L’hôtellerie du Grand-Passe-Partout était située rue Saint-Denis, à l’angle de la rue de la Ferronnerie, entre les Saints-Innocents et l’église Sainte-Opportune.
Le quartier était des plus animés, l’auberge, bien achalandée, passait pour une des meilleures. Son enseigne, chef-d’œuvre de ferronnerie portait, au milieu de l’écusson, peinte en un jaune vif et rutilant, une énorme pièce d’or: c’était le Grand-Passe-Partout. Nos pères affectionnaient ces sortes de jeux de mots.
Ce fut là, dans ce petit cabinet où deux jours avant Bertille avait été conduite, ce fut là que Pardaillan conduisit son fils et ses compagnons, à l’exception d’Escargasse qui était resté dissimulé devant la maison de la rue des Rats, avec mission de surveiller l’arrivée de cet ami de Jehan que Léonora enverrait pour le délivrer.
C’était une idée de Pardaillan qui avait pensé qu’il pouvait être utile au jeune homme de connaître le nom de cet ami possesseur de la confiance de la Galigaï. Disons tout de suite que l’ombre qui s’était mise à suivre Saêtta n’était autre qu’Escargasse qui, connaissant très bien Saêtta, n’avait pas eu de peine à le reconnaître, mais qui voulait savoir où allait le bravo.
Pardaillan avait commandé à Dame Nicole, l’accorte patronne de céans, un de ces menus formidables, comme il savait les composer. Il savait que Jehan était à jeun depuis deux jours et qu’il aurait bientôt besoin de toutes ses forces.
Pendant que le dîner se préparait, Jehan avait demandé à Pardaillan, comme un service très important, de vouloir bien se charger de la cassette, précieuse à ses yeux, parce qu’elle contenait les papiers de famille de sa fiancée. Et il n’avait pas manqué de dire à qui appartenait cette cassette et comment elle se trouvait entre ses mains.
Pardaillan avait pris la cassette et, sur un ton étrange:
– Ainsi, dit-il, ces papiers appartiennent à la demoiselle de Saugis?
– Oui, monsieur.
Pardaillan demeura rêveur. Inquiet, Jehan s’informa:
– Est-ce que cela vous ennuie, monsieur, de garder ces papiers? Pardaillan tressaillit, comme s’il revenait de loin, et:
– Pas du tout, mon enfant, dit-il avec douceur. Je vais ranger précieusement le dépôt que vous me confiez et à mon retour, c’est-à-dire dans deux minutes, nous nous mettrons à table.
Rassuré sur une chose à laquelle il attachait grande importance, Jehan dit en riant d’un rire clair et sonore:
– Faites vite, monsieur, s’il vous plaît. Je meurs de faim. J’étrangle de soif… malgré les deux grands verres d’eau que j’ai bus.
Pardaillan ne prit même pas les deux minutes qu’il avait demandées. On se mit à table et, en attendant l’omelette, on attaqua les hors-d’œuvre.
Pendant le repas, Pardaillan expliqua comment il était intervenu dans la délivrance de Jehan.
– C’est extrêmement simple, dit-il d’un air détaché. J’ai eu une explication, le fer à la main, avec le Concini. Je lui ai prouvé qu’il n’était pas de force en le désarmant. Il a voulu s’entêter – c’est incroyable comme ces Italiens sont tenaces – je crois que je lui ai quelque peu froissé les côtes en le serrant de trop près. Il a compris qu’il lui fallait filer doux. En sorte que, lorsque je lui ai demandé de quitter la place et de me laisser maître chez lui une couple d’heures, il ne s’est pas trop fait tirer l’oreille. Et voilà.
On remarquera que Pardaillan ne disait pas un mot de l’entretien qu’il avait surpris entre les deux époux Concini.
Pardaillan avait des idées à lui, qui n’étaient pas les idées de tout le monde. Il avait surpris un entretien. De ce qu’il avait entendu, il faisait son profit, et c’était d’autant plus naturel qu’il se trouvait lui-même clairement désigné et directement menacé. Mais, quant à répéter quoi que ce fût, à qui que ce fût, de ce qu’il avait entendu, il se fût cru déshonoré à ses propres yeux en le faisant.
D’autre part, il n’entrait pas dans ses habitudes de se vanter de ce qu’il avait fait. De tout ceci, il résultait que, fait par lui, le récit de l’entretien qu’il avait eu avec Concini, entretien qui avait été assez mouvementé comme on l’a vu, se trouvait réduit à sa plus simple expression.
