XXXIII

Le lendemain matin, Pardaillan s’en fut en flânant à l’Arsenal, tout en haut de la rue Saint-Antoine. Il s’était dit en se levant:


– Il y a, me semble-t-il, bien longtemps que je n’ai eu le plaisir de m’entretenir avec M. de Sully. Je crois bien que je lui dois une visite. Je ne veux cependant pas passer pour un ours et un malappris. Allons faire visite à M. de Sully.


Dans l’antichambre, encombrée comme de juste, il heurta un gentilhomme et il s’excusa d’un mot poli. Le gentilhomme répondit par un mot aussi poli. Incident très banal, qui n’eut pas d’autre suite.


Seulement, Pardaillan profita de la minute pendant laquelle il dut attendre le retour du laquais qui était allé porter son nom pour étudier à la dérobée l’homme qu’il avait heurté sans le vouloir.


Ce gentilhomme n’avait cependant rien d’extraordinaire. Le costume qu’il portait avec une certaine élégance était irréprochable. Riche assurément par la qualité de l’étoffe, mais d’une simplicité qui faisait honneur au goût de son propriétaire.


Le gentilhomme, nullement emprunté, allait et venait dans la cohue. Sa démarche était souple et aisée, son attitude pleine d’assurance.


Pardaillan, après avoir, d’un coup d’œil, détaillé le costume, avait dévisagé l’homme. Et un mince sourire avait effleuré ses lèvres. Puis le sourire s’était fondu et il avait eu cette expression particulière de l’homme qui cherche à se souvenir. En effet, il se disait:


– Où diable ai-je vu ces yeux?… Et cette allure, cette démarche?… Malgré le costume, malgré son assurance – trop d’assurance, mordieu! – ce n’est pas un gentilhomme. Et cet accent?… C’est un Italien, certainement… Où diable ai-je vu cet homme?… Où?… Quand?…


Il fut tiré de ses réflexions par le laquais qui venait le chercher. Il le suivit et oublia l’homme qui l’avait intrigué une minute.


La cinquantaine. Front vaste, dégarni de cheveux. Barbe abondante, grisonnante, très soignée. Sourcils épais, œil perçant. Physionomie rude, manières brusques: tel était Maximilien de Béthune, baron de Rosny, duc de Sully, ministre et ami de S. M. Henri IV.


Il vint au-devant du chevalier, comme on va au-devant d’un ami: la main tendue, un sourire cordial aux lèvres. La visite le surprenait. Mais il n’avait garde de le montrer. Elle lui était agréable. Et ceci, il le laissait voir.


Il fit un signe au laquais qui se hâta d’avancer pour le visiteur un fauteuil près de celui de son maître, contre la grande table de travail, encombrée de paperasses, et il ordonna:


– Quand je frapperai, vous appellerez M. Guido Lupini. Le laquais s’inclina silencieusement et sortit.


Les deux hommes s’assirent face à face. Lorsque l’échange de politesses, de rigueur, fut terminé, Sully fixa ses yeux perçants sur les yeux clairs de Pardaillan et, avec une imperceptible pointe d’inquiétude:


– Avec vous, monsieur de Pardaillan, il faut renverser les formules ordinaires. Aussi je ne vous demande pas à quoi je puis vous être utile, mais je vous dis: Quel nouveau service venez-vous me rendre?


Pardaillan prit son air le plus naïf et:


– Je ne viens vous rendre aucun service, monsieur de Sully. C’est vous, au contraire, qui allez me rendre service.


– Aurais-je cette bonne fortune de pouvoir vous être utile? fit Sully d’un air sceptique.


Et gravement, avec une évidente sincérité, il ajouta:


– S’il en est vraiment ainsi, parlez, monsieur. Vous savez que je vous suis tout acquis.


Pardaillan remercia d’un sourire, et avec son même air ingénu:


– Figurez-vous donc, fit-il, qu’à force de vivre à l’écart, comme un ours que je suis, j’ai fini par m’apercevoir que je ne sais plus rien de ce qui se passe. Parole d’honneur, monsieur, je suis aussi ignorant des nouvelles de la cour de France que peut l’être un sujet du sultan de Turquie. J’en suis honteux. Alors, je me suis dit: «Allons voir M. de Sully, qui est bien placé pour savoir, lui. Il me renseignera.»


