut un léger froncement de sourcils et il le toisa avec une moue de mépris qu’il ne se donna pas la peine de dissimuler. Et son œil froid se porta du vieillard à Goulard avec une nuance d’étonnement, comme s’il eût cherché un rapport qui pouvait exister entre ce majestueux personnage et ce vil bouffon.
Cependant, Parfait Goulard, de la façon la plus grotesque du monde, s’était courbé devant le vieux moine, presque jusqu’à l’agenouillement. Ceci fait, il attendit qu’on l’interrogeât. Mais en dessous, sur le capucin qui ne paraissait pas le moins du monde disposé à quitter la place, il coulait des coups d’œil significatifs.
Pour la deuxième fois, l’ombre d’un sourire effleura les lèvres minces du vieillard et d’une voix très douce, avec un léger accent italien, il dit:
– Vous pouvez déposer votre masque, mon fils, il est inutile de vous fatiguer plus longtemps. Le père Joseph du Tremblay n’est pas des nôtres. Il assistera cependant à cet entretien. Cette marque d’estime et de confiance que je ne donnerais à personne, je la dois à sa haute intelligence.
Avec une satisfaction visible, Parfait Goulard reprit cet air sérieux qui le changeait si complètement. Et au père Joseph stupéfait, le vieillard expliqua:
– Cet humble moine que vous considériez d’un air méprisant est l’agent dont je vous ai parlé.
Celui qui devait être connu plus tard sous le nom de l’Éminence Grise, et qui pour l’instant n’était encore que le sous-prieur du couvent des capucins, s’inclina profondément devant le moine Parfait Goulard qui reçut l’hommage sans sourciller.
– Pardonnez-moi, mon père, dit le père Joseph, j’ai été dupe, comme tout le monde… moi!… Moi qui, me croyant destiné à diriger d’autres hommes, ai appris à les connaître et à les juger. Je me suis cru capable de lire sur une physionomie comme dans un livre et j’ai été la dupe de votre admirable comédie… je n’ai pas deviné!… Je vois que je ne sais rien encore… je ne suis qu’un enfant. C’est une rude leçon que vous donnez à mon orgueil… elle ne sera pas perdue.
De sa voix très calme et très douce, le vieillard approuva:
– Enfant, oui, vous êtes un enfant!… Non parce que vous vous êtes laissé prendre à une comédie… mais parce que vous hésitez à venir à nous… parce que vous doutez de la force et de la puissance de la compagnie de Jésus!
Il considéra fixement son interlocuteur et il hochait doucement la tête, comme s’il répondait à une voix intérieure. Il désigna de la main Parfait Goulard qui se tenait immobile dans une attitude de profond respect, et il reprit:
– Le père Goulard est un chef respecté de notre ordre. Voyez, cependant: depuis des années, il accomplit avec une incomparable adresse, sans une plainte, sans une défaillance, une besogne qui fait de lui la risée de tout un pays, et qui lui vaut le mépris de tout ce qui porte un habit religieux… Je ne parle pas des autres. Pourquoi? Parce qu’il en a reçu l’ordre. Et l’ordre lui a été donné pour le bien de la société et pour la plus grande gloire de Dieu. Le père Goulard, par son intelligence et son savoir, pouvait aspirer à devenir un prince de l’Église, une des gloires du monde religieux. Il le savait et peut-être était-ce là son ambition. Sur un ordre, sans discuter, sans hésiter, il a fait le sacrifice de son ambition légitime. Il a éteint son intelligence – en apparence -, il a dissimulé sa science. Si bien qu’aujourd’hui on dit: stupide comme Goulard, ignorant comme Goulard. C’était l’ordre. Il a obéi. Ce qu’il a fait, lui, chef, le dernier des soldats du Christ n’eût pas hésité davantage à le faire… Seulement, lui seul, peut-être, était capable de tenir ce rôle avec la perfection voulue.
Le vieillard laissa tomber sur le moine impassible un regard où luisait une vague lueur d’attendrissement. Ce fut d’ailleurs rapide comme un éclair. Il reprit aussitôt cet air de calme souverain qui paraissait lui être habituel. Il redressa encore son buste, releva la tête et continua:
– Moi-même, Claude Acquaviva, chef suprême, général de l’ordre, un des continuateurs du très saint et très vénéré Loyola, que suis-je ici?… Le père Claudio, humble, pauvre et bien obscur moine italien, inconnu de tous, hospitalisé charitablement dans ce couvent sur votre recommandation. Père Claudio, à qui on n’accorde que de la déférence due à son grand âge et qui s’en contente, qui se contenterait même de moins… parce que les intérêts de son ordre exigent qu’il en soit ainsi.
