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— Vous ne pouvez pas faire ça ! cria Goémond.

— Bien sûr que si, je le peux, Goémond. Pour qui vous prenez-vous ? répondit le chef de cabinet.

— J’ai agi selon vos instructions.

— On a crié votre nom dans les rues de Paris, cet après-midi, dit le chef de cabinet. On a crié : « Goémond salaud, le peuple aura ta peau » et « Goémond, sale con, on en fera du saucisson ».

— Ce sont des menaces de mort.

— Ne dites pas d’inepties, Goémond.

— Bon, alors, je vais dire une chose sensée, déclara le commissaire d’une voix blanche. Est-ce que vous croyez vraiment que c’est le moment de prêter le flanc au scandale en me vidant ?

— Vous n’êtes pas vidé, vous êtes suspendu.

— Répondez à ma question ! cria Goémond.

— Si je veux ! hurla le chef de cabinet en se levant, le visage empourpré. Goémond, vous avez intérêt, vous avez tout intérêt à en rabattre ! Vous m’entendez, commissaire ? À en rabattre ! Asseyez-vous, d’abord !

Goémond s’assit, muet. Son interlocuteur arpenta le bureau à grands pas rageurs.

— Vous vous croyez un peu trop, commissaire, depuis quelque temps. Vous croyez peut-être que vous êtes au-dessus des lois ? Vous avez mené cette opération avec une brutalité qui ne peut pas être tolérée et qui ne le sera pas. De votre propre chef…

— De mon propre chef ? coupa Goémond.

— Taisez-vous ! Vous n’êtes pas en position pour m’interrompre. De votre propre chef, vous avez fait donner l’assaut à la fermette, alors que vous saviez parfaitement que cela risquait de coûter la vie à l’ambassadeur Poindexter. Vous vous êtes laissé entraîner par une passion partisane, Goémond, une passion malsaine. Vous êtes au bord de la psychose, Goémond ! Je me rappelle vos propres paroles : « Si ça ne tenait qu’à moi, je les collerais au mur ! »

— Je ne me rappelle pas vos propres paroles, dit le commissaire d’une voix épaisse, mais je sais bien ce que j’ai compris.

— Plus un mot, Goémond ! cria le chef de cabinet. Je n’ai que faire de vos phantasmes !

La bouche du commissaire s’agita un instant à vide, puis il se calma. Il respira profondément, à plusieurs reprises. Le chef de cabinet s’était immobilisé et le regardait d’un air inquisiteur.

— Bon, soupira Goémond. Je suis le bouc émissaire.

— Je vous serai reconnaissant de ne pas utiliser cette expression absurde et tendancieuse après que vous serez sorti de ce bureau, fit l’autre d’un air pincé.

— Reconnaissant jusqu’à quel point ?

Le chef de cabinet passa derrière sa table de travail et s’assit. Il alluma une Gitane filtre et, à travers la fumée, considéra Goémond en clignant des yeux.

— Il faudra très probablement que des sanctions disciplinaires soient prises, je ne vous le cache pas, dit-il. Ensuite… Un peu d’éloignement ne vous fera pas de mal. Vous partirez nous faire de l’assistance technique chez les nègres.

— Chez les nègres ! s’exclama Goémond avec un tremblement nerveux.

— Quelque part en Afrique, oui, ce ne serait pas une mauvaise solution. Si vous avez des pulsions sadiques, vous pourrez vous défouler là-bas. Enfin, nous verrons. Ce n’est pas moi qui décide, vous savez.

Goémond ne disait rien. Le chef de cabinet haussa les épaules.

— Je suis navré pour vous, dit-il. Mais les choses se sont accumulées. La tentative de suicide de la femme Meyer. Les protestations des gendarmes, vous savez comment ils sont… Toute cette histoire pue la brutalité, pour l’opinion, et les Américains eux-mêmes s’en rendent compte. J’ai eu les Affaires étrangères au bout du fil. Ça chie, si vous me passez l’expression. Enfin, bref, voilà.

Le chef de cabinet se leva de nouveau, manifestant que l’entretien avait assez duré. Goémond se dressa à son tour, rouge et exophtalmé, la moustache vibrante. Il se contenait.

— Tâchez qu’on mette la main sur le dernier anarcho, dit-il d’une voix rauque. S’il ouvre sa gueule, celui-là, c’est pour le coup que ça va vraiment chier.

— Au revoir, Goémond, dit le chef de cabinet. Vous êtes autorisé à passer à votre bureau pour expédier les affaires pendantes et passer la main. Et puis la chambre, Goémond. C’est compris ? Gardez la chambre !

— Au revoir, dit Goémond et il sortit.