Si le ministre fut surpris, il n’en laissa rien voir. Il connaissait Pardaillan et savait qu’il n’était pas homme à venir lui faire perdre un temps précieux en bavardages futiles. Cette vague inquiétude qui l’avait étreint ne fit que s’accentuer.


Mais comme il savait aussi que Pardaillan ne dévoilerait sa pensée que lorsqu’il jugerait le moment venu, il se garda bien de le contrarier et demanda:


– Que désirez-vous savoir?


– Tout, mordieu! tout ce qui se passe, s’écria Pardaillan qui, tout aussitôt, précisa. Parlez-moi du roi… de la reine… du sacre de Sa Majesté… Au fait, à quand ce fameux sacre?…


Sully, dont le front s’était rembruni, expliqua comme quoi le roi se faisait tirer l’oreille, malgré que la reine l’obsédât à ce sujet.


Pendant que le ministre parlait, Pardaillan s’était accoudé à la table. Cette table, nous l’avons dit, était surchargée de paperasses. Ses yeux tombèrent involontairement sur un feuillet presque complètement recouvert par un dossier, que son geste machinal avait poussé dessus.


Trois mots et une signature attirèrent son attention: «Trésor, dix millions, Guido Lupini.»


Pardaillan, tout en prêtant une oreille attentive aux propos de Sully, fit cette réflexion que ce Guido Lupini était précisément la personne qui serait introduite quand il s’en irait. Et malgré lui, sans qu’il pût dire pourquoi, le souvenir de ce personnage qui l’avait intrigué un moment lui revint à l’esprit. Il se figura que ce personnage devait être le signataire de cette lettre, demande d’audience assurément, dont il ne voyait qu’un petit bout émergeant de la liasse qui la recouvrait.


Pardaillan avait des intuitions déconcertantes dont il savait tirer un parti immédiat. Ces trois mots: trésor, dix millions, pouvaient se rapporter à mille et un sujets divers, Ce nom: Guido Lupini pouvait être aussi bien celui de n’importe laquelle des personnes qui attendaient dans l’antichambre du ministre.


Mais le personnage qu’il avait heurté avait éveillé en lui des souvenirs qu’il n’était pas parvenu à préciser. Mais il avait reconnu en lui un accent italien et malgré les apparences il s’était dit: celui-là n’est pas un gentilhomme. Enfin ces mots: trésor, dix millions, il les entendait encore revenant sur les lèvres de Concini et de sa femme – des Italiens aussi. Il les voyait dans les papiers qu’il avait parcourus ou étudiés la veille.


– Tout cela se mélangea instantanément dans son esprit et il en sortit cette réflexion qui passa comme un éclair dans son cerveau échauffé:


«Je gage que ce Lupini n’est autre que l’homme que j’ai heurté et dont je ne parviens pas à fixer la ressemblance. Je gage que ces dix millions sont les millions de mon fils.»


Et tout aussitôt, cette autre réflexion obligée, complétant la première:


«Il faut que je sache ce que ce Lupini veut dire à M. de Sully.»


Et ces réflexions n’étaient pas encore achevées dans sa tête que déjà il étudiait le cabinet dans lequel il se trouvait, cherchant quoi?… Il n’en savait encore rien. Cherchant, voilà tout.


Tout ceci, qui a nécessité une longue explication, passa en lui avec la rapidité de la foudre. Et cependant, il continuait de converser paisiblement avec Sully sans que celui-ci pût soupçonner ce qui se passait en lui.


– La reine, dit-il, en réponse à la réflexion du ministre, la reine insistera de nouveau et plus que jamais.


– Qui vous le fait supposer? Vous savez quelque chose? demanda Sully en le fixant.


– Je ne sais rien, fit ingénument Pardaillan. C’est une supposition que je fais.


Et d’un air détaché:


– N’y a-t-il pas certaine prédiction, fâcheuse pour le roi, qui court au sujet de ce sacre de la reine?


– Oui, dit Sully en haussant les épaules. Et le roi s’en inquiète plus qu’il ne convient, à mon sens. Entre nous, je puis bien vous le dire, c’est cette prédiction qui est cause de la résistance que le roi oppose au désir de la reine.


Pardaillan, à son tour, le fixa avec insistance et, devenu brusquement grave:


– Il a grandement raison. Sully tressaillit.


– Vous croyez donc à ces sortes de prédictions? fit-il sans chercher à cacher son inquiétude.