Acquaviva se leva. Et il apparut grand, un peu maigre, droit, malgré ses soixante-sept ans sonnés et, fixant son œil doux sur le père Joseph, qui écoutait avec un vif intérêt:
– Je vous le demande, père Joseph, connaissez-vous un ordre religieux dont les chefs seraient capables de donner à la communauté de semblables preuves de dévouement et d’abnégation?… Non! Il n’y en a pas un seul. Partout, vous verrez l’intérêt personnel, les ambitions individuelles primer l’intérêt et les ambitions de l’ordre. Aussi quel résultat est le leur? Néant. De l’or, oui, quelques titres, par-ci par-là… niaiseries, futilités.
Il se promena lentement dans la chambre, de long en large, la tête penchée, l’air rêveur, et pensa à voix haute:
– Oui, cet esprit de sacrifice, cette discipline de fer, qu’on ne voit nulle part, c’est ce qui fait notre force!… Partout ailleurs, les intelligences cherchent à se produire, à briller, à s’éclipser mutuellement. Chacune de ces intelligences est une volonté et chaque volonté tend, uniquement, à la satisfaction d’un but personnel… Chez nous, il n’en est pas ainsi. Des milliers et des milliers d’intelligences et de volontés se fondent en une seule et unique intelligence, une seule volonté: celle du général. Les corps, les cerveaux et les consciences, lui seul, il dirige tout, il anime tout de son souffle. Par la seule exécution de ses ordres, une intelligence médiocre apparaîtra au grand jour comme une intelligence supérieure et brillera d’un vif éclat. Une haute et belle intelligence, au contraire, demeurera insoupçonnée, s’il a jugé utile qu’il en soit ainsi. Mais, dans l’ombre comme sous l’éclatant soleil, ces deux intelligences n’évolueront que sous l’impulsion du chef suprême et par conséquent ne viseront et n’atteindront que le but qu’il aura visé pour la plus grande gloire de Dieu. Et c’est pourquoi notre société, traquée, persécutée, honnie, bannie, demeure immuablement debout, se redresse plus grande et plus forte à l’instant précis où l’on croit l’avoir abattue. Il s’arrêta devant le père Joseph et le fouillant d’un regard acéré:
– Vous qui êtes un cerveau puissant, vous qui – vous avez eu le courage de le dire et je vous en loue – êtes un dominateur, un conducteur d’hommes, vous qui sentez gronder en vous des ambitions démesurées, vous qui rêvez de vous griser de la jouissance que donne le pouvoir, que faites-vous ici, chez les capucins? Qu’espérez-vous?
Il prit un temps et continua d’une voix qui se fit âpre:
– Vous serez prieur de ce couvent, général de votre ordre qui est riche, je le sais. Et après?… Vous voudrez la pourpre: vous serez cardinal… Vous vous mêlerez des affaires de l’État. Vous serez Premier ministre… vous serez tout-puissant, tout se courbera devant vous. Voilà ce que vous rêvez?… Ce n’est pas le pouvoir lui-même, c’est sa pompe, son éclat, son prestige qui vous fascinent.
Il le considéra avec une moue un peu dédaigneuse, et de sa voix redevenue douce:
– Enfant!… Écoutez. Je suis un pauvre moine, un faible vieillard courbé sur la tombe où le moindre souffle peut me précipiter; je ne compte pas, je n’existe pas, je ne suis rien… Mais je suis général de la société de Jésus!…
Il se redressa de toute la hauteur de sa taille, ses traits prirent une expression d’indicible majesté, son regard, habituellement doux, se fit dur, impérieux, et sans élever la voix:
– Et alors: l’Espagne m’appartient, l’Italie m’appartient, le pape tremble devant moi, la France est à moi… oui, je vous entends et vous répondrai tout à l’heure. Et avec plus de force il répéta: la France est à moi. J’étends la main sur l’Empire: bientôt il sera à moi… de même l’Angleterre. Je passe les océans. L’Afrique, les Amériques, les Indes sont sillonnées par mes soldats. Elles seront à moi. L’univers entier sera à moi! moi, général de l’armée de Jésus!…
Il avait étendu les bras dans un geste large, d’emprise forte et puissante, comme s’il eût voulu saisir réellement et presser sur sa maigre poitrine cet univers qu’il proclamait sien. Et ce grand vieillard, d’apparence douce et inoffensive, apparut alors grandi, terrible, formidable.