Quant à dire que ses auditeurs le crurent sur parole et admirent que Concini avait cédé aussi facilement et aussi simplement que le prétendait Pardaillan, ceci c’est une autre affaire. Il n’y eut guère que Carcagne qui accepta de confiance les choses comme on les lui donnait. Jehan ni Gringaille ne furent dupes. Et Jehan traduisit sa pensée en disant avec un hochement de tête:
– Je crois, monsieur, que les choses n’ont pas dû se passer aussi simplement que vous voulez bien le dire. Quoi qu’il en soit, c’est encore un service que vous me rendez, et non des moindres, puisque vous me sauvez la vie. Mais je n’en suis plus à les compter maintenant et…
– Aussi ne comptez pas, interrompit rondement Pardaillan, et goûtez un peu de ce flan mordoré. Dame Nicole qui les fabrique de ses blanches mains les réussit assez bien.
Pourtant, sans en avoir l’air, Pardaillan activait le dîner.
Bien qu’il n’en eût pas parlé, il n’oubliait pas, lui, la partie de la conversation de la Galigaï et Concini, ayant trait à Bertille de Saugis. La Galigaï avait été on ne peut plus affirmative. Selon elle, la jeune fille, à l’heure qu’il était, était enfermée dans une tombe et mieux eût valu qu’elle fût morte.
Or, Pardaillan sans en rien dire, s’était rendu, dans la matinée, à la maison des Taureaux. À ce moment on lui avait assuré que la jeune fille était dans sa chambre. Il ne s’était pas présenté devant elle, mais il n’avait pas de raison de suspecter les serviteurs de son ami le duc d’Andilly.
Il s’était contenté de recommander de redoubler de vigilance pendant l’absence des maîtres de la maison. Lui-même, il n’avait pas négligé d’explorer les environs de la maison, et n’ayant rien remarqué d’anormal, il s’était éloigné tranquille.
Maintenant, il avait hâte de savoir à quoi s’en tenir. Au fond, il n’avait guère d’espoir. Il avait jugé la Galigaï. Elle ne lui avait pas paru femme à se vanter à la légère. Ce qu’elle affirmait si positivement devait être vrai. S’il n’avait pas entraîné plus tôt le jeune homme rue du Four, c’est qu’il avait vu qu’il avait besoin de refaire ses forces épuisées.
Grâce aux vins généreux qui n’avaient pas été épargnés, grâce à l’engloutissement d’une innombrable quantité de victuailles, Jehan était maintenant remis. En conséquence, laissant Gringaille et Carcagne, inutiles, digérer en paix le mirifique destin qu’il leur avait offert, Pardaillan entraîna Jehan, qui, comme bien on pense, ne se fit pas prier.
En route, Pardaillan, qui avait des délicatesses de femme, prépara habilement, sans lui rien dire de précis, son jeune compagnon à la déconvenue qu’il redoutait.
À l’hôtel du duc d’Andilly, ils apprirent que Bertille était sortie dans la matinée. Et comme Pardaillan regardait d’une façon significative le majordome qui lui donnait des renseignements, le brave homme se hâta d’ajouter:
– Monseigneur et vous-même, monsieur le chevalier, vous nous aviez ordonné de veiller sur cette demoiselle. Vous ne nous aviez pas dit cependant de la garder prisonnière ici, malgré elle.
– Est-ce à dire que la jeune fille s’en est allée de son plein gré?
– Oui, monsieur le chevalier. Et si nous ne nous sommes pas inquiétés, c’est que, à l’observation très respectueuse que je me suis permis de faire, elle-même m’a répondu qu’elle avait besoin de s’absenter. Un devoir impérieux – ce sont ses propres expressions – l’y contraignait. Au surplus, son absence ne durerait que quelques heures et nous n’avions pas à nous inquiéter. N’ayant pas d’instructions à ce sujet, j’ai cru devoir m’incliner devant une volonté aussi nettement exprimée.
Laissons Pardaillan et Jehan interroger les gens du duc dont la bonne foi ne pouvait être mise en doute et expliquons ce qui s’était passé.
Ce matin-là, à peu près vers le moment où l’évêque de Luçon se rendait chez Concini, une vieille femme s’était présentée à la maison des Taureaux et avait demandé à parler à la demoiselle de Saugis.
