Concini vit tomber Jehan. Il se redressa lentement et remit en place le coffre qui masquait le trou. Il ne savait pas encore s’il devait se réjouir ou se désoler de la condamnation qu’il venait de prononcer. Il ne savait pas encore si la perte de son ennemi n’entraînerait pas la sienne.
Il entraîna Léonora dans un petit cabinet, et la voix dure, le ton menaçant:
– Pourquoi m’as-tu empêché de le délivrer? fit-il. Crois-tu donc que c’est une histoire inventée à plaisir qu’il m’a contée là?
Léonora était aussi calme que son époux se montrait agité. À cette question, elle répondit d’un air rêveur:
– Peut-être!… Je connais Jehan mieux que toi. C’est une espèce de fou qui a des idées particulières. Je croirais assez volontiers qu’il a menti…
– Si j’en étais sûr, grinça Concini.
– Nécessairement, dit froidement Léonora. Et moi non plus je ne suis pas sûre… Je crois qu’il est incapable de tant de précautions aussi longuement et soigneusement préparées. Je crois qu’il a dit la vérité, quand il a dit qu’il n’avait pas un tempérament de délateur… Ce bravo, ce détrousseur de grands chemins, se mêle d’avoir des délicatesses comme n’en ont pas tous les gentilshommes. Je crois, mais je ne suis pas sûre. Par conséquent, je tiens son histoire pour réelle et véridique. Je commettrais une faute grave si je ne la jugeais pas ainsi.
– Alors, j’en reviens à ma question, dit Concini avec impatience. Si tu crois qu’il a dit vrai, pourquoi m’avoir empêché de le délivrer? Explique-toi une bonne fois, sang Dieu!
Léonora haussa dédaigneusement les épaules:
– Comment n’as-tu pas compris que le délivrer sous le coup d’une menace – car c’est une belle et bonne menace qu’il te faisait – c’était nous livrer à tout jamais à sa merci?
– Parbleu! si tu crois que je ne l’ai pas compris. Mais quoi?… Ne devons-nous pas parer au plus pressé et sauver nos têtes d’abord?
Léonora le considéra attentivement et:
– Demain, dans huit jours, dans un an, tant que le roi vivra, ce bravo serait venu nous menacer. Il aurait pu nous extorquer autant d’or qu’il aurait voulu. Tu lui en aurais donné, Concino?
Concini se promenait rageusement et avec colère, il avoua:
– Que faire à cela?… Je lui aurais donné tout ce qu’il aurait voulu… Je tiens à ma tête, moi!
Léonora sourit dédaigneusement. Et en l’étudiant plus curieusement:
– Et tu aurais renoncé à le frapper… Puisque la menace qu’il t’a faite aujourd’hui, il pourrait la renouveler tant que le roi sera vivant.
Concini se mordit les poings avec fureur, il grommela des imprécations affreuses. Mais il ne répondit pas. Ce qui revenait à dire qu’il acquiesçait.
– Et pourtant, tu le hais bien? dit lentement Léonora.
– Si je le hais! explosa Concini, c’est-à-dire que pour pouvoir le faire mourir à ma guise, lentement, à petit feu, je donnerais dix ans de ma vie!
Encore une fois, Léonora leva les épaules avec dédain. Et d’une voix terrible, à force de froideur:
– Moi, dit-elle, si je haïssais mortellement quelqu’un, ce n’est pas dix ans de ma vie que je donnerais pour l’atteindre. C’est ma vie tout entière, et sans hésitation aucune.
Et comme Concini se taisait, elle reprit avec un calme sinistre:
– Donc tu hais mortellement Jehan et tu n’oses pas le condamner parce que tu as peur pour ta peau. Moi, je ne le hais pas… Mais il s’est dressé devant moi la menace à la bouche, mais il a fait avorter des plans que j’avais lentement élaborés, longuement préparés, mais il est un obstacle vivant à des projets que j’ai conçus. Je ne le hais pas… et je le condamne et il périra, je te le jure.
Concini, frissonnant, la considéra un moment avec une admiration sincère. Au bout d’un instant d’un silence lourd, menaçant, il mâchonna:
– Tu le condamnes! Eh! per la madonna! ce n’est pas moi qui chercherais à le sauver. Mais… en attendant, s’il n’est pas libre demain, son compagnon avisera le roi… C’en est fait de nous.
