Le lendemain matin, vers dix heures et demie, Mgr l’évêque de Luçon se présentait rue Saint-Honoré, au logis de Concini, juste comme celui-ci venait de sortir pour se rendre au Louvre.
L’évêque parut fort contrarié: l’affaire dont il avait à entretenir le seigneur Concini était d’importance et ne souffrait aucune remise. Il demanda à présenter ses hommages à madame.
Richelieu n’était pas des amis de Concini. Néanmoins, ils s’étaient rencontrés à la cour. Le jeune prélat, qui déjà cherchait à se concilier les bonnes grâces de quelque puissant protecteur qui l’aiderait à franchir les premiers échelons de cette échelle raide qui s’appelle la faveur de cour, le jeune prélat avait déjà jeté les yeux sur Concini et sur Léonora Galigaï.
Il avait trouvé que Concini ne pouvait pas être ce protecteur. Il n’avait pas la puissance nécessaire. Mais, avec une sûreté de coup d’œil qui faisait honneur à sa pénétration, il avait découvert que dans le ménage Concini, Léonora était la force à redouter et à ménager, parce qu’elle était le cerveau qui conçoit et dirige, tandis que Concini n’était que le bras qui exécute.
Concini lui était donc apparu comme une quantité négligeable, mais, soit prudence extrême, soit qu’il eût été guidé par une sorte de prescience, il avait résolu de ménager les favoris de la reine et, sans se déclarer ouvertement pour eux, d’éviter soigneusement de rien faire ou dire qui pût leur laisser croire qu’il était contre eux.
Ceci était extrêmement difficile, périlleux même.
La cour était comme un terrain miné où le moindre faux pas pouvait actionner la bombe qui faisait tout sauter et pulvérisait d’abord et avant tout le maladroit qui avait mis le pied dessus. On évoluait constamment au milieu d’un réseau très serré d’intrigues de toutes sortes, de toutes natures, et souvent des plus futiles. Toutes ces intrigues se mêlaient, s’enchevêtraient, se confondaient, se contrariaient, se combattaient, mouraient et renaissaient sans cesse, comme l’oiseau fabuleux de la mythologie. Et la lutte, pour être sournoise et toujours dissimulée sous le sourire et le masque de la politesse la plus raffinée, n’en était pas moins acharnée, mortelle.
Dans ce milieu, il devenait impossible de demeurer neutre – à moins de se retirer. Fatalement, il arrivait un moment où l’on se trouvait pris dans une maille quelconque du filet. Il fallait se dégager: donc prendre parti. Et dès l’instant qu’on était pour celui-ci, on était contre celui-là.
Richelieu avait entrepris de réaliser cette chose irréparable en apparence. Et il y avait réussi. Il convient de dire qu’il avait eu l’intelligence de négliger Concini pour ne s’occuper que de Léonora. On ne peut cependant pas reprocher à un courtisan – surtout quand ce courtisan se double d’un prélat très jeune, très riche, beau cavalier et grand seigneur – on ne peut pas l’empêcher de se montrer galant et empressé auprès des dames. Et lorsque galanterie et empressement savent, avec un tact parfait, se maintenir dans une juste mesure, susceptible de ne compromettre ni la dame ni le cavalier, tout est pour le mieux.
De cette tactique habile, adroitement exécutée, il était résulté ceci:
Au moment où, par suite des rumeurs qui couraient de la fin prochaine du roi [12], la situation de Concini se précisait et s’annonçait des plus brillantes, tel un général passant la revue de ses troupes avant de livrer la suprême bataille, Léonora avait fait le dénombrement de ses forces, c’est-à-dire qu’elle avait dressé une liste de ceux sur lesquels elle croyait pouvoir compter, et, en regard, ceux qui étaient des ennemis déclarés. Et ils étaient nombreux, ceux-là.
Et quand elle était arrivée à Richelieu, elle avait pu se dire, assez justement: «Celui-là n’est pas à moi. Mais il le sera, si je le veux, quand je le voudrai.»
Richelieu arrivait donc au bon moment. Et il est à présumer que ce n’était pas un simple hasard qui l’avait fait se présenter à l’instant précis où Concini était absent de chez lui. Il est probable qu’il avait préféré traiter avec Léonora.