Le majordome, à qui elle s’adressait, avait répondu qu’il ne connaissait pas la demoiselle dont on lui parlait et, un peu brusquement, il avait voulu éconduire la vieille, tenace.
La fatalité avait voulu que Bertille, de sa chambre, entendît ce nom de Saugis que la vieille criait à tue-tête comme si elle avait escompté ce qui allait se produire. Son nom de Saugis – elle le croyait, du moins – n’était connu que de cinq personnes: le roi, Jehan, Pardaillan (qu’elle ne connaissait encore que sous le nom de comte de Margency), enfin le duc et la duchesse d’Andilly.
Or, de ces cinq personnes, pas une, à l’heure actuelle, ne se trouvait à l’hôtel. Bertille pensa, forcément, que la vieille femme lui était envoyée par une de ces cinq personnes. Le roi la croyait sans doute encore à son logis de la rue de l’Arbre-Sec. Ce n’était évidemment pas lui qui envoyait. D’ailleurs, le roi eût envoyé un gentilhomme, un de ses officiers. Ce n’étaient pas non plus le duc et la duchesse, partis la veille à Andilly, et qui devaient rentrer le lendemain. Donc, ce ne pouvait être que Jehan ou le comte de Margency.
Naturellement, elle pensa de préférence que la messagère lui était envoyée par Jehan. Et aussitôt une inquiétude se leva en elle. Précisément, la vieille, dans la pièce à côté, s’écriait sur un ton revêche, mais avec une conviction impressionnante:
– Si vous ne me laissez pas approcher la noble dame, il arrivera un grand malheur dont vous serez responsable.
Et, sur un ton larmoyant, elle ajoutait:
– Mon bon monsieur, regardez-moi. Dites, que pouvez-vous redouter d’une pauvre vieille comme moi, déjà courbée sur la tombe?
Ces paroles redoublèrent l’inquiétude de Bertille. Elle n’hésita pas. Elle ouvrit la porte de sa chambre et fit entrer la vieille femme. Le majordome avait fait son devoir. Il n’était plus responsable du reste. D’ailleurs, la vieille avait dit vrai: aucune violence n’était à redouter de la part d’une femme courbée, cassée, ne se tenant debout qu’à l’aide du bâton sur lequel elle s’appuyait des deux mains. Il se retira donc discrètement, sans inquiétude. Après tout, ainsi qu’il devait le faire remarquer plus tard, on ne lui avait pas dit de traiter la jeune fille en prisonnière.
La vieille entra donc dans la chambre de Bertille qui la détailla d’un coup d’œil rapide. C’était une très vieille femme, toute petite, très grosse, portant un costume de paysanne, usé, rapiécé, mais d’une propreté méticuleuse. Physionomie bonasse, souriante, plutôt engageante. Une personne plus expérimentée que la jeune fille eût peut-être démêlé sous les sourcils de la vieille une expression astucieuse qui l’eût mise en garde.
Mais Bertille ne s’arrêta qu’aux dehors qui n’avaient rien d’inquiétant.
– Qui vous envoie, brave femme? demanda-t-elle vivement.
– Un gentilhomme à qui il vient d’arriver un accident qui met ses jours en danger, répondit la vieille.
– Jehan le Brave?… s’écria Bertille angoissée et soudain très pâle.
– On ne m’a point dit ce nom-là, fit la vieille en secouant la tête. On m’a dit le chevalier de Par… de Par… devant… d’avant… daillan… Pardaillan, c’est cela.
Bertille tressaillit. Rassurée sur le sort de Jehan, ce nom de Pardaillan, auquel elle était bien loin de s’attendre, prononcé brusquement devant elle, l’intriguait au plus haut point.
– C’est M. de Pardaillan qui vous envoie? fit-elle très étonnée. Mais je ne le connais pas.
– Oh! que si! fit la vieille avec assurance. C’est le même gentilhomme qui vous a conduite ici la nuit dernière. Il me l’a dit, du moins.
– Mais, s’écria Bertille stupéfaite, ce n’est pas M. de Pardaillan qui m’a conduite ici! C’est le comte de Margency.
– C’est cela même, s’écria joyeusement la vieille en tapotant le parquet du bout de sa canne. Ce chevalier de Pardaillan est comte de Margency. Il me l’a dit. Mais, voyez-vous, ma belle dame, ma mémoire se perd au milieu de tous ces noms.