– Il sera libre demain, dit paisiblement Léonora, et par conséquent son compagnon n’avisera pas le roi.
Concini allait et venait, impatient et nerveux, comme un fauve en cage. Il s’arrêta brusquement devant elle, leva les bras et les laissa retomber d’un air dépité en disant:
– Je ne comprends plus! Léonora eut un sourire aigu.
– Concino, dit-elle, combien de temps le narcotique produira-t-il son effet?
– Une heure environ.
– Nous avons le temps. Tu vas envoyer dans son cachot faire désarmer Jehan. Il faut, tu m’entends, il faut que lorsqu’il sortira d’ici, il soit bien persuadé que tu as voulu réaliser toutes les menaces que tu lui as faites. Il faut, quand on le délivrera ce soir, qu’il soit bien convaincu que tu n’es pour rien dans sa délivrance et que s’il n’avait tenu qu’à toi, il serait mort. Comprends-tu?
– Non! fit rudement Concini.
– C’est cependant bien simple, expliqua Léonora. Que faut-il pour arrêter les divulgations du compagnon de Jehan? Que celui-ci soit libre demain et qu’il puisse se rendre à son audience, si tant est que cette audience existe, ce dont je doute. Donc, ce soir, un ami de Jehan se chargera de le délivrer. À ce sujet, tu me donneras les indications nécessaires pour arriver jusqu’à son cachot.
– Tout cela me paraît bien compliqué. Il était si simple de lui ouvrir la porte tout de suite.
– Oui, mais l’essentiel pour nous est que Jehan se rende bien compte que ses menaces n’ont fait aucun effet sur nous… Crois-moi, Concino, c’est un garçon intelligent, il comprendra et se le tiendra pour dit. Jamais plus il ne s’avisera d’employer un moyen qui lui a si peu réussi.
– Tandis qu’autrement nous l’aurions eu constamment sur nous, sans oser nous en défaire! Je comprends, maintenant, s’écria joyeusement Concini, tu es forte, sais-tu?
– Je le sais, dit froidement Léonora. Jehan sera donc libre ce soir. Ceci me regarde. Et quant au reste, j’en fais mon affaire aussi. Tu peux me croire, Concino, le bravo ne jouira pas longtemps de sa liberté, avant qu’il soit longtemps, il ne pourra plus menacer personne. Je t’en réponds.
Elle était très calme, presque souriante, mais ses paroles avaient été prononcées avec une si implacable résolution que Concini se sentit secoué d’une joie furieuse.
– Comment peut-on parvenir à ce cachot? demanda Léonora.
– Très simple: il n’y a qu’à descendre à la cave. La première porte qu’on trouve à main gauche. Elle est toujours fermée à clé et cette clé, je la cache soigneusement. Cette porte ouverte, on en trouve plusieurs autres, dans un petit couloir. Mais celles-là ne sont fermées qu’au verrou.
– Eh bien! dit Léonora, qui avait écouté attentivement, il faut placer cette clé de façon à ce qu’on la puisse trouver aisément ce soir.
– On peut l’accrocher à la porte de la cave, proposa Concini.
– C’est le plus simple, en effet.
– Je vais la chercher, dit joyeusement Concini, et en même temps, je vais désarmer le brave des braves.
Et heureux de savoir qu’il pourrait, plus tard, poursuivre sa vengeance sans avoir rien à redouter pour sa précieuse carcasse, il s’élança, désinvolte et léger, comme s’il allait à un rendez-vous d’amour.
Quand il fut sorti, une expression de douleur atroce se répandit sur les traits de Léonora, jusque-là demeurés calmes et impassibles. Une flamme de colère et de rage haineuse luisait au fond de ses prunelles sombres, qui détaillaient une à une les splendeurs entassées dans ce petit cabinet, et un soupir qui ressemblait à un sanglot déchira sa gorge.
L’absence de Concini dura à peine cinq minutes. Il était parti joyeux et léger, il revint sombre et préoccupé, ramassé comme pour la lutte, une lueur mauvaise au fond des yeux.
C’est que jusque-là, il avait eu affaire à l’associée avec laquelle il fallait se concerter en vue de parer à un danger qui les menaçait. Maintenant le conseil était terminé, les résolutions prises, le danger écarté, l’affaire liquidée.
