À 14 heures, à Ivry, Épaulard avait pris livraison de la Jaguar verte et de ses papiers. La machine datait de 1954. La suspension était infecte, l’acide échappé des batteries successives avait foré des trous dans la paroi séparant le moteur de l’habitacle. Épaulard recevait sur les genoux un courant d’air hivernal. Il regagna Paris, retrouva ses compagnons place d’Italie. Tous montèrent à bord. Épaulard laissa le volant à D’Arcy. Les mains de l’alcoolique tremblaient. Elles se posèrent sur le volant et cessèrent de trembler. La voiture reprit doucement le chemin de la porte d’Italie. D’Arcy faisait connaissance avec la mécanique. Les quatre hommes fumaient sans arrêt et jetaient leurs mégots sur le plancher. D’Arcy s’engagea sur l’autoroute du Sud, il s’enhardissait, il poussa la machine. À moins de 120 km/h, elle se mit à flotter et à tressauter. D’Arcy poussa un grognement, se cramponna au volant, accéléra encore, mais les vibrations devenaient terrifiantes, le train arrière se barrait de tous côtés, pire que Sophia Loren, le conducteur leva le pied, redescendit à cent, s’essuya le front avec la manche.
— Salaud de Pépito, observa Épaulard, il m’a promis qu’elle montait à cent quarante.
— Avec les routes qu’on prend, de toute façon, dit D’Arcy, l’occasion se serait pas présentée. Ça ira comme ça.
Il quitta l’autoroute à Longjumeau, repartit vers Paris par toutes sortes de petites routes et de rues, testant les comportements de l’auto, dans les virages, lors des freinages, sur les pavés. On finit par rentrer dans Paris par la porte d’Orléans.
— 5 heures moins 20, observa Épaulard. Dépêchons-nous avant les embouteillages.
À 5 heures de l’après-midi, la Jaguar se rangea sagement au troisième sous-sol du parking Champs-Élysées-George-V. On ferma les portières, on prit l’ascenseur pour sortir, puis le métro jusqu’à Concorde, et l’on monta chez Épaulard pour attendre.
— C’est pratique chez toi, observa D’Arcy, c’est à deux pas de l’ambassade.
On s’installa dans le bureau pour jouer au fuck-you-buddy avec des allumettes de cuisine en guise de jetons. À mesure que le temps passait, les joueurs devenaient plus nerveux. D’Arcy et Meyer finirent par quitter la table, ils s’installèrent dans la chambre d’Épaulard. L’alcoolique demeura immobile, silencieux, fumant, ne faisant rien, les mains tremblantes, tandis que Meyer s’allongeait sur un coude sur le lit et essayait de lire Les morts s’en foutent, de Jonathan Latimer, au titre peu réconfortant. Épaulard et le Catalan demeurèrent dans le bureau et jouèrent aux Sables Mouvants, un stud vicelard où la carte en main est variable à chaque tour, et fait joker si elle est appariée avec une carte découverte. Buenaventura gagnait régulièrement.
— T’exagères, affirma Épaulard.
— Le poker, c’est mon gagne-pain, rétorqua le Catalan. Ma seule source de revenus honnête.
— T’appelles ça honnête !
Buenaventura ricana.
— De quoi te plains-tu ? On joue pas de blé.
D’Arcy sortit de la chambre.
— Il est 7 heures, on pourrait peut-être aller bouffer.
— Si tu veux l’avis du spécialiste, dit Épaulard, on ne va pas bouffer. Histoire d’avoir le ventre vide si on se chope une balle dedans.
— Il est réconfortant, ce mec, dit D’Arcy.
— Pour voir, dit Épaulard à Buenaventura en égalisant le tas d’allumettes.
— Trois valets.
— Merde.
Le Catalan ralla les allumettes. D’Arcy, voyant qu’on ne s’occupait plus de lui, regagna la chambre en maugréant. Un peu plus tard il fut 8 heures du soir, Épaulard annonça qu’il était temps de se mettre à l’ouvrage. D’Arcy quitta les lieux, muni d’un manche de tournevis et d’une série de lames interchangeables. Il s’arrêta au bout de la rue pour s’envoyer un double Ricard dans un troquet, puis il se rendit à pied place de la Concorde, poursuivit son chemin en direction de l’Étoile. Il examinait les automobiles en stationnement. Non loin du Petit Palais, il découvrit un break Consul, une vitre ouverte. Il pénétra à l’intérieur, mit dix bonnes minutes à fermer le contact et débloquer le Allant. Il démarra et se lança dans la circulation encore assez chargée, fit un détour pour retomber rue de Rivoli dans le sens est-ouest, trouva à se garer, s’envoya un autre double Ricard et remonta chez Épaulard.