En conséquence, l’évêque fut immédiatement introduit auprès de la Galigaï. Il portait ce même costume violet que nous lui avons vu la veille. Il avait fort grand air et, sa jeunesse aidant, il produisit une bonne impression sur Léonora qui l’étudiait de ce coup d’œil prompt et sûr de la femme à qui rien n’échappe, quand il s’agit de toilette surtout.
Richelieu se rendit compte de l’effet qu’il produisait. Ses manières, déjà enveloppantes, se firent plus insinuantes, plus câlines, en même temps qu’il s’efforçait de donner à son visage une expression d’ingénuité en rapport avec sa jeunesse.
Lorsque les longs préliminaires exigés par l’étiquette eurent été accomplis, l’évêque attaqua le sujet qui l’amenait.
– Madame, fit-il d’une voix douce, si j’ai sollicité de vous la faveur d’un entretien particulier, c’est que ce que j’ai à dire, à révéler, pour mieux dire, intéresse particulièrement Sa Majesté la reine.
– Monsieur l’évêque, dit gracieusement Léonora, si je ne craignais de paraître ne pas apprécier comme il convient le régal d’une conversation avec un homme de votre valeur, je vous dirais: «Pourquoi vous adresser à moi, si ce que vous avez à révéler intéresse particulièrement la reine?»
Richelieu s’inclina en signe de remerciement et avec un sourire vaguement mélancolique, mais d’ailleurs sans amertume:
– C’est que, dit-il, cette valeur que votre indulgente bonté veut bien me reconnaître n’apparaît pas aussi flagrante à tout le monde. La reine, madame, est du nombre de ceux qui ne voient en moi qu’un jeune homme… insignifiant.
Il poussa un soupir et avec une gravité qui contrastait singulièrement avec l’éclatante jeunesse de son visage, en fixant sur elle l’éclat d’acier de sa prunelle dilatée:
– À Dieu ne plaise, madame, que j’ose élever la voix contre ma souveraine. Je suis et resterai vis-à-vis d’elle le sujet le plus humble, le plus soumis et le plus dévoué. Je dis profondément dévoué et la démarche que je fais auprès de vous est une preuve éclatante de ce dévouement. Cependant, madame, à vous qui êtes une des plus belles et des plus hautes intelligences que je connaisse, je dis ceci: je ne sais si – comme vous le disiez – je suis ce que l’on est convenu d’appeler un homme de valeur. Mais ce que je sais, et que j’ose vous dire à vous, c’est que je me sens là et là (il portait le doigt à son front et à son cœur) des pensées et des sentiments qui ne sont pas les pensées et les sentiments de tout le monde. Et je souffre de me voir méconnu, dédaigné, tenu à l’écart, parce que j’ai le malheur de n’avoir que vingt-cinq ans.
Léonora écoutait avec une attention soutenue. Elle se demandait où le jeune prélat voulait en venir. Et, en attendant qu’il s’expliquât, elle se tenait sur ses gardes.
Richelieu comprit cette réserve. Il en avait du reste assez dit pour laisser deviner ses ambitions et que sa démarche, si elle était une preuve de dévouement, comme il le disait, n’était cependant pas complètement désintéressée. Insister davantage eût été une manière de marchandage qui répugnait à sa nature de grand seigneur.
Il reprit donc son air souriant, et d’un air détaché:
– Mais, dit-il en riant, vous allez trouver que pour un homme d’Église, je ne prêche guère d’exemple en commettant aussi délibérément le péché d’orgueil. Excusez-moi donc, madame. Ce que j’en ai dit était pour vous faire comprendre que, ne pouvant m’adresser directement à la reine, je suis venu droit à vous, connaissant votre constante fidélité et votre inébranlable attachement à Sa Majesté.
– Mais, fit Léonora toujours sur la défensive, il n’y a pas que nous… Dieu merci! les dévouements aussi sincères que les nôtres ne manquent pas autour de notre gracieuse souveraine.
– C’est vrai, madame, dit gravement Richelieu, d’autres sont peut-être aussi dévoués que vous… mais de ceux-là, il n’en est aucun que j’estime autant que vous.
D’un geste et d’un signe de tête, Léonora manifesta qu’elle s’avouait vaincue.
– Soit donc, fit-elle en riant. Je vous écoute, monsieur. Richelieu se recueillit un instant, et:
– Avez-vous entendu parler de certain trésor enfoui, voici vingt ans et plus, par une princesse étrangère, une Italienne précisément, la princesse Fausta?