Maintenant, il allait se trouver aux prises avec l’épouse trahie une fois de plus, l’épouse jalouse et furieuse, qui, une fois de plus aussi, le prenait en flagrant délit de trahison. Et il prévoyait que l’explication serait orageuse.
Maintenant qu’il était sûr de pouvoir se venger de Jehan, maintenant qu’il était délivré de la menace d’une dénonciation qui pouvait entraîner la mort dans les tortures, maintenant, enfin, qu’il se sentait l’esprit libre de toute préoccupation, il s’était remis à penser à Bertille.
La scène, qu’il savait inévitable, l’horripilait pour lui-même, ce qui n’était que secondaire. Mais elle l’inquiétait pour la jeune fille, qui serait seule menacée, il ne le savait que trop bien.
Léonora, en effet, se montrait impitoyable pour les amours de son époux. À part Marie de Médicis qu’elle feignait d’ignorer, elle ne tolérait aucune infidélité. Trompée, elle l’était sans cesse. Mais sans cesse aussi, elle découvrait la nouvelle trahison. Sans cesse, elle connaissait le nom de la nouvelle maîtresse de son mari et elle frappait sans pitié. En sorte qu’on pouvait dire justement que le baiser de Concini distillait la mort.
Et Concini le savait mieux que personne, lui qui avait vu tomber une à une ses maîtresses, les plus tendrement chéries, toutes frappées par un mal mystérieux et soudain.
Une fois encore, la terrible jalouse avait découvert le nid d’amour de l’infidèle. Une fois encore, elle venait l’y relancer. Un hasard fortuit, un péril commun surgissant inopinément avait retardé l’explication. Elle n’en serait que plus violente, plus terrible peut-être à en juger par le calme affecté par Léonora, plus effrayant, pour Concini qui la connaissait bien, que la plus effroyable colère.
Mais de ce que l’épouse avait découvert le nid, il ne s’ensuivait pas forcément qu’elle avait éventé l’oiseau, c’est-à-dire Bertille. Sinon Concini en serait quitte pour chercher un autre abri. Mais si oui?… Cette pensée le faisait frémir d’angoisse et il tremblait pour celle qu’il aimait.
Peut-être eût-il moins tremblé s’il l’avait possédée. Peut-être même eût-il été enchanté. Il ne se piquait pas de constance dans ses amours. Mais, précisément, il ne l’avait pas eue. Et tous ces obstacles qui semblaient se dresser comme à plaisir entre lui et celle qu’il convoitait ne faisaient qu’exaspérer son désir. Et ce qui n’eût été peut-être qu’un caprice devenait une passion violente, furieuse.
C’est pourquoi, en revenant près de sa femme, Concini avait cet air sombre, agressif que nous avons signalé.
– C’est fait, dit-il en rentrant.
Léonora approuva d’un signe de tête et, ainsi qu’il l’avait prévu, elle commença gravement:
– Assieds-toi, Concini, j’ai à te parler sérieusement.
C’était l’exorde redouté. Concini l’observa à la dérobée. Elle paraissait très calme, un peu grave. Mais elle n’était jamais plus menaçante que lorsqu’elle se montrait ainsi calme en apparence.
Concini se tint prêt à tout. Il obéit cependant et se jeta rageusement dans un fauteuil, en face d’elle. Mais le coup d’œil qu’il lui jeta eût fait pâlir toute autre que la Galigaï.
Cependant Léonora, toujours très calme, reprenait posément:
– Il serait temps, Concino, de pousser Maria à exiger du roi la cérémonie de son sacre toujours retardé.
Concini fut stupéfait. Il s’attendait à une scène de ménage et elle lui parlait politique. Il se garda bien d’ailleurs de laisser voir son étonnement. Mais, plus que jamais, il se tint sur la défensive. Et posément, comme elle:
– Pourquoi? fit-il. Crains-tu donc que, le roi venant à disparaître, on ne fasse état de ce sacre différé jusqu’à ce jour pour disputer la régence à la reine?
– C’est une raison qui a sa valeur et qui mérite qu’on l’étudie sérieusement, dit-elle. Tous les prétextes sont bons pour des agitateurs. Et celui-là en vaut bien un autre. D’autant que le roi, dit-on, a pris des dispositions testamentaires qui réduisent à sa plus simple expression l’autorité laissée à la régente. De là à dire que le roi l’a jugée indigne, il n’y a qu’un pas. On aura tôt fait de le franchir et on ne manquera pas de faire valoir comme argument que le roi s’est toujours refusé à faire sacrer la reine, précisément à cause de cette indignité.