Il reprit, et sa voix se fit alors dure, tranchante comme une hache:
– Je réponds à votre geste. La France ne m’appartient pas encore, avez-vous voulu dire? Le roi Henri, vainqueur de la Ligue, conquérant et pacificateur, m’a chassé de ce pays: il l’a cru, tout le monde l’a cru! Erreur profonde, mon fils! On a chassé du royaume de France cent, deux cents religieux, officiellement reconnus comme appartenant à notre société. Et l’on a dit, on a crié bien haut: «Nous voilà débarrassés d’eux!» Il eut un petit rire sinistre.
– Mais on a laissé les milliers d’affiliés inconnus de tous, insoupçonnés. Et ceux-là ont travaillé dans l’ombre. Oui, vous êtes étonné – il eut un haussement d’épaules. Des affiliés, j’en ai dans ce couvent, que vous ne soupçonnez pas, j’en ai dans tous les couvents de France, j’en ai dans la rue, dans le palais et dans la chaumière, j’en ai au Louvre même, qu’on ne connaîtra jamais, à moins que je n’en décide autrement. Vous-même, si vous venez à nous, vous resterez pour tous un capucin. Je puis donc dire que je n’ai jamais quitté ce pays. J’y suis revenu officiellement et j’ai fait renverser les monuments qui stigmatisaient notre ordre. Le roi résiste cependant, et bien qu’il ait peur. Le roi me gêne! Je l’ai condamné: il sera exécuté! Ses jours sont comptés. Il est mort!
Il y eut un silence pesant, tragique.
– Son successeur sera à moi… parce qu’on pétrira son esprit en conséquence. C’est pourquoi je peux dire d’ores et déjà: la France m’appartient. Êtes-vous convaincu?
Il fit une pause comme s’il eût voulu donner le temps à ses paroles de pénétrer dans l’esprit de son interlocuteur, et il continua:
– Vous qui rêvez de la jouissance que donne la pompe du pouvoir, songez à la jouissance prodigieuse, ineffablement douce et violente de celui qui peut dire, comme je dis: «Grands conquérants, grands ministres, grands monarques, devant qui des millions d’êtres humains se courbent et dont les noms retentiront glorieusement dans l’Histoire jusqu’à la fin des siècles, c’est moi, vieillard anonyme, dont nul ne connaîtra le nom dans cinquante ans, c’est moi qui les anime, les guide, les dirige à mon gré!…» Ces puissants et illustres personnages sont des pantins dont je tire les ficelles dans la solitude de mon modeste et lointain cabinet, et une simple pression de mon doigt suffit à les agiter dans le sens qui me convient… Et il en est ainsi parce que je suis le successeur de Loyola.
Il se tint un instant immobile, les mains croisées dans les larges manches du froc. Ses deux auditeurs, courbés, haletaient. Lui, il était très calme, froid, avec cette immuable expression de douceur répandue sur son visage.
– Dites-moi un peu ce que vaut la jouissance que vous rêvez comparée à celle dont je vous parle?… Voilà cependant ce que je vous offre. Voilà ce que vous pouvez être si vous venez à nous… Ne me répondez pas. Taisez-vous. Écoutez, regardez, observez, réfléchissez… Et quand je quitterai ce pays, si vous n’êtes pas des nôtres, si vous n’êtes pas mon successeur désigné, c’est que je me serai trompé sur votre compte, c’est que vous ne serez pas l’homme que j’ai cru.
Il revint s’asseoir dans le fauteuil, et s’adressant à Parfait Goulard:
– Parlez, mon fils. Où en sommes-nous avec ce Ravaillac?
– Je le travaille sans trêve, monseigneur. Sans un hasard malencontreux, l’événement serait accompli à cette heure.
L’œil d’Acquaviva eut une lueur rapide.
– Comment cela? fit-il d’une voix calme.
– Lorsque Ravaillac, dont j’avais exaspéré la jalousie, est arrivé devant la maison de la jeune fille, il a vu un homme sur le perron. Il a cru que c’était le roi. Il a frappé. Ce n’était pas le roi. L’homme doit la vie à un brusque mouvement qu’il a fait à l’instant précis où le bras s’abattait sur lui. La lame du couteau s’est brisée sur une marche.
