7

— L’emploi du temps de l’ambassadeur des États-Unis, déclara Buenaventura, est assez irrégulier.

Il déploya un plan de Paris sur la table et, pour lui faire place, Meyer, Treuffais et D’Arcy déplacèrent les petites bouteilles de bière qui venaient d’être débouchées. Quant à Épaulard, il restait debout, sa Kronenbourg à la main, tournant lentement autour de la table, l’autre main derrière le dos, le menton enfoncé dans le cou, le filtre de sa Française presque écrasé entre ses lèvres plates. De temps en temps, un des assistants lui jetait un coup d’œil furtif.

— Poindexter est épiscopalien, précisa le rapporteur, et il assiste au service de huit heures, tous les dimanches, à la cathédrale de l’avenue George-V. Il ne couche jamais dans ses appartements de fonction à l’ambassade, il rentre dans sa résidence, pas loin de la cinémathèque Chaillot, tous les soirs mais à des heures variables. Ça va de 23 heures à 4 heures du matin. Il se rend irrégulièrement à l’hôpital américain de Neuilly. Trois fois, depuis deux mois que nous l’observons.

En parlant, le Catalan pointait sur le plan les endroits fréquentés par le diplomate. Il en cita quelques autres, mais l’ambassadeur ne s’y rendait qu’occasionnellement.

— Toutefois, ajouta Buenaventura, il y a une chose pour laquelle il est réglé comme une bombe. Chaque semaine, le vendredi, il passe la soirée dans un club, à l’angle de l’avenue Kléber et de la rue Robert-Soulat.

— Voulez-vous me répéter ça ? fit Épaulard en s’immobilisant.

Buenaventura se demanda pourquoi l’ex-FTP le voussoyait. Il répéta.

— L’ambassadeur Poindexter passe chaque semaine la soirée du vendredi dans un club privé, à l’angle de l’avenue Kléber et de la rue Robert-Soulat.

— C’est un bordel, déclara Épaulard.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Une maison de rendez-vous. Une des meilleures de Paris, dans le genre propre et coûteux.

— Crotte, ricana D’Arcy. Encore une brèche dans les conquêtes du Front populaire.

— C’est le claque le plus proche de la présidence de la République, précisa Épaulard. Protégé par la police, bien entendu, et encadré à fond quand un chef d’État africain se pointe à Paris.

— Merveilleux, dit Buenaventura.

Les autres le regardèrent.

— Le scandale, dit le Catalan. Son Excellence enlevée par des gauchistes dans un bordel. Le Canard enchaîné va se défoncer.

Chacun était hilare. Même Épaulard souriait. Il s’ébroua.

— C’est beau comme un curé mort, admit-il, mais il faut quand même voir les autres possibilités.

— Emploi du temps irrégulier, répéta Buenaventura.

— On pourrait le braquer au culte.

— Ou chez lui, proposa Meyer. De nuit.

— Chez lui, dit Épaulard, on peut tomber sur n’importe quoi. Des mecs du FBI ou de je ne sais quoi, plein le rez-de-chaussée, par exemple. A priori, c’est à écarter. Le service protestant, c’est la crainte parce qu’il y a facilement cent personnes. Pour les faire tenir toutes tranquilles, faudrait être la chiée de monde, avec des mitraillettes.

— Donc, le bordel, jubila Buenaventura.

— Il faut voir, dit Épaulard.

On se regarda, sauf Treuffais qui regardait ses ongles. L’ex-FTP gagna un fauteuil et s’y assit.

— Comment avez-vous fait pour avoir son itinéraire ?

— Filature discrète, dit D’Arcy.

— Discrète ? Ce type doit être couvert la plupart du temps par les services français, et encadré en permanence par ses propres gardes du corps. Comment pouvez-vous être certains que vous avez été suffisamment discrets ?

— On ne peut pas. On a pris le maximum de précautions. On a utilisé la 2 CV de Treuffais, qui ne se remarque pas, à bonne distance. Et les RG ne sont pas venus nous demander l’heure qu’il est.

Épaulard se tourna vers Treuffais.

— Pas d’employés du gaz inattendus ? Pas de colporteurs insistants ?

— Non.

Épaulard se frottait le nez. Il promena son regard sur les personnes présentes.

— J’aimerais connaître votre pedigree, dit-il. Si vous vous êtes fait ficher, et quand, et pourquoi…

Il fixa Buenaventura.

— D’Arcy et toi, vous étiez assez repérés au temps des réseaux. Des ennuis, depuis ?

Buenaventura haussa les épaules.

— Deux interpellations en 68. À Paris et à Flins. Beaujon dans les deux cas.

— Rien pour moi, annonça l’alcoolique.

Épaulard passa les autres en revue. Treuffais n’avait jamais eu de contacts avec la police. Meyer non plus.

— Tout ça est assez propre, déclara Épaulard.

Загрузка...