– Mais c’est faux! s’écria Concini, soudain rembruni. Tout le monde sait, à la cour du moins, que le roi se dérobe uniquement parce qu’il a la terreur d’une grande cérémonie. On lui a prédit qu’il n’y survivrait pas.
Léonora eut un sourire livide et:
– Précisément parce qu’on sait que c’est faux, on le soutiendra avec plus d’énergie. Voyons, c’est élémentaire, cela.
– C’est vrai, corbacque! c’est vrai!
– Donc, reprit Léonora en baissant la voix, quand il n’y aurait que cette raison, elle est assez importante pour qu’on la prenne en considération. Mais c’est pour une autre raison, plus grave, à mes yeux, que je crois le moment venu de redoubler d’efforts pour arracher au roi ce sacre et ce couronnement différés depuis dix ans.
– Pour quelle raison?
– Parce que, dit Léonora d’une voix plus basse encore, un astrologue [14] a prédit que le roi n’atteindrait pas sa cinquante-huitième année et mourrait dans un carrosse, à la suite d’une grande cérémonie. Tu entends, Concini: dans un carrosse, à la suite d’une grande cérémonie.
L’époque était tout à la superstition. Le roi, qui pouvait passer pour un sceptique, n’échappait pas à cette contagion. Par suite de la prédiction dont parle la Galigaï, ce n’était jamais sans une secrète appréhension qu’il montait dans un carrosse. Et, depuis dix ans, il reculait sans cesse le sacre de la reine qui, du reste, le harcelait sans trêve à ce sujet.
Concini et sa femme, en leur qualité d’Italiens, étaient plus crédules que quiconque. Ils avaient une foi aveugle dans l’astrologie. Dans ces conditions, on comprendra que les paroles de la Galigaï excitèrent au plus haut point l’intérêt de Concini.
– Eh bien? demanda-t-il anxieusement.
– Eh bien! dit Léonora d’un air rêveur, on ne peut pas contrarier le destin. Je réfléchis que si nous avons échoué dans toutes nos tentatives contre le roi, c’est que nous avons négligé de tenir compte de la prédiction qui est formelle.
– Peut-être, dit Concini très sincèrement.
– Le roi, poursuivit Léonora, va sur ses cinquante-sept ans. Il frise la limite fixée par l’horoscope: premier point. Le sacre de la reine me paraît être la cérémonie désignée. Il est impossible de rêver cérémonie plus grandiose: deuxième point. Le carrosse se trouvera bien aussi… et alors nous aurons, réunies, toutes les conditions prescrites… Concino, si nous ne voulons pas voir crouler tous nos projets, il est temps d’en finir une bonne fois avec le roi… C’est pourquoi je dis: il faut, coûte que coûte, que la reine Maria obtienne cette grande cérémonie du sacre. Il nous faut l’exciter sans trêve pour que, de son côté, elle harcèle le roi.
Concini avait écouté attentivement et, comme à elle, la nécessité de ne pas contrarier le Destin lui apparut impérieuse. Ce fut donc sur un ton très convaincu et avec énergie qu’il dit:
– Tu as raison, il est temps d’en finir. Dès demain, j’entreprendrai la reine. Toi, de ton côté, ne laisse passer aucune occasion de l’exciter.
– Sois tranquille, dit-elle avec un mince sourire. Et elle ajouta:
– Ce n’est pas tout. Une autre affaire très importante.
L’incompréhensible indifférence de la Galigaï augmentait l’inquiétude de Concini qui tremblait sous son masque d’impassibilité. Certainement, elle dissimulait une arrière-pensée, elle méditait un coup.
Quoi?… Il ne savait pas. Mais il sentait que d’un instant à l’autre, elle frapperait et que le coup qu’elle porterait serait terrible, mortel peut-être.
Aussi la suivait-il dans ses tours et détours avec la même prudente attention du duelliste qui ne veut pas perdre une seconde le contact de la lame de son adversaire, sachant que cette seconde de faiblesse ou d’inattention peut lui être fatale.
Léonora, elle, soit qu’elle n’eût aucune arrière-pensée, soit qu’elle suivît un plan nettement tracé, poursuivit de son air paisible:
– J’ai reçu, ce matin, la visite de M. de Luçon.