– Qui est cet homme?
– Jehan le Brave.
– Le fils de Fausta!… Comment se trouvait-il là?… Et le roi? N’est-il donc pas venu?…
– Jehan est amoureux de la jeune fille. Ceci explique sa présence sous ce balcon. Je ne saurais dire si le roi est venu ou non. Mes instructions étant de me tenir le plus loin possible du lieu où l’événement devait se produire, j’étais à ce moment rue Saint-Antoine, dans une taverne où l’on m’a vu me griser indignement. Quant à Ravaillac, que j’ai rejoint plus tard, je ne le crois pas mieux renseigné que moi.
Acquaviva réfléchissait profondément.
– Il y a quelque chose d’obscur, fit-il en redressant sa tête pâle. Sans doute trouverai-je des éclaircissements dans les rapports qui vont me parvenir. Ce Ravaillac reste-t-il toujours dans les mêmes intentions?
– Je réponds de lui, dit Goulard avec un sourire livide.
– Bien. Suggérez-lui de se confesser à un jésuite notoire… Au père d’Aubigny, par exemple.
– C’est facile.
– D’Aubigny recevra des instructions à ce sujet. Quant à vous, il faudra redoubler d’adresse et de persuasion… Je vous avertis que les conseils de d’Aubigny contrarieront vos suggestions. Comprenez-vous?
– Oui, monseigneur. Vous voulez, au cas où des soupçons se produiraient, pouvoir prouver que les jésuites se sont efforcés de détourner ce malheureux de sa criminelle folie. Quant à frère Parfait Goulard, il n’est pas jésuite, lui. Et, au surplus, cent témoins dignes de foi attesteront qu’il a toujours conseillé au meurtrier de retourner dans son pays et d’y vivre dans le calme et le repos.
Acquaviva approuva d’un signe de tête, et:
– Ce n’est pas là tout ce que vous aviez à me dire, je présume.
– En effet, monseigneur, il y a autre chose. Le fils de Fausta s’est rencontré avec son père, M. le chevalier de Pardaillan, cette nuit même, chez le duc d’Andilly.
La manière dont Acquaviva dressa la tête au nom de Pardaillan, la vivacité avec laquelle il demanda des explications attestèrent l’importance qu’il attachait à cette nouvelle.
– En êtes-vous bien sûr?… Comment le savez-vous?… Dites ce que vous avez appris sans omettre aucun détail, dit-il.
– Le hasard, monseigneur, expliqua Parfait Goulard. Je venais de ramener chez lui Ravaillac, qui m’avait donné beaucoup d’inquiétude, à cause que, pris d’un subit accès de découragement et de sombre désespoir, il parlait de s’aller jeter dans la rivière du haut du Pont-Neuf.
– Pourquoi ce désespoir? s’informa Acquaviva avec intérêt.
– C’est une nature exceptionnellement impressionnable. Il paraît qu’il s’est pris d’une grande amitié pour Jehan le Brave, et il se reprochait comme un crime d’avoir failli tuer son ami, qu’il avait pris pour le roi.
– La cause de cette amitié?
– Je n’ai pu la connaître, monseigneur. Il m’a vaguement parlé de services… Sorti de ses hallucinations, il ne dit que ce qu’il veut bien dire.
Acquaviva griffonna quelques lignes sur ses tablettes, et le poinçon levé:
– Vous êtes sûr, dit-il, qu’il ne donnera pas suite à ce malencontreux projet de suicide?
– Je crois avoir réussi à le dissuader.
– Mais vous n’en êtes pas sûr, fit Acquaviva.
Il ajouta quelques nouveaux signes à la suite des précédents et expliqua:
– Je le ferai tancer vertement par son confesseur. Revenons à MM. de Pardaillan père et fils.
– Donc, monseigneur, reprit Goulard, en quittant notre homme, j’ai rencontré un groupe escortant une jeune femme. J’ai immédiatement reconnu Jehan et trois sacripants qui lui sont dévoués corps et âme.
– Et la jeune femme?
– Il m’a été impossible d’apercevoir ses traits… J’ai passé sans avoir l’air de remarquer le groupe… et je suis revenu sur mes pas. Jehan et la jeune femme étaient entrés chez M. d’Andilly. Je me suis mis en observation. J’ai vu sortir M. de Pardaillan et, plus tard, Jehan. La jeune femme est donc restée chez le duc.