Au mot de trésor, Léonora avait dressé l’oreille. Mais elle ne broncha pas. Elle souriait en écoutant Richelieu; elle se mit à rire franchement.
– Comment, vous, monsieur de Luçon, vous prêtez créance à de pareilles sornettes? dit-elle.
– Madame, dit vivement Richelieu, avec une irrésistible assurance, ce trésor existe réellement!… J’en ai la preuve.
– Oh! condescendit Léonora, mettons qu’il ait existé!… Il doit être loin maintenant.
– Non, madame, dit Richelieu avec la même assurance. Le trésor existe toujours. Il est toujours à la même place où il a été enfoui par sa propriétaire.
– Soit encore. Mais… allez donc chercher un trésor enfoui quelque part… par là… on ne sait où… dans Paris ou ses environs. C’est on ne peut plus simple, comme vous voyez.
– Madame, je sais où est caché ce trésor.
Cette fois, Léonora ne chercha pas à ironiser. Elle fut étonnée et le laissa voir.
– Vous, monsieur? s’écria-t-elle.
– Moi, madame, dit tranquillement Richelieu. Je possède les indications les plus nettes, les plus précises, grâce auxquelles la découverte de ce trésor ne sera qu’une question de travaux plus ou moins longs, plus ou moins coûteux, mais au bout desquels on le trouvera indubitablement, parce qu’il est là où on le cherchera et non ailleurs. Et ce sont ces indications que je vous apporte, à seule fin que vous les remettiez à la reine.
En disant ces mots, Richelieu sortit de sa poche un papier plié en quatre et le tendit à Léonora, qui le prit d’une main machinale, tant la surprise la suffoquait.
Mais les manifestations extérieures n’étaient jamais d’une longue durée chez elle. Elle se ressaisit aussitôt et, dépliant posément le papier, elle le lut attentivement d’un bout à l’autre.
Ce papier, c’était une copie, traduite en français, de celui que le père Joseph avait lu à haute voix devant Acquaviva et Parfait Goulard. C’était une copie scrupuleusement exacte, à laquelle on n’avait apporté aucune modification, aucune omission.
En lisant, Léonora réfléchissait. Que signifiait ceci? D’où l’évêque tenait-il ce papier? Pourquoi le livrait-il à elle, précisément, et non à une autre? Elle ne croyait guère au désintéressement. Quel prix exorbitant ce jeune homme, qui s’annonçait comme un lutteur qui n’était pas à dédaigner, allait-il exiger d’une divulgation de cette importance? Autant de questions qu’il fallait élucider.
– En effet, dit-elle froidement, ces indications sont on ne peut plus précises. Puis-je savoir d’où vous vient ce papier?
– Eh! madame, fit négligemment Richelieu, qu’importe!… Les indications sont nettes, précises, je vous les donne… N’est-ce pas l’essentiel pour vous?
– Bien, bien!… Mais au fait, j’y songe, ce trésor ne nous appartient pas. De quel droit irions-nous nous en emparer? Ne serait-ce pas comme une manière de… larcin?
Et en disant ces mots, elle le regardait en face.
– Madame, dit l’évêque avec une souveraine dignité, je pourrais vous dire que je suis prêtre et ne saurais par conséquent conseiller une méchante action. Je préfère vous dire que je suis gentilhomme… incapable par conséquent d’une vilenie. Non, madame, ce trésor appartient maintenant au roi, par droit de prise. Il y a vingt ans et plus que ce trésor est sur les terres du roi. La princesse Fausta est morte… ou tout au moins disparue, et d’ailleurs, fabuleusement riche, elle ne se soucie guère de ces millions qu’elle a abandonnés, j’en ai l’assurance. Celui à qui elle les a donnés, son fils – disparu, enlevé, volé, perdu, peu importe, dès le berceau – celui-là n’existe plus. Donc, cet or revient de droit au roi. Et moi-même, qui dévoile l’endroit précis où il est caché, je serais en droit de réclamer ma part. Ceci, madame, est légal.
Et avec un dédain superbe:
– J’espère toutefois que vous me ferez la grâce de croire que je ne chercherai pas à revendiquer mes droits. Quand on s’appelle Richelieu, madame, on donne. On ne vend pas.
Léonora approuvait doucement de la tête.