– Pourquoi ne me l’as-tu pas dit à dîner? s’étonna Concini.
– C’est que tu paraissais pressé. Tu avais affaire en ville, avais-tu dit.
Il n’y avait aucune ironie dans ses paroles. Et elle le regardait toujours de ses grands yeux tendres, passionnément dévoués. Et elle souriait doucement.
– Que voulait-il, ce petit intrigant? fit-il d’un air dédaigneux.
– Il venait demander la place d’aumônier de la reine.
– Pas plus! s’esclaffa Concini. J’espère que tu l’as engagé à attendre quelques années… de longues années?
Et sérieusement:
– Je n’aime pas beaucoup ce jeune prêtre. Il a des allures qui m’inquiètent.
– Il nous a rendu service, ce matin, et je lui ai promis de faire signer sa nomination dès demain, dit tranquillement Léonora.
Concini la regarda d’un air étonné et:
– Diavolo! Il faut donc que ce service soit bien important.
– Il a acheté sa nomination, tout simplement.
– Tu m’en diras tant, sourit Concini. Et cynique, il ajouta:
– Combien?
– Dix millions, laissa tomber négligemment Léonora. Concini bondit, effaré:
– Dix millions!… Je le savais riche… mais tout de même, pas à ce point. Dix millions!… C’est fabuleux!…
– Rassure-toi, Concino, expliqua Léonora, ces dix millions ne sortent pas de sa poche.
– Je me disais aussi!…
– L’évêque nous a apporté le fameux trésor de la princesse Fausta dont tu as entendu parler.
– Il existe donc réellement, ce fameux trésor? haleta Concini, dont les yeux brillaient de convoitise.
– Tout ce qu’il y a de plus réellement. Et voici un papier que m’a donné Richelieu qui indique exactement où on pourra le trouver.
Et elle tendit le petit feuillet à Concini qui le dévora des yeux. Quand elle vit qu’il avait terminé la lecture, elle demanda:
– Crois-tu que Richelieu se soit montré trop exigeant en demandant le poste d’aumônier de la reine en échange de ces précieuses indications?
– Non, cornes du diable! s’écria joyeusement Concini. Je trouve même qu’il s’est montré très modéré. Aussi, dès demain, je demanderai sa nomination… Après tout, Richelieu n’est peut-être pas aussi mauvais diable que je me le figure.
– Il va sans dire, ajouta Léonora avec un sourire qui en disait long, que ces renseignements et ces millions, Richelieu ne les donne pas à nous, mais à la reine.
Concini répondit par un sourire pareil et un geste qui signifiait clairement que la reine ou eux, c’était tout comme.
La joie que lui causait l’annonce inattendue de cette fortune colossale lui faisait oublier momentanément ses inquiétudes au sujet de Bertille et que Léonora n’avait pas dit son dernier mot. Ébloui, il répéta machinalement, comme s’il avait peine à y croire:
– Dix millions!…
Léonora eut un sourire indéfinissable et se penchant sur lui, l’enveloppant des effluves de sa pensée:
– Je te comprends, Concino, tu te dis qu’avec une fortune pareille, même si le roi ne disparaît pas, tu peux réaliser tes plus folles ambitions. L’or est le plus puissant des leviers quand il est placé dans des mains qui savent le distribuer avec à-propos.
– Eh cara mia! avec une somme pareille, j’achète… le roi lui-même, si je veux!
Léonora se pencha davantage et le brûlant de la flamme de son regard, d’une voix basse, sourde:
– Vous avez raison, dit-elle.
Jusque-là, elle l’avait tutoyé. Maintenant, elle lui disait vous. Il n’y avait rien d’extraordinaire à cela. Vingt fois par jour, il leur arrivait de quitter le ton familier pour le ton cérémonieux et ils n’y faisaient pas attention ni l’un ni l’autre.
Pourquoi ce brusque changement rendit-il Concini à ses inquiétudes? Il n’aurait su le dire, mais il eut l’intuition foudroyante que le moment approchait où elle frapperait et que tout ce qu’elle avait dit jusqu’à ce moment n’était que pour amener ce qu’elle allait dire maintenant.