– En général, je suis assez sceptique. Mais pour ce qui est de cette prédiction-là, oui, j’y crois. J’y crois fermement.


Et Pardaillan insista particulièrement sur ces derniers mots, qu’il soulignait encore d’un coup d’œil des plus expressifs.


Sully pâlit légèrement. Il rapprocha vivement son fauteuil en baissant la voix.


– Pour Dieu, parlez, monsieur. Vous savez quelque chose.


– Morbleu, monsieur, je me tue à vous dire que je ne sais rien… Si ce n’est que le roi, à la suite d’une grande cérémonie – le sacre de la reine, par exemple – doit être assassiné dans un carrosse… C’est la prédiction qui le dit, notez bien, ce n’est pas moi.


Cette fois, Sully comprit. De pâle qu’il était, il devint livide. Et la voix étranglée:


– Et vous croyez que la reine…


– Pour Dieu, mon cher monsieur de Sully, interrompit Pardaillan, ne me faites pas dire ce qui n’est pas dans ma pensée… La reine est femme: coquette et tenace. Elle voit dans cette cérémonie une occasion de briller dans ses atours royaux. Elle la réclame à cor et à cri, sans trop se soucier des conséquences qu’elle peut avoir. Au surplus elle ignore, sans aucun doute, que la cérémonie de son sacre est précisément celle visée par la prédiction.


Sully se leva brusquement. Pardaillan le saisit par le bras, et:


– Où allez-vous, monsieur? fit-il très calme.


– Chez le roi! Lui dire…


– Jolie idée! fit Pardaillan en levant les épaules. Eh! morbleu! si j’avais voulu mettre ce souci dans la tête du roi, je ne serais pas venu vous trouver!…


– C’est juste! C’est juste! balbutia Sully, qui se laissa tomber lourdement dans son fauteuil.


– Au surplus, monsieur, continua Pardaillan avec son calme inaltérable, à quoi vous sert-il de vous effarer ainsi? Il n’y a pas péril en la demeure. Puisque je vous dis que le roi ne sera meurtri qu’après la cérémonie, il est clair que, jusque-là, il peut dormir sur ses deux oreilles.


– Vous avez encore raison, monsieur, dit Sully, qui se ressaisissait. Mais cette fois-ci, vous le dites bien, le roi doit être meurtri.


– L’ai-je dit? fit Pardaillan, qui reprit son air naïf. C’est de la prédiction que je voulais parler.


Sully n’insista pas. Il connaissait Pardaillan et il savait qu’il n’en tirerait que ce qu’il voudrait bien dire. Au reste, il se tenait pour dûment averti.


– Pardieu! dit-il, je vais conseiller au roi de refuser formellement et catégoriquement.


Et en disant ces mots, il consultait de l’œil Pardaillan, comme pour lui demander son avis.


– Mauvais moyen, dit nettement celui-ci.


– Pourquoi?


– Parce que si le sacre de la reine est refusé, on peut chercher une autre cérémonie, à laquelle nous n’aurons pas songé, toujours pour rester dans les termes de la prédiction.


– Que faut-il faire, selon vous?


– Accorder, accorder aimablement et fixer une date ferme. De sorte que nul ne puisse douter des bonnes intentions du roi. Nous voici à la mi-mai, le roi pourrait prendre date pour la mi-septembre. Ceci fait quatre bons mois. Ce n’est pas trop pour préparer convenablement une cérémonie de cette importance… Et cela fait toujours quatre mois pendant lesquels notre Sire sera à l’abri de toute tentative criminelle.


– Oui, mais ensuite? fit Sully rêveur.


– Ensuite, vous trouverez des prétextes plausibles pour renvoyer la chose au printemps.


– Et alors?


– Ah! mon cher monsieur, vous m’en demandez trop. Mortdiable! Vous gagnez près d’une année. C’est énorme, cela. En un an, il se passe tant de choses! Tant de gens meurent ou disparaissent… ou changent d’idée. La fameuse prédiction ne sera peut-être plus à redouter.


Et comme s’il avait dit tout ce qu’il avait à dire, Pardaillan se leva pour prendre congé.


Sully lui prit les deux mains, et les serrant à les briser, il dit d’une voix émue:


– Je savais bien que vous étiez venu pour me rendre service. Quand on vous voit apparaître on peut être assuré qu’un danger grave plane sur la maison et que vous arrivez pour l’écarter.