Un vague soupçon effleura la jeune fille. Elle frappa vivement sur un timbre. Une accorte soubrette parut:
– Dites-moi, demanda Bertille négligemment, est-ce que vous connaissez M. le chevalier de Pardaillan dans la maison?
– Sans doute, fit la soubrette. C’est lui qui a conduit madame ici.
– Ainsi, le comte de Margency?…
– C’est M. de Pardaillan, fit la soubrette en souriant. C’est une idée à lui. Il préfère ce nom-là à l’autre, paraît-il.
Bertille remercia et congédia la soubrette d’un sourire.
– Ainsi, fit-elle avec agitation, c’est ce brave gentilhomme qui vous envoie? Et vous dites qu’il est blessé? Grièvement peut-être?… Dites-moi vite. Renseignez-moi.
Mais c’était au tour de la vieille de se montrer méfiante et circonspecte:
– Voire! fit-elle. Je dois, avant, m’assurer que vous êtes bien la personne que ce brave gentilhomme cherche. Il paraît qu’il n’en est pas sûr. Je dois donc vous poser deux questions… Excusez-moi, ma belle dame, j’agis comme on m’a recommandé de faire.
– Voyons les deux questions, consentit Bertille.
– Êtes-vous bien la fille d’une dame qui fut fiancé autrefois à un comte de… Ah! maudite mémoire qui s’en va!… le comte de Vau… Vau… Vaubrun! J’y suis!
– C’est moi-même, fit Bertille sans hésiter.
– N’avez-vous point certains papiers qui concernent ce chevalier de Pardaillan et son fils?
– Quels papiers? fit Bertille de nouveau sur la réserve.
– Ah! dame, je ne sais pas, moi. On ne me l’a point dit. On m’a dit: «Des papiers qui me concernent, moi et mon fils.» Je répète…
– En effet, j’ai des papiers qui intéressent M. de Pardaillan et son fils.
– Alors, fit la vieille avec satisfaction, vous êtes bien celle que je cherche et je vais vous dire ce qu’il en est. Je vous répète, à ma manière, ce que ce digne gentilhomme m’a chargée de vous répéter. Donc, il paraît que ce gentilhomme était un ami de ce comte qui fut fiancé de votre mère. C’est bien. Ce digne gentilhomme s’était promis de vous interroger au sujet de ces papiers. Mais voilà que, il n’y a guère plus d’une heure, il fait une chute de cheval et se fracture le crâne! C’est bien. Non, je veux dire: c’est un malheur!
Il convient de faire remarquer que Bertille n’avait plus aucun motif de suspecter la messagère. Tout ce qu’on lui disait concordait trop bien avec la réalité pour qu’elle pût avoir un soupçon.
Il est à présumer qu’elle avait eu en mains d’autres papiers qu’elle avait détruits et qui lui donnaient des instructions qu’elle seule connaissait. Toujours est-il que, n’ayant parlé à âme qui vive de ses papiers, elle avait tout lieu de croire que nul ne connaissait leur existence. Hormis peut-être celui à qui ils étaient destinés. Et ceci n’était qu’une supposition.
Brusquement, elle apprenait que sa supposition était juste. Ce n’était pas fait pour la surprendre. Pourquoi, puisqu’il savait, le chevalier ne s’était-il pas présenté plus tôt? La réponse était toute faite: parce qu’elle avait caché son nom de famille. Dès qu’elle révélait son nom, le chevalier s’empressait de se faire connaître. Ceci lui paraissait très naturel et lui donnait à supposer qu’elle avait été recherchée.
Aussi se reprochait-elle maintenant d’avoir gardé si longtemps l’incognito. Elle aurait dû faire chercher elle-même le sire de Pardaillan. Mais, puisque jeune fille inexpérimentée, orpheline et sans appui, elle n’avait pu procéder à des recherches, du moins aurait-elle dû ne pas entraver celles du chevalier en cachant son nom. Car elle ne doutait pas que Pardaillan l’eût cherchée.
Ce que Bertille avait résolu de faire pour un inconnu, elle devait le faire à plus forte raison, avec plus d’empressement et de joie, sachant que cet inconnu et le comte de Margency n’étaient qu’une seule et même personne.
Elle était de ces natures généreuses à l’excès qui s’exagèrent les services qu’on leur rend et diminuent à plaisir ceux qu’elles rendent. Pardaillan, lui aussi, était de ces natures-là. Quoi qu’il en soit, elle avait été profondément touchée par la simplicité et la bonne grâce avec lesquelles le comte de Margency lui avait rendu service.