– Puisqu’ils ne sont pas sortis ensemble, il est à présumer que le père n’a pas reconnu son fils.
Parfait Goulard hocha la tête d’un air soucieux:
– Il y a eu un incident qui… m’intrigue. Le voici: Jehan est resté un long moment à sangloter sur le seuil de la porte du duc. Or, monseigneur, ce jeune homme est doué d’un tempérament de fer… On voit qu’il a de qui tenir et – sous ce rapport, du moins – il est bien le digne fils de Pardaillan et de Fausta. Pour faire pleurer un homme de cette trempe, il faut une douleur surhumaine… ou une joie prodigieuse.
– Ne m’avez-vous pas dit qu’il est amoureux de la jeune fille de la rue de l’Arbre-Sec?
– En effet, monseigneur.
– Eh bien, il faut savoir… Et d’abord, quels sont les sentiments de la jeune fille à l’égard du jeune homme?
– Oh! elle l’adore… sans le savoir peut-être.
– Eh bien, je disais; il faut savoir si cette jeune fille est toujours rue de l’Arbre-Sec. Si elle n’y est plus, c’est elle que vous avez vue avec le jeune homme.
– J’irai aujourd’hui même voir la propriétaire Colline Colle. Par elle, je saurai.
Acquaviva paraissait méditer profondément. Il dévoila sa pensée.
– Si c’est elle, j’explique les larmes du fils de Fausta de la manière la plus simple: les deux jeunes gens se sont déclaré mutuellement leur amour. Certaines natures insensibles à la douleur ne peuvent supporter une joie violente sans en être bouleversées. Ce jeune homme doit être de ces natures-là.
Il réfléchit encore un instant.
– Au surplus, dit-il, j’ai peut-être eu tort de dédaigner cette enfant jusqu’à ce jour. Elle entre en contact avec des personnes que le plus puissant intérêt nous commande de surveiller étroitement. Il devient nécessaire de la connaître à fond. En conséquence, vous enquêterez minutieusement sur son compte. Il faut savoir qui elle est, comment elle s’appelle – Bertille, ce n’est pas un nom, cela – d’où elle vient, ce qu’elle est, ce qu’était sa famille. Ne négligez aucun détail, si futile qu’il paraisse.
– Par la même Colline Colle, j’apprendrai, je le pense, tout ce qu’il nous importe de savoir.
– Bien. Vous m’aviserez dès que vous aurez obtenu un résultat. Faites diligence. Peut-être avons-nous trop tardé à nous occuper de cette enfant.
Goulard s’inclina en signe d’obéissance.
Acquaviva se leva et se mit à arpenter la chambre à pas lents, la tête penchée d’un air soucieux. Il s’arrêta devant Goulard, et, doucement, il dit:
– Nous approchons du but, mon fils. Ce but opiniâtrement poursuivi depuis près de vingt ans!… Encore un effort, et les millions de Fausta, ces millions que tant de personnes convoitent, seront à nous. Encore un effort, et vous serez délivré de ce rôle qui vous pèse, je le sais.
Et comme Goulard esquissait un geste de protestation:
– Ne vous en défendez pas, fit-il avec douceur, c’est assez naturel. Notre ordre vous devra beaucoup, mon fils. Cette somme énorme de dix millions, qui va nous permettre d’accomplir en quelques mois des choses qui eussent nécessité de longues années de patients et laborieux efforts, c’est à vous que nous la devrons en grande partie. C’est vous qui, voici bientôt deux mois, et alors que je commençais à craindre qu’il ne fût mort, avez découvert que ce Jehan était le fils de Fausta.
– Pur hasard, monseigneur, et je n’y ai pas grand mérite.
– Oui, mais ce n’est pas le hasard qui vous a donné cette idée, à laquelle je n’avais pas songé, de vous faire le confesseur très indulgent de tous les malandrins de France. C’est cependant grâce à cette idée que vous avez pu, en confessant ce Saêtta, connaître la vérité. Et aujourd’hui encore, alors que depuis six semaines je le fais vainement chercher partout, c’est vous qui découvrez M. de Pardaillan. Le hasard, vous le savez comme moi, ne favorise que ceux qui savent l’aider.