– Loin de moi la pensée de vous offenser, dit-elle. Ce serait bien mal reconnaître votre générosité. Mais, monsieur, puisque selon vous – et cela doit être, puisque vous le dites – ces millions appartiennent au roi, pourquoi n’avoir pas porté ce document à M. de Rosny, qui cherche de l’argent partout et toujours?
Richelieu, à son tour, la regarda bien en face et, d’une voix basse, mais très ferme:
– Ces millions, madame, m’appartiennent aussi un peu. Il ne tenait qu’à moi de déchirer ce papier. Personne ne les aurait eus. Le roi est le roi – j’ajouterai même que c’est un grand roi. Je suis prêt à donner mon sang jusqu’à la dernière goutte pour son service. Mes forces, ma fortune, le peu d’intelligence que le ciel m’a départi, tout cela est à lui. C’est mon devoir de fidèle sujet. Je dis: mon devoir, madame.
Il prit un léger temps et sa voix se fit plus dure, son visage plus sévère.
– Mais si le roi est un grand roi, il est aussi un époux. Or, madame, la vérité nous oblige à dire que c’est un bien mauvais époux. Et vous devez le savoir mieux que personne, vous, madame, vous qui êtes la confidente et l’amie de notre malheureuse reine (ici la voix se fit émue, attendrie), vous qui êtes témoin des humiliations imméritées qu’on lui inflige quotidiennement… Votre cœur n’est-il pas déchiré de compassion et de douleur à la vue du perpétuel martyre qu’on inflige à notre sainte et douloureuse souveraine? N’est-ce pas une honte que, dans ce pays, la reine, qui devrait être l’objet de la vénération et de l’adoration de tous, soit réduite à se priver de tout pour que les maîtresses du roi puissent jeter l’or à pleines mains? Dites, madame, n’est-ce pas une abomination que la reine soit systématiquement écartée des affaires, alors que les maîtresses du roi assistent aux conseils et se mêlent de discuter des affaires de l’État?
Richelieu se tut un instant, comme si l’indignation l’avait étouffé. Puis, il reprit d’une voix attristée:
– Pour moi, mon cœur se déchire à la vue d’un si douloureux spectacle. Et c’est pourquoi je dis je ferai pour le roi ce que mon devoir de gentilhomme et de fidèle sujet m’ordonne de faire. Mais rien ne pourra empêcher que mes sympathies, très respectueuses, que mon dévouement absolu n’aillent à la reine délaissée, humiliée et martyrisée.
– Monsieur de Luçon, dit gravement Léonora, soyez assuré que la reine connaîtra votre dévouement et les sentiments qui vous honorent.
Comme s’il n’avait pas entendu, Richelieu continua:
– C’est pourquoi, pouvant disposer à mon gré de ce papier, je l’ai porté non au roi, mais à la reine, pour que ma souveraine ait, à défaut du bonheur qu’il n’est pas en ma puissance de lui donner, au moins le réconfort de la fortune. Maintenant, s’il vous convient de refuser en son nom cette fortune, dites-le, madame, et je vous jure qu’ici même, devant vous, je brûle ce papier… Personne autre que la reine ne bénéficiera de cette fortune. J’en ai décidé ainsi.
– Non pas, monsieur… Peste, comme vous y allez! Je ne puis, quant à moi, refuser ce que vous donnez avec une aussi souveraine générosité. Ce papier, je le remettrai moi-même à Sa Majesté. Je lui ferai connaître de qui je le tiens et je lui répéterai les nobles paroles que vous venez de me faire entendre. Il est nécessaire que la reine connaisse les serviteurs au dévouement inébranlable sur lequel elle peut s’appuyer. Soyez, assuré, monsieur l’évêque, que je ferai tout ce qu’il faudra pour dessiller les yeux de Sa Majesté de telle sorte qu’elle voie en vous désormais l’homme de valeur que vous êtes réellement et non pas le jeune homme insignifiant dont vous parliez tout à l’heure. Et avec un sourire entendu:
– Quant à ce papier, la reine décidera si elle doit l’accepter ou le refuser. Mais je ne crois pas trop m’avancer cependant en disant qu’il y a tout lieu de supposer qu’elle acceptera.