Il n’avait pas rendu service qu’à elle. Elle voyait encore sa mine hautaine, lorsqu’il refusait d’obéir au roi qui lui ordonnait d’arrêter celui qu’elle aimait. Elle le voyait étincelant d’audace et de bravoure, risquant avec insouciance sa vie pour défendre la vie et la liberté de Jehan. Les services rendus à une personne qui vous est chère vous sont autrement précieux que ceux qu’on rend à vous-même.
Elle s’était aussitôt prise d’une affection respectueuse et reconnaissante pour cet homme qui lui était apparu comme un preux, un paladin des temps héroïques. Les propos enthousiastes de l’excellente et tant jolie duchesse d’Andilly n’avaient fait qu’aviver cette affection naissante.
Quant à penser que quelque larron avait profité de son absence pour fracturer ses secrets de famille, cette idée, malheureusement ne lui vint pas.
Elle apprenait tout d’un coup que Pardaillan et le comte de Margency, pour qui elle eût volontiers donné sa vie, n’étaient qu’une seule et même personne. Elle apprenait en même temps que celui qu’elle considérait comme un bienfaiteur, victime d’un accident, était blessé, peut-être mortellement. Sa douleur fut violente, très sincère. Elle devina instantanément que Pardaillan désirait la voir et, oubliant qu’elle était menacée, elle fut prête à tout et s’écria vivement:
– Il veut me voir, n’est-ce pas?
– Oui, ma bonne dame, si toutefois vous voulez bien suivre la mère Marie-Ange, qui est mon nom, pour vous servir.
– Oh! tout de suite, et de grand cœur!
Et sans hésiter, sans perdre une seconde, elle s’en fut chercher dans une armoire des vêtements que la duchesse avait mis à sa disposition, une cape brune qu’elle jeta à la hâte sur ses épaules, sans remarquer l’inquiétante satisfaction que montrait la mère Marie-Ange, puisque tel était son nom.
– Venez vite, dit-elle.
– Une seconde, ma bonne dame. Le gentilhomme vous recommande le secret le plus absolu. C’est toujours rapport aux papiers. Il paraît qu’il y a des mauvais garçons qui ne seraient point fâchés de fourrer leur vilain nez dedans.
Cette recommandation, il faut croire, répondait bien à des choses que Bertille savait, car elle parut la trouver toute naturelle et acquiesça d’un signe de tête.
Cependant, elle ne voulut pas quitter l’hospitalière maison sans prévenir et elle fit appeler le majordome qui, la voyant prête à sortir, s’écria tout ému:
– Madame sort?… Madame sait mieux que personne qu’elle est menacée puisque monseigneur nous a tant recommandé de veiller sur elle.
– Mon ami, dit Bertille avec douceur, il faut que je sorte. Il s’agit pour moi d’un devoir impérieux à remplir et je ne saurais hésiter… quand même il devrait m’arriver malheur. Mais, se hâta-t-elle d’ajouter, rassurez-vous, je ne cours aucun danger, et je serai de retour avant la nuit, très certainement.
Ceci était dit avec une grande douceur, mais sur un ton très ferme. Le majordome, en serviteur bien stylé n’osa pas se permettre d’insister et s’inclina. Sa surprise fut telle, le départ de la jeune fille si précipité, qu’il ne songea pas à lui offrir une escorte. Lorsqu’il y pensa, la jeune fille était déjà loin et il eut beau la chercher dans les environs de la rue du Four, il ne la vit plus.
Cependant, la vieille Marie-Ange, qui paraissait fort ingambe malgré son grand âge et son embonpoint, avait entraîné la jeune fille dans la rue Montmartre, grouillante de monde à cette heure de la matinée, et elles se perdirent dans la foule.
La hâte de Bertille n’excluait pas une certaine prudence et, à tout hasard, elle avait rabattu sur son visage le capuchon de la cape. Dans la rue, elle demanda:
– Où me conduisez-vous, brave femme?
– Au village de Montmartre, ma belle dame.
Bertille n’éleva aucune objection. C’était loin, mais c’eût été plus loin qu’elle n’eût pas reculé davantage. Dès les premiers pas, elles croisèrent le moine Parfait Goulard, ivre, à son ordinaire. Avec cette effronterie insolente qui le caractérisait, il chercha à dévisager la femme qui paraissait vouloir dérober ses traits aux passants.