— Grouillons-nous, conseilla-t-il. Je suis sur une station de taxis.
— Bougre de con, dit Épaulard en lui tendant un automatique que l’ivrogne empocha.
Les autres étaient fin prêts, le flingue dans la poche, des baskets aux pieds sauf Épaulard qui portait des chaussures de cuir, tous en pull et veste. On descendit vivement l’escalier, on gagna la rue de Rivoli, on frissonnait dans l’air froid, on monta dans la Consul, on fila vers l’Étoile.
21 h 10.
Place de l’Étoile, circulation fluide, un léger crachin glacé, on vira, la Consul enfila l’avenue Kléber. Épaulard comptait les feux rouges.
— Prochaine à droite.
— Je sais, dit D’Arcy.
Étrécissant l’œil, Épaulard scrutait les véhicules en stationnement, les trottoirs.
— Voilà, stop !
La Consul franchit l’intersection, mit son clignotant et s’arrêta sur le passage pour piétons. Épaulard et Buenaventura descendirent.
— Cinq minutes exactement et Meyer entre, dit Épaulard. Cinq minutes de plus et tu arrêtes la voiture en double file devant le boxon.
— On sait, dit D’Arcy.
La portière claqua. La Consul repartit pour parcourir un bref circuit qui la ramènerait au même endroit quelques minutes plus tard. Épaulard et le Catalan s’engagèrent dans la rue du bordel. La première porte, en haut de trois marches, était de bois brun verni, avec un guichet. Des lettres minuscules en métal doré, pratiquement indistinctes, indiquaient : CLUB ZÉRO. Épaulard sonna brièvement, attendit.
À cinquante mètres de là, dans la Triumph Dolomite que l’ambassadeur Poindexter utilisait pour son escapade hebdomadaire, et qui était convenablement garée le long du trottoir, l’agent Bunker abandonna la lecture de Ramparts pour examiner les deux hommes qui se présentaient là-bas, à l’entrée du bordel. Il remarqua que l’un d’eux portait des baskets. Il poussa du coude l’agent Lewis qui somnolait à côté de lui et, du menton, lui indiqua l’objet de son intérêt.
— Un vieux beau et une petite tante, estima l’agent Lewis.
Le guichet s’ouvrit dans la porte, sur un visage de noiraude bien coiffée, les yeux faits, la lèvre boudeuse.
— Messieurs ?
— Je ne suis pas venu ici depuis fort longtemps, murmura Épaulard avec urbanité. Nous ne nous connaissons pas et j’imagine que vous ne me permettriez pas d’entrer sur ma bonne mine. Je ne suis pas membre du club, mais j’ai la recommandation d’amis dont Mme Gabrielle reconnaîtra les noms.
À titre d’exemple, il donna le sobriquet puéril qu’un sénateur utilisait, dans les années 50, lorsqu’il fréquentait l’établissement.
— Un petit instant, je vous prie, monsieur, dit la noiraude et le guichet se referma.
Épaulard consulta sa montre. Cent dix secondes s’étaient écoulées. Il s’en écoula trente encore, puis la porte s’ouvrit ; une dame en tailleur Chanel se tenait dans l’entrée, la noiraude un peu en retrait, des tentures fermées derrière les deux femmes.
— Votre visage ne me dit rien, déclara Mme Gabrielle. Mais si vous connaissez Bichon… Je puis vous accueillir au bar, monsieur… ?
— Lucas, dit Épaulard. Et voici Georges, mon protégé.
Buenaventura baisa la main de la dame, qui fut charmée modérément.
— Bien, bien, dit-elle. Entrez.
On franchit les tentures, on se trouva dans un hall faux Louis XV d’où s’envolait un escalier tournant. Mme Gabrielle pilota les deux nouveaux venus vers une porte du rez-de-chaussée. On déboucha dans un bar aux lumières tamisées, toujours du faux Louis XV, des lys dans des vases, un téléphone rouge sur le comptoir. Derrière le comptoir, un barman en veste blanche, baraqué, une calvitie plus que naissante, une moustache touffue, il ressemblait au saxophoniste Guy Lafitte. Devant le comptoir, perché sur un des tabourets, un grand jeune homme aux cheveux blonds en brosse, une Chartreuse devant lui, lisait The Greening of America en édition de poche. Deux minutes s’étaient écoulées depuis qu’Épaulard et Buenaventura étaient descendus de la Consul. Mme Gabrielle toisa le Catalan. Sa mise miteuse lui inspirait de la défiance.