Elle continuait imperturbablement, d’une voix où grondait comme une sourde menace:
– Croyez-vous donc que ces millions qu’on nous donne, nous n’allons avoir que la peine de les prendre et tout sera dit?… S’il en est ainsi, vous vous trompez singulièrement. Ces millions nous seront âprement disputés. Il faudra les conquérir de haute lutte… Et la lutte sera dure, acharnée, mortelle.
Concini se redressa, une flamme sous le sourcil:
– Tant mieux! Bataille!… Je ne demande que cela, moi!… Quoique, à vrai dire, je ne voie pas trop…
– Concini, dit froidement Léonora, pour retrouver le trésor, il va falloir faire des fouilles importantes. Ces travaux ne pourront s’effectuer sans éveiller l’attention de tous ceux qui savent que le trésor est à Montmartre… Et ils sont nombreux.
– Que faire à cela?
– Rien. Je le sais. Il n’en est pas moins vrai que nous aurons, dès ce moment, à lutter contre le roi.
– Corpo di bacco! grommela Concini rembruni.
– Le roi n’est rien! dit Léonora d’une voix tranchante. Nous aurons, et ceci est déjà plus grave, à lutter contre une nuée de prêtres qui convoitent ce trésor depuis qu’ils ont appris son existence, c’est-à-dire depuis plus de vingt ans. Et cela n’est rien!
– Diavolo, diavolo! murmura Concini de plus en plus rembruni.
– Nous aurons contre nous Jehan le Brave. Ne souriez pas dédaigneusement, Concino… Ce jeune homme sera plus redoutable pour nous que le roi et les prêtres réunis. Vous le comprendrez quand je vous aurais expliqué pourquoi. Jehan le Brave, comme le roi, comme les prêtres, ce n’est rien. Cependant vous devez comprendre que ceci est un motif de plus pour qu’il disparaisse. Vous devez comprendre enfin pourquoi, moi qui n’ai pas de haine contre lui, je l’ai condamné.
– Et moi, grinça Concini, en plus des raisons que vous me donnez, j’ai des raisons à moi, que je garde pour moi, qui font que ma haine ne désarmera jamais!… Aussi je vous réponds que ce truand ne périra que de ma main… et dans quels tourments! Tous les tourments d’enfer ne sont rien en comparaison. Et quant à ces dangers que vous me signalez, je ne pense pas que vous ayez dans l’idée de m’amener à renoncer à ces millions?
– Pourquoi pas? dit froidement Léonora en le regardant en face. Si l’entreprise vous paraît au-dessus de vos forces…
Concini eut un éclat de rire:
– Oh! chère amie, il ne fallait pas me parler de ce trésor auquel je ne pensais pas, moi.
Et avec une indomptable énergie, il ajouta:
– Ce trésor nous a été donné par Richelieu; je surmonterai ou supprimerai les obstacles, quels qu’ils soient, mais je vous jure que nul autre que moi ne le possédera!
Léonora le considéra avec une indéfinissable satisfaction. Et elle approuvait doucement de la tête. Elle reprit:
– Je pensais bien que le danger n’était pas fait pour vous faire reculer. Mais si nous voulons mener à bien cette affaire, il est indispensable de considérer en face les obstacles que nous aurons à surmonter. Je continue. Nous aurons contre nous un homme qui, à lui seul, est plus à redouter encore que tous ceux que je viens de vous nommer. Parce que cet homme, en plus de la force et du génie d’intrigue qui lui ont permis, dans sa longue existence, de surmonter toutes les embûches et finalement de terrasser des forces formidables qui eussent pulvérisé tout autre que lui, cet homme, dis-je, aura pour lui la force du droit.
– Qui est-ce? gronda Concini, le poing crispé sur le manche de sa dague, l’œil sanglant, le mufle menaçant.
– Je vous dirai son nom, Concino. Pour l’instant, sachez que cet homme est le propre père de celui à qui appartient ces millions que nous convoitons. Et qu’il défendra furieusement le bien de son fils.
– J’ai entendu dire, fit Concini à voix basse, que la princesse Fausta a donné ses millions à son fils?
Léonora fit signe que oui de la tête.
– Ce fils de Fausta n’est donc pas mort, comme on le croyait? Même signe de la tête de Léonora. Négatif cette fois.
– Qui est-ce?
Léonora pointa l’index vers le parquet et murmura un nom que Concini devina plus qu’il ne l’entendit.