La mère Marie-Ange avait, paraît-il, des principes sévères. Elle leva hardiment son bâton et lâcha une bordée d’invectives et d’imprécations au religieux sans vergogne qui déshonorait son habit. Elle avait bon bec, la vieille, et elle le montrait. Le moine passa sans insister, en riant de son gros rire égrillard. Cette vigoureuse défense eût rassuré la jeune fille, si elle avait eu des soupçons, mais elle n’en avait pas.
Un peu avant d’arriver à la porte Montmartre, comme elles passaient devant l’église Sainte-Marie-l’égyptienne, devant laquelle Marie-Ange ne manqua pas de se signer dévotement, un mouvement brusque de la jeune fille rabattit le capuchon sur ses épaules. L’espace d’une seconde son joli visage fut à découvert.
Un homme hâve, roux de poil, aux yeux vagues de visionnaire, sortait de l’église, à cet instant précis. Il demeura comme pétrifié sous le porche, les yeux ardemment fixés sur la radieuse apparition. Et une expression de joie extatique illumina ce visage ravagé de damné qui semblait porter l’enfer en lui.
Les deux femmes passèrent la porte et s’engagèrent dans le faubourg.
L’homme se mit à les suivre de loin, dévorant des yeux la fine et gracieuse silhouette de la jeune fille qui se détachait, au loin, sur la route blanche.
Tout en haut du faubourg, elles franchirent le petit pont de pierre qui enjambait le grand égout. Cet égout, bordé de saules, tout comme la jolie rivière de Bièvre qui serpentait mollement à l’autre extrémité de la ville, coulait à ciel ouvert, hors des murs, depuis la porte du Temple jusqu’à la rivière, au-dessous de Chaillot [15].
Le pont franchi, elles prirent à gauche, contournèrent l’enclos de la Grange-Batelière, ayant au centre les ruines de sa chapelle détruite pendant les luttes de la Ligue, et vinrent aboutir à un carrefour où se dressait l’inévitable croix avec son soubassement pyramidal à plusieurs degrés.
Devant cette croix aboutissait un chemin assez raide qui, passant devant la chapelle du Martyr, longeait le mur d’enceinte de l’abbaye, enjambait une sorte de petite place où se dressait le gibet des Dames, passait devant la chapelle Saint-Pierre et dégringolait de l’autre côté de la montagne.
Ce fut ce chemin que prit Marie-Ange. Elle s’arrêta devant l’entrée de l’abbaye. Bertille avait probablement des raisons de se méfier des religieux, qu’ils fussent mâles ou femelles. Pour la première fois, un soupçon l’effleura. Elle s’arrêta et demanda:
– Vous me conduisez donc à l’abbaye?
– Sans doute. C’est là que vous attend le gentilhomme.
– Chez les religieuses? s’écria Bertille avec un mouvement de recul. Sans se démonter, avec un calme parfait, Marie-Ange expliqua:
– Chez les religieuses, oui ou non. Oui, parce que je suis au service des Dames. J’ai mon logis là-haut. Non, parce que je suis maîtresse chez moi. Et c’est chez moi que le gentilhomme blessé a été transporté.
L’explication satisfit la jeune fille. Elle suivit la vieille et franchit le seuil de l’abbaye.
La jolie Claudine de Beauvilliers n’était plus abbesse de Montmartre. Elle présidait aux destinées de l’abbaye du Pont-aux-Dames. Depuis onze ans, les dames de Montmartre étaient placées sous l’autorité de Marie de Beauvilliers. Certains chroniqueurs prétendent qu’elle était la sœur de Claudine. Nous n’oserions pas le certifier.
Marie de Beauvilliers n’avait pas encore vingt-quatre ans lorsqu’elle fut nommée abbesse de cet étrange couvent qui ressemblait à une de ces innombrables maisons de débauche qui pullulaient à l’époque dans Paris, plutôt qu’à une retraite monastique. Jusque-là, elle s’était montrée la digne sœur de ces fantastiques religieuses et sa conduite avait été de tout point à la hauteur de la réputation spéciale de la maison.
Lorsqu’elle se vit abbesse, elle se sentit brusquement touchée de la grâce. Celle qui avait donné l’exemple du dévergondage le plus effréné devint, du jour au lendemain, un modèle d’austérité et de vertu. C’était son droit, pensèrent les religieuses placées sous sa toute récente autorité. Évidemment. Seulement la nouvelle convertie entendit user de cette autorité pour que tout le monde, autour d’elle, fît comme elle et rentrât dans le droit chemin.