— Vous appréciez la simplicité, je dirais presque la rudesse, de mon protégé, susurra Épaulard.
La maquerelle lui jeta un regard de biais. Ça, c’était un véritable homme du monde. Elle se détendit.
— J’offre le premier verre, dit-elle et elle s’apprêtait à passer derrière le comptoir quand l’agent Ricardo leva discrètement les yeux de son pocket book pour considérer les arrivants, remarqua la bosse que faisait la poche de Buenaventura, estima aussitôt que le jeune homme portait une arme et plongea la main dans son veston.
Épaulard empoigna un pied du tabouret et le renversa. L’agent Ricardo tira à travers sa poche, la balle se logea dans le plafond, la détonation étouffée par le tissu pouvait se confondre avec le départ d’un bouchon de champagne. Épaulard assomma aussitôt l’Américain d’un coup de crosse sur le crâne. Simultanément, Buenaventura avait tiré son propre 7,65 dont le canon se braqua sur le barman.
— N’essaie pas de plonger sous le comptoir, dit le Catalan. Tourne-toi, mets les mains contre les bouteilles, le poing fermé. Ne déplie pas les doigts.
Le barman obéit. Mme Gabrielle se tenait absolument immobile.
— Il n’y a pas d’argent ici, dit-elle.
— Vous êtes une menteuse, chère petite dame, lui dit Épaulard en reculant vivement vers la porte d’entrée du bar, et au moment où la soubrette surgit, attirée par le bruit, il lui décocha un coup de poing dans la mâchoire et la fille tomba comme un sac.
Deux minutes et demie.
Épaulard continua à reculer, franchit le seuil du bar, tendit la main, arracha les tentures de l’entrée, revint dans la salle. Il déchira les tentures. La noiraude, l’agent Ricardo et le barman (préalablement assommé d’une manchette à la nuque) se trouvèrent bientôt ligotés et bâillonnés. Il se retourna vers la maquerelle.
Trois minutes et demie.
— Combien de personnes à l’intérieur de votre palace, en ce moment ?
La maquerelle ne répondit rien. Épaulard saisit le couteau dont le barman se servait pour tailler les citrons. Il s’approcha de la femme.
— Je suis pressé. Répondez-moi ou bien je vous élargis la bouche avec ce couteau.
— Trois clients et trois filles, dit très vite la maquerelle. Il est encore très tôt, expliqua-t-elle.
— Tu en attends d’autres ?
— Oui.
— Quand ?
La maquerelle regarda le couteau.
— Ils vont arriver. Tu ferais mieux de laisser tomber, mon gars.
— Dans quelle chambre se trouve l’ambassadeur Poindexter ?
— C’est pour lui que vous êtes venus ? Vous êtes des gauchistes ?
— Ta gueule. Dans quelle chambre ?
— La chambre bleue, soupira la maquerelle.
— Où est-ce, cette chambre bleue ?
Quatre minutes.
— Premier étage. Deuxième porte à droite.
— Bon, dit Épaulard en ramassant ce qui restait de tentures.
— Vous ne vous en tirerez pas, dit la maquerelle. Je suis protégée. Personne ne peut me faire ça et s’en tirer. Vous feriez mieux de… Oh, je vous en prie, ne me bâillonnez pas, je suis très nerveuse, j’ai peur d’étouffer.
— Ta gueule.
Épaulard attacha la femme, lui entortilla la tête dans les draperies, fit des nœuds. La maquerelle gémissait confusément.
Cinq minutes.
Meyer sonna à la porte de la maison de rendez-vous. Dans la Triumph Dolomite, l’agent Bunker se pencha en avant.
— Encore un jeune type avec des chaussures de sport, observa-t-il d’un Ion pressant. Nous ferions mieux d’aller voir. Ça pue.
— Oh, enfer, jura distraitement l’agent Lewis qui mit le contact.
Là-bas, la porte du bordel s’ouvrit, Meyer pénétra à l’intérieur, Épaulard l’accueillit.
— Tu montes avec moi, dit le quinquagénaire. Buen reste au bar à surveiller.
En face de la maison de rendez-vous, au numéro 2 de la rue, au premier étage, un pâle truand nommé Bouboune, surnuméraire d’une fraction interne du SDECE, s’emmerdait ferme à côté de sa caméra Sankyo et de son litron de Corbières vdqs. Il nota tout de même avec intérêt que la Triumph de l’ambassadeur américain déboîtait et s’amenait à petite vitesse à la hauteur du Club Zéro.