– Oh! fit-il avec stupeur. Je comprends maintenant!… Et dans une explosion furieuse:
– Eh bien, le fils de Fausta est mort!… et tout ce qui se dressera entre cette fortune et moi aura le même sort.
Léonora le considéra avec cette même expression d’indéfinissable satisfaction qu’elle avait eue déjà. Concini reprit avec une froideur menaçante:
– Sont-ce là tous les dangers que nous devons écarter?
– Non, dit nettement Léonora.
Et avec une gravité qui impressionna fortement Concini, elle ajouta:
– J’ai gardé pour la fin le dernier de tous, le plus terrible, le plus menaçant, celui auprès de qui tous les autres ne sont rien.
– Je vous écoute.
Léonora se pencha davantage sur lui et d’une voix basse, grondante:
– Il est une personne qui peut, si elle veut, réduire à néant tout ce que nous pourrons tenter dans cette affaire. C’est la personne chez qui a été pris le papier que vous venez de lire.
– Comment cela?
– Cette personne possède d’autres pièces plus importantes encore. Cette personne peut remettre ces pièces à celui à qui elles reviennent de droit, c’est-à-dire à celui à qui appartient le trésor. Comprenez-vous?
– Je comprends, mâchonna rageusement Concini. Celui-là, muni de ces pièces, n’a qu’à se présenter ouvertement, et nulle puissance au monde ne peut l’empêcher de reprendre son bien. Mais moi, je veux ma place en haut de l’échelle. Tout en haut… au-dessus de toutes les têtes. Avec une fortune pareille on grimpe les échelons quatre à quatre. On trouve les dévouements qui vous facilitent l’ascension. Le tout est de savoir y mettre le prix. La personne dont vous parlez est condamnée… elle est morte comme celui à qui elle pourrait remettre ces fameuses pièces.
Léonora eut un sourire livide et tranquillement:
– Ils ne sont pas encore morts ni l’un ni l’autre, malheureusement, dit-elle. Vous condamnez, Concino, c’est fort bien, et je n’attendais pas moins de vous. Mais peut-être serez-vous moins résolu quand vous saurez qui vous condamnez et qui, par conséquent, vous devrez frapper.
Concini tressaillit. Il pâlit. Il comprit que cette fois, le moment était venu où elle allait livrer enfin sa secrète pensée. Il balbutia:
– Pourquoi hésiterais-je? Je connais donc cette personne? Elle me touche donc de près?
Avec un naturel parfait, mais avec une lenteur qui parut effroyable à Concini, elle expliqua:
– Je ne sais si vous la connaissez, mais je sais que la personne à supprimer est une femme… une jeune fille… presque une enfant.
En disant ces mots, elle le regardait droit dans les yeux.
Concini sentit ses cheveux se hérisser. Le froid de l’épouvante le toucha à la nuque. Il se raidit cependant. Il continua de sourire. Seulement, il se hâta de battre en retraite, c’est-à-dire que l’expression de froide résolution qu’il avait eue jusque-là fit place instantanément à une expression de répugnance admirablement jouée, et avec une moue significative, il dit du bout des dents:
– Une jeune fille!… Presque une enfant!… Oh! diable! J’avoue que…
– Tu vois bien que tu recules, maintenant, dit Léonora. Concini, qui l’écoutait passionnément, ne perçut aucune nuance de dépit ou de contrariété dans son intonation. Elle constatait un fait simplement, presque avec indifférence. Il se dit, à part lui: «Peut-être n’est-ce pas d’elle qu’il s’agit». Et tout haut, laissant percer l’angoisse qui le poignait:
– Qui est-ce? demanda-t-il d’une voix qui semblait implorer grâce.
– Une demoiselle de Saugis, fit Léonora, du même air indifférent. Concini respira et passa une main machinalement sur son front moite.
Déjà Léonora continuait:
– J’avais bien pensé que vous auriez des scrupules. Et pourtant cette jeune fille est l’obstacle le plus redoutable qui se dresse devant nous. Tant qu’elle vivra, nous serons en péril, même si nous réussissons à enlever le trésor. Car ses redoutables documents à la main, elle pourra encore s’adresser au roi, qui nous fera rendre gorge. Heureux encore s’il ne profite pas d’une aussi belle occasion pour se débarrasser de nous radicalement, c’est-à-dire en nous envoyant à l’échafaud.