Richelieu était mécontent. Il s’était attendu à des transports de joie, à une explosion de reconnaissance se traduisant par des offres fermes et précises. Il se heurtait à une femme plus forte encore qu’il n’avait cru et qui semblait lui faire une grâce en daignant accepter une somme prodigieuse. Et, en fait, de promesses, il n’obtenait que des paroles très vagues. Ce n’était pas ce qu’il avait escompté.
Si maître de lui qu’il fût, malgré lui, il laissa percer une certaine froideur en disant:
– J’espère que Sa Majesté daignera accepter. En tout cas, je crois, d’ores et déjà, devoir vous donner quelques conseils au sujet des dix millions (il insistait sur le chiffre comme pour bien faire ressortir la valeur considérable du cadeau qu’il faisait) qu’il s’agit de retrouver.
– Je vous écoute, monsieur, dit Léonora, qui se mit moralement sur la défensive.
En effet, en elle-même, elle se disait:
– Attention! C’est maintenant qu’il va sortir ses prétentions… S’il n’est pas trop exigeant, on pourra s’arranger… La somme en vaut la peine.
– Vous m’avez fait l’honneur de me demander où je me suis procuré ce papier, et je vous ai répondu que peu importait. Je vais vous le dire maintenant, madame, parce qu’il est nécessaire que vous le sachiez. Ce papier appartenait à une jeune fille qui se nomme Bertille de Saugis.
Léonora tressaillit. Elle murmura:
– Bertille!… Je connais ce nom-là. Mais Saugis! Qui est cette Bertille de Saugis.
– Bertille, madame, dit Richelieu en souriant, est le prénom de cette jeune fille qui habitait rue de l’Arbre-Sec et dont on s’est fort occupé à la cour, parce que le roi en était épris. Saugis est son nom de famille que nul ne connaissait et que je connais, moi.
– Ah! hurla Léonora dans sa pensée, celle que Concini aime! Celle qu’il a enlevée! Celle qu’il tient enfermée dans sa petite maison de la rue des Rats!… Oh! est-ce que l’évêque va me donner le moyen de me venger?… Ah! s’il en est ainsi, Richelieu, demande ce que tu voudras, ta fortune est faite!
Et tout haut, avec un calme qui eût fait l’admiration de Richelieu s’il avait pu soupçonner la tempête qui venait de se déchaîner dans cet esprit soulevé par la jalousie:
– J’y suis maintenant. Vous disiez donc?
– Je disais, madame, que cette jeune fille possédait le papier que je vous ai remis. Je crois – je n’en suis pas sûr, notez bien – je crois que cette jeune fille possède des copies de ce document. En tout cas, ce dont je suis sûr, c’est qu’elle connaît aussi bien que nous toutes les indications qui y sont contenues. Peut-être même en sait-elle encore plus long que je ne pense. Par elle-même, cette jeune fille ne serait guère à redouter. Par malheur, elle s’est éprise d’une espèce de truand, homme de sac et de corde, fort résolu. Il est à craindre qu’elle ne lui dévoile la cachette et que celui-ci, à la tête d’une armée de truands comme lui, ne cherche à s’emparer du trésor.
– Bien, fit vivement Léonora, il faut la mettre dans l’impossibilité de se rencontrer avec ce truand et par conséquent de lui dévoiler la cachette… Je m’en charge, ajouta-t-elle avec une satisfaction féroce.
– C’est cela et ce n’est pas cela, fit tranquillement Richelieu. Je n’ai pas l’habitude de faire les choses à demi. La jeune fille n’est pas à redouter pour le moment parce que je l’ai fait mettre en lieu sûr.
– Vous dites? s’écria Léonora qui se dressa stupéfaite.
– Je dis, madame, fit Richelieu, assez surpris de cette soudaine émotion, je dis que grâce à mes soins, la jeune fille a été enlevée et que je la mets bien au défi de retrouver son amoureux maintenant.
Et sur un geste de Léonora qu’il interpréta mal:
– Oh! rassurez-vous, madame, elle n’est pas morte. (Et avec un sourire sinistre.) Mais c’est à peu près tout comme… Peut-être même vaudrait-il mieux pour elle qu’elle fût morte, en effet.
– Voyons, voyons, dit Léonora, avec une agitation grandissante, c’est bien de la jeune fille qui demeurait rue de l’Arbre-Sec que vous parlez? Celle dont le roi est épris?…
– Celle-là même, madame, dit Richelieu qui ne comprenait rien à cette singulière agitation.