Au premier étage du claque, seconde porte à droite, Épaulard et Meyer, l’arme au poing, firent silencieusement irruption dans la chambre bleue. L’ambassadeur Poindexter fut très surpris. Il n’était pas encore passé à l’acte. Assis dans un fauteuil, tout habillé, congestionné, une fine à la main, il regardait sa call-girl favorite à peu près complètement nue qui ôtait lentement ses bas. C’était une blonde superbe et laiteuse, aux joues creuses, à l’expression généralement méprisante. Elle étouffa un petit cri et se tint tranquille, sourcils haussés. Meyer pointa son automatique sur Poindexter.
— Personne ne bouge, commanda Épaulard à mi-voix.
Il passa derrière la fille.
— Ne t’inquiète pas, nous ne sommes ni des gangsters, ni des sadiques, murmura-t-il. Décontracte-toi, je vais t’assommer mais ça ne se verra pas.
La fille se décontracta avec philosophie. Épaulard lui assena une manchette à la nuque et comme elle tombait la retint, touchant avec plaisir son sein ferme. Il l’allongea sur le lit, l’attacha avec ses vêtements, lui mit un bas entre les dents et lui enfila l’autre sur la tête.
— Pitié ! dit Poindexter.
— Ta gueule. On ne te fera pas de mal si tu obéis. Tu comprends le français ?
— Oui, oui, bien entendu.
L’ambassadeur chevrotait.
— Pitié, répéta-t-il. J’ai une femme.
— Ta gueule. Lève-toi. Meyer, sors devant lui. Suis-le, toi. Allez, avance. Obéis et tout ira très bien. Si tu n’obéis pas, je te tuerai. C’est compris ?
— Oui. Pitié.
— Ta gueule. Allez. Plus vite.
Huit minutes.
Le groupe atteignait le rez-de-chaussée. On sonna à la porte d’entrée. Épaulard poussa Poindexter dans le bar.
— Meyer, garde-le. Arrache les fils du téléphone. Je vais ouvrir. Reste là, Buen.
Sa main droite tenant son automatique derrière son dos, Épaulard alla entrouvrir la porte. L’agent Bunker se tenait sur le seuil. Il considéra Épaulard.
— Monsieur ? demanda le quinquagénaire.
— Voulez-vous dire à Mme Gabrielle qu’il y a un message extrêmement urgent pour l’Américain, dit l’agent Bunker avec un fort accent.
— Avec plaisir, dit Épaulard. (Par-dessus l’épaule de l’agent Bunker, il voyait la Triumph arrêtée en double file, moteur en marche, un homme au volant.) Veuillez entrer, il va vous falloir attendre un instant au bar.
Huit minutes quarante.
D’Arcy achevait son second parcours avec un peu d’avance. Il s’arrêta sur le passage pour piétons, à l’angle de l’avenue Kléber. De là, il apercevait la porte de la maison de rendez-vous, le battant entrouvert, l’homme debout sur les marches. Il fronça les sourcils.
— Non, merci, dit Bunker qui fit un pas en arrière.
Prenant le risque que le coup parte, Épaulard frappa sauvagement l’homme à l’épigastre avec le canon de son arme. Bunker poussa un soupir terrible et tomba en arrière. Épaulard voulut le saisir au collet pour l’attirer à l’intérieur comme si de rien n’était ; il n’en eut pas le temps, sa main se referma sur la cravate rayée de l’agent qui n’en bascula pas moins, pendit un instant au bout de la cravate, puis Épaulard lâcha prise et Bunker tomba sur le dos sur le trottoir et perdit son chapeau.
D’Arcy lança en avant le break Consul.
Le truand Bouboune saisit sa caméra.
— Amenez-vous ! Amenez-vous ! Amenez-le ! cria Épaulard à l’adresse de ses compagnons car il voyait arriver la Consul ; simultanément l’agent Lewis descendit de sa Triumph côté chaussée et braqua un S&W Bodyguard Airweight sur l’ancien FTP. Aussitôt, Épaulard fit feu. Le pare-brise de la Triumph éclata. L’agent Lewis plongea sur la chaussée. D’Arcy qui arrivait, au lieu de stopper, donna un brusque coup d’accélérateur et écrasa l’homme.
— Pour la discrétion, on est marrons, déclara-t-il en arrêtant la Consul.
Le truand Bouboune avait mis sa caméra en marche et filmait la rue avec excitation.