Il reprit sa lente promenade et en marchant il expliquait sa pensée:
– À dater d’aujourd’hui, Pardaillan et son fils seront soumis à une surveillance de tous les instants. Pas un geste de ces deux hommes ne sera ignoré de moi… C’est, malheureusement, tout ce que l’on peut faire avec eux… ou du moins le père, lui, est ainsi. Il échappe à toute inquisition morale… il n’est pas de ceux qu’un prêtre peut confesser.
– Le fils tient du père sous ce rapport, assura Goulard.
– Je le regrette!… Heureusement, les gestes extérieurs permettent de pénétrer la pensée d’un homme. Mais, maintenant, nous entrons en lutte directe avec Pardaillan. Ceci est grave, très grave… Tout ce que nous avons fait jusqu’à ce jour n’est rien à côté du peu qui nous reste à faire… très peu, en vérité, et ce peu devient d’une difficulté quasi insurmontable, parce que nous nous heurtons à Pardaillan.
Il demeura un moment songeur, le front courbé. Puis il redressa la tête, son œil doux prit une expression terrible et, d’une voix froide, tranchante:
– Nous en viendrons à bout, cependant. Il le faut pour la plus grande gloire de Jésus.
Il reprit son aspect calme et doux, comme s’il n’y eût plus à revenir sur une décision de lui. Il revint s’asseoir dans son fauteuil et expliqua:
– Il est impossible que Pardaillan ne connaisse pas l’existence du trésor de Fausta. Je dirai mieux: en dehors de Fausta et de Myrthis, morte, Pardaillan est le seul être humain qui, à l’heure actuelle, sache l’endroit exact où est enfoui ce merveilleux trésor. L’abbesse de Montmartre, sur les terres de qui il a été caché, ignore comme tout le monde en quel endroit de son abbaye il peut se trouver. Le père Coton, qui la dirige, assure qu’elle en est à se demander si ce fameux trésor existe réellement.
– Pourtant, monseigneur, remarqua Goulard, Mme l’abbesse, lorsqu’elle a succédé à Claudine de Beauvilliers, a signé une déclaration par laquelle elle reconnaît que ce trésor est la propriété de la princesse Fausta et s’engage à le livrer à la personne qui, en même temps qu’elle indiquera la cachette, montrera à l’abbesse la bague de fer de Fausta.
– En échange de quoi on lui remettra la somme de deux cent mille livres. Mais depuis vingt ans qu’elle attend, elle en est arrivée à désespérer. Pardaillan sait, lui. Il sait depuis qu’il est revenu d’Espagne, c’est-à-dire depuis bientôt vingt ans… Et jamais cet homme, qui est pauvre, n’a eu l’idée d’aller puiser dans ce monceau d’or et de pierreries qui lui appartient bien un peu, puisqu’il appartient à son fils. Longtemps, j’ai espéré qu’il succomberait à la tentation… alors, il m’eût dévoilé la cachette. Car, depuis ce temps, je fais surveiller l’abbaye. J’ai été déçu. Cet homme est l’honneur et la loyauté incarnés.
Acquaviva demeura un moment songeur, admirant peut-être la force d’âme de cet homme qui avait su résister à la fascination de l’or.
– Aujourd’hui, reprit-il, les choses sont bien changées. Tôt ou tard – et s’il tarde trop, je l’aiderai – Pardaillan apprendra que ce Jehan le Brave est son fils, le fils de Fausta. Le jeune homme mène une existence qui ne pourra pas ne pas choquer les sentiments chevaleresques de son père qui, d’ailleurs, ne me paraît pas avoir la fibre paternelle développée à l’excès. Qu’il le reconnaisse, lui ouvre ses bras, ou se détourne de lui, peu m’importe. Ce qui importe, c’est que, fût-il mille fois plus indigne, le jour où Pardaillan saura que Jehan le Brave, truand et brave, est le fils de Fausta, Pardaillan se croira obligé de le conduire au trésor et de lui dire: «Prends! Ceci est à toi, qui t’est donné par ta mère.» Quitte à lui tourner le dos après.
– Ce jour-là, ajouta Acquaviva avec force, nous serons là, nous!… Et avec cette douceur qui semblait être la dominante de sa physionomie:
– Allez vous reposer, mon fils, vous devez en avoir besoin. Allez. Cinq minutes plus tard, étendu sur l’étroite couchette de la cellule où il était revenu sans bruit, frère Parfait Goulard dormait de ce sommeil profond qui, dit-on, est l’apanage du juste.