Ceci ne fit plus l’affaire des religieuses habituées depuis de longues années à une indépendance d’allures, une licence de mœurs qui, si elles étaient incompatibles avec leur état, ne leur en étaient pas moins devenues très chères. Il y eut des révoltes terribles au cours desquelles la nouvelle abbesse faillit plusieurs fois être assassinée. Les brebis s’étaient changées en tigresses.
Mais la jeune abbesse qui, jusqu’à ce jour, s’était montrée uniquement préoccupée de mille frivolités et d’intrigues galantes, se révéla tout à coup femme de tête, douée d’une indomptable énergie, d’une volonté de fer, et autoritaire en diable. Elle déjoua tous les complots, mata la révolte, brisa toutes les résistances. Les religieuses indisciplinées venaient de trouver en cette jeune femme, grande dame, fort jolie, de manières douces et enveloppantes, un maître impérieux devant lequel tout dut plier. Et celles qui voulurent tenter une dernière et désespérée résistance, apprirent à leurs dépens que cette main blanche, fine et parfumée, cachait une poigne robuste qui ne lâchait plus ce qu’elle avait saisi.
Il fallut se soumettre et revenir à la règle trop longtemps foulée aux pieds. À l’heure où Bertille venait d’y pénétrer, le couvent était rentré dans l’ordre, redevenu ce qu’il n’aurait jamais dû cessé d’être. Maintenant, l’abbesse, en pleine force, puisqu’elle n’avait pas encore trente-cinq ans, régnait sur la communauté en despote absolu et nulle n’eût été assez osée pour lui tenir tête.
Il convient de dire qu’en même temps qu’elle s’occupait du salut des âmes en les forçant à rentrer dans le devoir, Marie de Beauvilliers s’occupait aussi des corps et assurait le bien-être matériel de la communauté avec non moins d’activité et d’intelligente initiative. Elle poursuivait même ce but avec tant d’opiniâtreté, elle se montrait si peu scrupuleuse sur les moyens à employer qu’on eût pu supposer que la grandeur et la prospérité de la maison étaient son seul objectif et que tout le reste n’avait été accompli que dans cette vue. On ne se serait peut-être pas trompé.
Ce qui est certain, c’est que l’abbaye était bien changée depuis que, dans un de nos précédents ouvrages, nous y avons conduit nos lecteurs. Les jours de misère étaient si loin maintenant que jusqu’au souvenir en était effacé. L’abondance régnait dans la maison. Une belle enceinte clôturait le couvent, et on y eût vainement cherché la plus petite brèche par où pénétrer clandestinement. Les murs étaient hauts et bien solides. Les jardins étaient admirablement entretenus. Jardins d’agrément aux épais ombrages, vergers complantés d’une infinité d’arbres fruitiers, potagers, vignes, tout était travaillé avec soin, maintenu en pleine exploitation. Il en était de même des moulins.
Les granges, les celliers, les greniers et les caves regorgeaient de provisions.
Les vaches laitières, les moutons et les porcs, s’entassaient dans les étables et les porcheries. Des nuées de pigeons s’abattaient autour des colombiers. Des centaines et des centaines de volailles de toutes sortes encombraient les basses-cours.
Encore quelques années d’effort et l’abbaye aurait retrouvé le lustre et la splendeur d’antan. Et ceci était l’œuvre de la jeune abbesse, Marie de Beauvilliers, qui avait su se concilier de puissants protecteurs en tête desquels figurait le père Coton, jésuite notoire, confesseur de S. M. Henri IV.
Tout en haut de la butte, ou de la montagne, comme on disait alors, aux alentours de la chapelle Saint-Pierre, se trouvaient les communs, dont une partie dans l’enceinte même et l’autre partie hors de l’enceinte.
Ce qui était à l’intérieur était occupé par des religieuses converses. Plus quelques laïques, femmes non mariées, pauvres paysannes à la dévotion naïve et sincère que la vie du cloître attirait invinciblement et qui, ne pouvant endosser l’habit, se trouvaient néanmoins heureuses et honorées d’être en contact permanent avec les Dames, et vivant la vie commune, de se donner l’illusion de se croire religieuses elles-mêmes. Honneur qu’elles payaient du reste par l’accomplissement des plus basses besognes.
Ce qui était à l’extérieur était occupé par des ménages de paysans au service de l’abbaye.