– Bah! fit Pardaillan en souriant; vous exagérez quelque peu. Vous voilà prévenu; vous avez devant vous quelques mois de tranquillité. C’est beaucoup. Vous saurez mettre le temps à profit, je n’en doute pas.


Il disait ces mots d’un air très dégagé, mais la poignée de main dont il les accompagnait avait une signification autrement éloquente que Sully comprit très bien.


– Comment vous remercier, jamais? fit-il d’un air pénétré. Vous donnez toujours et on ne peut rien vous donner.


– Bon, fit Pardaillan en riant de son rire clair, un jour je demanderai à mon tour… et peut-être trouverez-vous que je demande trop.


Ce qu’il y avait peut-être d’un peu amer dans ces dernières paroles fut atténué par le ton et le sourire.


– Ne le croyez pas, dit Sully très sincèrement.


Et il se leva pour reconduire Pardaillan; en même temps, d’un geste machinal, il allongea la main vers un marteau d’ébène placé sur la table et frappa sur un timbre. Ce qui voulait dire qu’il fallait faire entrer le solliciteur dont il avait préalablement donné le nom.


Pardaillan fit deux pas vers la porte et tout à coup, il s’arrêta, et se frappant le front:


– J’ai trouvé! s’écria-t-il.


– Quoi donc? dit Sully étonné.


– Mon cher monsieur de Sully, dit Pardaillan avec cet air figue et raisin qui déconcertait ceux avec qui il était aux prises, vous m’avez demandé comment vous pourriez me remercier, je vous dis que j’ai trouvé.


– Vrai? s’écria joyeusement Sully. Vous avez quelque chose à me demander?


– Oui, quelque chose de très important… pour moi. Et froidement:


– Vous ne sauriez combien il m’est pénible de traverser ces antichambres encombrées – je vous l’ai dit, je suis un ours – ne pourriez-vous pas me faire passer par un chemin où je n’aurais pas à fendre une foule de solliciteurs?


– C’est là ce que vous vouliez demander? fit Sully, ébahi.


– Eh! monsieur, bougonna Pardaillan, ce n’est rien pour vous. C’est beaucoup pour moi. J’ai des idées bizarres parfois.


– Il m’est très facile de vous satisfaire, sourit Sully. Venez, monsieur de Pardaillan.


– Non pas, je vous ai assez fait perdre votre temps. Dites-moi simplement par où je dois passer et reprenez votre travail.


Sully n’insista pas. Il désigna de la main une lourde tenture et expliqua:


– Passez par là. C’est le chemin de mes appartements. Au bout du couloir, à main droite, vous trouverez l’escalier qui aboutit à une cour de l’Arsenal.


Et en souriant:


– Vous pouvez être sûr que vous ne rencontrerez personne par là.


– Bon, songea Pardaillan, c’est ce que je demande.


Il fit un geste d’adieu à Sully qui, sans méfiance aucune, revenait s’asseoir devant sa table, il souleva la portière et disparut.


Il poussa la porte sans la fermer et il resta là, l’oreille dans l’entrebâillement, en songeant:


– Mortdiable! il faut que je sache de quel trésor ce Guido Lupini veut entretenir le ministre.


Cependant le solliciteur était introduit. Dès les premiers mots qu’il prononça, Pardaillan reconnut qu’il ne s’était pas trompé. C’était bien l’homme qui l’avait intrigué, qu’il croyait connaître sans parvenir à préciser où et quand il l’avait connu.


Cet homme, c’était Saêtta.


Si l’on s’étonne de voir Saêtta dans ce magnifique costume qui lui donnait si bien l’air d’un gentilhomme que Pardaillan, au premier abord, l’avait pris pour tel, nous dirons que depuis longtemps déjà, Jehan le Brave pourvoyait à tous ses besoins. Les petits profits qu’il tirait de certaines besognes louches lui restaient donc intégralement. Il les employait à l’exécution de ses projets de vengeance.


C’est ainsi que si Jehan le Brave n’avait en tout et pour tout que l’unique costume qui lui servait hiver comme été, Saêtta, pour l’accomplissement de sa vengeance, avait tout ce qu’il lui fallait.


Si Jehan, toujours large et la main grande ouverte, n’avait jamais une obole devant lui, Saêtta possédait en réserve, et prudemment cachées, une cinquantaine de pistoles. Ce n’était pas énorme. Pour lui, c’était beaucoup.

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