– Et vous dites que vous l’avez fait mettre en lieu sûr?
– Je le dis parce que cela est.
– Mais c’est impossible, voyons!…
– Madame, dit Richelieu avec une assurance qui déconcerta la Galigaï, la jeune fille en question, la demoiselle Bertille de Saugis, pour l’appeler par son nom, a été conduite, hier matin, par son amant, le truand dont je vous parlais tout à l’heure et qui s’appelle, lui, Jehan le Brave, Bertille de Saugis, dis-je, a été conduite, hier matin, chez le duc d’Andilly. À l’heure qu’il est, elle est cloîtrée, par mes soins, chez les dames de Montmartre. Et si bien cloîtrée que, croyez-moi, je n’exagère pas quand je dis qu’on peut la considérer comme morte.
Au fur et à mesure qu’il parlait, Léonora réfléchissait: «Oui, c’est net, c’est précis. Pourquoi mentirait-il? Il ne sait pas. Il ne peut pas savoir. Il faut donc admettre que Jehan a découvert l’enlèvement de sa bien-aimée par Concini, qu’il est allé la lui arracher et l’a conduite chez le duc d’Andilly, un ami, un parent peut-être de la jeune fille. Ah! Povero Concinetto!»
Et tout haut:
– Et vous avez fait cela, vous?… C’est merveilleux, admirable!… Vous ne savez pas quel immense service vous nous rendez et que vous avez droit à toute notre reconnaissance. Richelieu, je vous le dis, demandez ce que vous voudrez. Quoi que ce soit, tenez-le pour accordé.
Richelieu ne comprenait pas. Mais ce qu’il comprenait fort bien, par exemple, c’est que Léonora était très sincère et qu’il venait de s’en faire une alliée qui ne manquerait pas à sa parole. Il pressentit bien qu’il y avait quelque chose de louche, de ténébreux, de terrible peut-être, dans le service que Léonora prétendait qu’il venait de lui rendre. Mais quoi? Il ne savait pas au juste, et au surplus peu lui importait. L’essentiel était qu’il avait atteint son but.
Il s’inclina donc profondément, plus pour dissimuler sa joie qu’en signe de gratitude.
– Mais, fit tout à coup Léonora, puisque cette jeune fille est enfermée dans un cloître – car elle est bien enfermée, n’est-ce pas? vous l’avez bien dit? – oui, puisqu’elle est hors d’état de nuire, que craignez-vous donc?
– Il faut tout prévoir. Ce Jehan le Brave est, paraît-il, un homme redoutable. S’il parvenait à découvrir la retraite de la jeune fille, à la délivrer…
– Bien… alors, il faudrait intervenir, se débarrasser d’elle et de lui. C’est bien cela que vous voulez dire?
– Cela même, madame. Et n’oubliez pas que si la jeune fille est en notre pouvoir, le jeune homme, lui, est libre… et qu’il est à redouter. Je vous ai avertie. Gardez-vous bien, madame, vous aurez affaire à forte partie. Tant que ce loup affamé sera sur votre piste, la réussite de votre entreprise sera compromise. Croyez-moi, frappez! Frappez sans pitié!
– Soyez tranquille, dit Léonora avec une froideur terrible, ni lui ni la jeune fille, si elle s’échappe, ne seront des obstacles à redouter. J’en fais mon affaire. Mais parlons de vous, monsieur de Luçon. Vous venez de rendre à Sa Majesté un service inoubliable. Ce service ne saurait demeurer sans récompense. Parlez, que désirez-vous?
– Madame, dit Richelieu d’une voix tremblante d’espoir, mon désir ardent serait d’être aumônier de la reine.
– Que cela! fit Léonora sincèrement étonnée.
– Je ne suis pas si ambitieux que je le parais, fit l’évêque avec un sourire énigmatique, et je m’estimerai très heureux d’obtenir ce poste.
Et en lui-même, il ajoutait:
– Très heureux, pour le moment… en attendant mieux.
– Soit, dit gracieusement Léonora. Demain, en remettant ce papier à la reine, je demanderai et ferai signer votre nomination. Dès maintenant, vous êtes aumônier de la reine.
Richelieu se courba sur la main de Léonora Galigaï et y déposa un ardent baiser par quoi se traduisait sa reconnaissance.