Au bruit du coup de feu, des fenêtres s’ouvrirent, deux ou trois, aux façades des immeubles. Et dans un grand bruit de moteur, deux policiers motocyclistes débouchèrent d’une porte cochère, à l’autre bout de la rue, et foncèrent vers le claque d’où Meyer, Buenaventura et Épaulard sortaient en traînant l’ambassadeur raide de frousse.
— Barre-toi ! cria Épaulard à D’Arcy car il venait de décider de se rendre pendant qu’il en était temps encore, pendant qu’il n’y avait pas encore mort d’homme (espérait-il).
— Au cul la vieille ! répliqua D’Arcy en descendant de la Consul et il ouvrit le feu sur les motards.
La première balle passa trop haut. La seconde fracassa l’épaule du premier flic qui dégringola bruyamment avec sa machine. Sur ce, le pistolet s’enraya.
— Ma foi, tant pis, dit Épaulard en braquant son arme.
— Ma foi feu, ajouta Buenaventura qui avait le sens de la citation, et les deux hommes tirèrent en direction du second motard qui sauta en voltige de son engin.
À sa fenêtre, le truand Bouboune jubilait et filmait.
La moto du flic rebondit d’un bord à l’autre de la rue en cabossant les voitures en stationnement, puis s’effondra sur le côté.
Neuf minutes et demie.
Le motard à l’épaule fracassée se tortillait au milieu de la rue. Le second flic était étendu sans connaissance sur le capot d’une 404. Le blessé tira son arme. Meyer et Épaulard chargeaient sans ménagement l’ambassadeur à l’arrière de la Consul. Debout près de l’auto que Buenaventura contournait dare-dare pour prendre place à droite du conducteur, D’Arcy remarqua les mouvements convulsifs du flic blessé qui semblait bien décidé à envoyer la purée. Empochant son automatique enrayé, l’alcoolique tira de sa veste un lance-pierre Manufrance à corps d’aluminium, le chargea d’une bille d’acier, banda le caoutchouc. Impossible, pensa le motard, ce type me vise avec une fronde et il entendit le caoutchouc se détendre brutalement et la bille d’acier l’atteignit en plein milieu du casque, perfora le casque, perfora la tête, le motard ahuri tomba sur la figure, mort.
D’Arcy remonta dans la Consul. Tout le monde était à bord.
— Pitié ! Pitié ! continuait à geindre l’ambassadeur, ce qui emmerdait les ravisseurs mais pas plus que ça.
D’Arcy fit marche arrière à toute vitesse. L’agent Lewis, qui se trouvait sous le break, à moitié mort, poussa un hurlement lamentable quand les pneus avant passèrent de nouveau sur lui. La voiture alla jusqu’au coin de l’avenue Kléber, puis repartit en marche avant, virant dans l’avenue, filant vers l’Étoile à grande allure. Il était 10 heures moins 20 du soir.
— Je suis un assassin, à présent, dit D’Arcy.
— Calme-toi, dit Épaulard. Tu as renversé un agent américain et assommé un flic. C’est tout.
— J’ai tué ce flic.
— Avec un lance-pierre ?
— Je l’ai tué, répéta D’Arcy d’une voix tranquille. Je voudrais me soûler jusqu’à perdre conscience.
— C’est pas le moment, dit Buenaventura.
À 10 heures moins le quart, la Consul entra au parking des Champs-Élysées. On changea de voiture au troisième sous-sol. Attaché et bâillonné, un sac sur la tête, l’ambassadeur Poindexter prit place dans le coffre de la Jaguar verte. Cependant Épaulard briquait soigneusement le volant et les commandes de la Consul, ainsi que les poignées des portières. Il rejoignit ensuite les autres à bord de la Jaguar, qui quitta le parking par la sortie de l’avenue George-V. Utilisant la voie express rive droite, la voiture atteignit le boulevard périphérique peu de minutes après 22 heures. Elle quitta Paris par la porte de Bercy, quelques instants seulement avant que la porte soit bouclée par des forces de police qui, à présent partout alertées, se dressaient et sillonnaient la nuit.
Ensuite, les choses furent moins tangentes, quoique plus compliquées. La banlieue était un lacis de rues à travers quoi Épaulard avait élaboré un itinéraire minutieux. Au-delà de Chelles, à travers la campagne qui commençait, foisonnaient les petites routes. Les forces de l’ordre n’étaient nullement en état de tout barrer. Un peu après minuit, ayant mis plus de deux heures pour couvrir moins de soixante kilomètres à vol d’oiseau (mais plus du double au compteur), la Jaguar verte atteignait la fermette de Couzy. À ce moment, il se mit à neiger.