L’air de la nuit sur sa sueur lui fit l’effet d’une douche glacée. Il marcha d’un pas hésitant vers sa voiture. Il y monta et demeura immobile, les mains crispées sur le volant, l’œil fixant le vide. Le commissaire fut un homme brisé pendant un peu plus de trente secondes. Puis il sut ce qui lui restait à faire (la chose apparut dans sa pensée comme, en lettres de feu) pour se venger. Il démarra, fila vers son bureau.

Quand il entra dans la pièce où Treuffais était menotté au radiateur, le prof de philo leva faiblement la tête. Ses yeux étaient très creux. Goémond sortit son nerf de bœuf de sa poche intérieure et l’abattit sur le crâne de Treuffais. Le jeune homme ferma les yeux, sa mâchoire pendit, il glissa au pied du mur.

Deux adjoints étaient entrés derrière le commissaire.

— Sortez-le par la porte de la cour et mettez-le dans ma voiture, commanda Goémond. D’ici cinq à dix minutes, démarrez. Attendez-moi devant son domicile.

— Patron, dit le plus jeune des OP, vous êtes certain de savoir ce que vous faites ? Je veux dire… Pourquoi ne pas laisser tomber ?

— Pourquoi ? cria Goémond et on aurait dit le rugissement d’une chatte. Pourquoi ! répéta-t-il plus doucement et il quitta la pièce en haussant les épaules et en continuant de répéter le mot, sur un ton amusé.

En bas, il attendit quelques instants que les journalistes rameutés par une indiscrétion soigneuse aient eu le temps d’arriver, puis il sortit du bâtiment et les flashes l’accueillirent sur le trottoir, illuminant la nuit, et les micros se tendirent, les questions fusèrent. Goémond aveuglé se fraya un passage à travers la foule qu’il brassait comme un rameur hugolien.

— Laissez-moi passer. Dégagez. Dégagez. Allons.

Il atteignit la DS 21 noire qu’il avait fait amener devant l’entrée. Il se retourna vers la cohue qui l’assiégeait.

— Je n’ai qu’une chose à dire. Je n’ai qu’une chose à dire ! répéta-t-il dans le vacarme. On veut faire de moi un bouc émissaire, mais j’ai dans l’affaire de l’ambassadeur obéi à des ordres précis.

Il ricana. Les questions fusaient de plus belle. On se bousculait pour l’approcher. On se marchait dessus. Il jouissait de son pouvoir. La sueur s’était remise à dégoutter de son grand front malsain.

— Et encore autre chose ! cria-t-il. Nous étions informés depuis le mois dernier du coup projeté contre l’ambassadeur des États-Unis. J’avais un informateur au sein du groupe « Nada ». Il n’a pas participé à la préparation immédiate du coup, mais jusqu’au début de la semaine, il était tenu au courant du projet des anarchistes. Il ignorait la date de l’attentat, voilà tout ce qu’il ignorait.

Et démerdez-vous avec ça, songea Goémond en imaginant la sale tête du chef de cabinet.

— Oui, oui ! cria-t-il aux journalistes. Cet informateur est vivant. Il est en liberté, oui. Non, je ne peux pas dévoiler son identité.

Mais, songea-t-il, Buenaventura Diaz le pourra, et il jubilait en ouvrant la portière de la DS 21, en montant à bord, en claquant la portière. Il mit le moteur en route.

— Non, je n’ai rien d’autre à déclarer !

Il remonta la vitre. La DS 21 s’arracha au trottoir, s’arracha à la foule, fila sur la chaussée mouillée où les lampadaires mettaient des fantômes de lumière.

On approchait de 11 heures du soir quand le commissaire atteignit la rue où Treuffais était domicilié. C’était une rue petite. Il n’y avait pas de passants. La Renault 15 était arrêtée en double file. Goémond rangea la DS 21 juste derrière, descendit. Un OP attendait au volant de la Renault. L’autre était à l’arrière auprès de Treuffais inconscient.

— Aidez-moi à le monter chez lui, dit Goémond.

Quand ils furent dans l’appartement, Goémond allongea Treuffais sur le sol du salon.

— Filez, les gars. Je n’ai plus besoin de vous.

— Patron, laissez-moi rester, dit l’adjoint le plus jeune.

— Pas question. Vous voulez faire encore une chose pour moi ?

Le commissaire enleva son veston, le tendit à ses subordonnés.

— Conduisez ma voiture du côté de Bercy, dit-il et abandonnez-la dans un endroit où elle gêne. Sur une bretelle d’entrée de la voie express, par exemple. Et puis laissez mon veston sur le siège avant et éparpillez un peu dessus mes papiers, ma carte, hein, tout ça…

— Ça va se remarquer.

— C’est bien ce que je veux, petit niais. Ça va occuper les flics un moment, dit le commissaire de police.

— O. K.

— Pour le reste, faites traîner les choses au maximum.

— O. K.

— À bientôt, mes petits, dit Goémond.

— Touchons du bois, dit le jeune adjoint.

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