Ce fut vers les communs que la mère Marie-Ange conduisit Bertille. Au milieu d’un petit jardin entouré d’une haie, se dressait un petit pavillon, d’apparence engageante, enfoui qu’il était au milieu des fleurs et de la verdure. Un perron de trois marches précédait la porte. Marie-Ange l’ouvrit toute grande et s’effaça pour laisser passer la jeune fille, qui entra sans défiance.
La vieille tira vivement la porte à elle. La clé était sur la serrure. Elle donna deux tours, mit la clé dans sa poche et s’en fut tranquillement. En entendant la porte se fermer, Bertille comprit qu’elle était tombée dans un traquenard. Elle se jeta à corps perdu sur cette porte. Trop tard. La clé grinçait dans la serrure. Elle vit une fenêtre. Elle y courut et l’ouvrit. Elle était garnie d’épais barreaux. Elle cria, appela de toutes ses forces. Nul ne répondit à ses appels. C’était une fille de tête. Elle comprit qu’au milieu de cette enceinte, elle ne pouvait être entendue que par des religieuses, lesquelles ayant des instructions en conséquence, se garderaient bien de lui répondre. Et elle se tut.
L’homme avait suivi les deux femmes jusqu’à l’entrée de l’abbaye. Longtemps il resta devant la porte, espérant voir reparaître celle qu’il avait suivie. La nuit vint et la jeune fille ne sortit pas. L’homme se décida à rentrer dans Paris. En s’éloignant, il grommelait:
– Puisqu’elle ne sort pas, c’est que, sans doute, elle a cherché un refuge dans ce couvent. C’est une brave et honnête fille, elle s’est sentie menacée: elle se met hors d’atteinte. Elle a bien fait!… (Il soupira.) Je ne la verrai plus! Qu’importe, après tout!… L’essentiel est qu’elle échappe à la poursuite du loup couronné!… C’est Jehan le Brave qui va être malheureux!… Bah! il fera comme moi, il se résignera.
Il marchait à grandes enjambées. La nuit tombait lentement. On voyait au bas de la montagne, là-bas, aux maisons de la ville, les fenêtres s’éclairer une à une, semblable à des yeux lumineux ouverts sur la nuit.
Il était revenu au carrefour. La croix, dans l’ombre croissante, dressa devant lui ses longs bras de fer, comme pour lui barrer le passage.
Une force mystérieuse l’arrêta. Il leva les yeux et la contempla un moment d’un air illuminé. Puis ses traits prirent une expression de désespoir farouche, un sanglot déchira ses lèvres et brusquement, lourdement, il tomba sur les genoux. Il se frappa la poitrine à grands coups qui résonnaient sourdement. On eût dit qu’il voulait se briser le cœur. Et il râla:
– Jean-François! Jean-François! pourquoi te réjouis-tu du malheur de l’homme qui a eu pitié de toi?… De l’homme qui t’a tendu une main secourable, qui t’a nourri quand tu mourais de faim, qui t’a parlé doucement et t’a réconforté!… Pourquoi te réjouis-tu, Ravaillac?… C’est parce que tu sais que celui-là est aimé… et toi, tu ne le seras jamais!… Tu te disais, tu te criais bien haut: «Tu ne peux être aimé, Jean-François, tu sais bien que tes jours sont comptés… le bourreau a déjà la main sur toi.» Hypocrisie! Ravaillac, hypocrisie!… Au fond, tu espérais que ce miracle s’accomplirait: que tu serais aimé d’elle, toi, le damné, le maudit!… Tu disais: «Lui seul est digne d’être aimé, parce qu’il est bon, brave et généreux. Devant lui, je puis, je dois m’effacer… puisque je suis condamné, moi!» Hypocrisie!… Ravaillac, tu es un hypocrite, un fourbe, un menteur comme l’autre, l’hérétique, le loup couronné!… Tu es jaloux, Jean-François, jaloux de ton bienfaiteur, ton cœur déborde de fiel… Et tu oses t’ériger en justicier!…
Il se meurtrit le front sur la pierre et implora:
– Seigneur! Seigneur! ayez pitié de moi!… Inspirez-moi! Secourez-moi!… Chassez le démon qui me tourmente.
Il demeura longtemps prosterné, priant de toute son âme, sanglotant, hurlant sa peine et sa folie. Peu à peu, le calme descendit en lui, il se redressa, partit d’un pas chancelant, se perdit dans les ténèbres, ombre tragique que la fatalité conduisait par la main.