Concini réfléchissait. Du moment qu’il ne s’agissait pas d’elle, il devenait inutile de jouer plus longtemps la comédie de la générosité.
Il avait repris sa physionomie dure, féroce. Il jeta un coup d’œil inquiet autour de lui. Et pourtant, il savait que personne ne pouvait l’épier. Il baissa la voix pour parler. Et pourtant, il savait que nul, en dehors de Léonora, ne pouvait l’entendre, et il gronda d’une voix rauque, qui n’avait plus rien d’humain:
– Au diable les scrupules, après tout!… Puisque cette jeune fille est gênante, tant pis pour elle, je la supprimerai.
Et un geste violent compléta sa pensée.
Léonora laissa peser sur lui un regard étrange, et avec un sourire terrible:
– Eh bien, rassurez-vous, Concino, la jeune fille n’est plus à redouter…
– Alors, s’étonna Concini, pourquoi m’avoir…
– Je craignais, interrompit Léonora avec un calme effroyable, que vous ne fussiez effrayé par la nécessité de frapper une femme.
Et avec un sourire sinistre:
– Dieu merci! je vois que vous savez admettre les plus fâcheuses extrémités.
Concini haussa les épaules et:
– Alors, tu l’as…
Et une fois encore, le geste traduisit la pensée qu’il n’osait exprimer. Plus brave que lui, elle osa et, sinistre et glaciale:
– Non, je ne l’ai pas fait tuer… À quoi bon? Elle est murée vivante dans une tombe d’où personne au monde ne pourra la tirer… Et peut-être vaudrait-il mieux qu’elle fût morte.
Concini eut un geste d’indifférence. Maintenant qu’il était persuadé qu’il ne s’agissait pas de Bertille, peu lui importait le sort de la jeune fille inconnue séquestrée à tout jamais. Maintenant, il ne demandait plus qu’une chose: c’est que Léonora s’en allât. Évidemment, elle ne soupçonnait pas Bertille, mais tant qu’elle resterait là, la scène était à redouter.
Comme si elle avait deviné son impatience, elle se leva, et doucement, tranquillement, avec un regard chargé de tendresse:
– Alors, tu m’approuves, dis?
Et brusquement, elle lui jeta les deux bras autour du cou, le serra dans une étreinte passionnée, et l’implorant du regard, elle répéta avec une étrange insistance:
– Dis-le, mon Concinetto, que tu m’approuves… quoi qu’il en puisse résulter.
Et avec une sorte d’impatience, il murmura:
– Sans doute… Tu as bien fait.
Une lueur de triomphe irradia son visage. Elle le lâcha.
– Il faut, dit-elle avec ce calme qui déconcertait Concini, il faut nous retirer maintenant. Ah! j’allais oublier: donne congé à tes gens, au moins jusqu’à demain. Il est indispensable que celui qui viendra délivrer ton prisonnier ne soit gêné par personne. De même, il n’est pas mauvais que Jehan se rende compte par ses yeux que tu l’avais bien réellement abandonné ici et qu’il y devait mourir de la mort que tu lui avais choisie.
Sans ajouter un mot, elle fit un au revoir de la tête et, lentement, elle se dirigea vers la sortie, accompagnée de Concini, qui se demandait ce que signifiait cette mansuétude extraordinaire et si elle n’allait pas, avant de sortir, lui asséner le coup fatal, impossible à parer, retardé jusque-là.
Elle franchit enfin le seuil. Il respira, enfin délivré de l’affreux cauchemar. Déjà il poussait allègrement le battant de la porte. Elle se retourna, et, très doucement:
– Il est nécessaire que tu saches exactement qui est cette jeune fille. J’ai oublié de te renseigner: elle est plus connue sous le nom de demoiselle Bertille. C’est celle-là même qui habitait rue de l’Arbre-Sec et dont le roi et toute la Cour se sont occupés un moment.
Concini demeura foudroyé, muet, livide, ivre d’horreur. Et sans le battant de la porte auquel il s’accrochait désespérément, il serait tombé à la renverse.
Léonora l’enveloppa une dernière fois d’un regard où il y avait comme un peu de pitié, un sourire livide passa sur ses lèvres et doucement, sans bruit, à petits pas, elle se glissa dans la rue sombre et déserte, se faufila dans la rue de la Bûcherie, s’évapora comme une ombre.