V

— Je ne sais pas s’il est bon de raconter Highgate, dit Danglard, qui avait demandé une troisième coupe de champagne pour le brigadier et la buvait à sa place. Peut-être est-ce mieux de ne plus le raconter. C’est un de ces grands tunnels que creusent les hommes, n’est-ce pas, commissaire, et celui-là est très vieux, oublié. Peut-être est-ce mieux de le laisser s’effondrer sur lui-même. Car l’ennui, quand un fou furieux ouvre un tunnel, c’est que d’autres hommes peuvent ensuite l’emprunter, ainsi que l’a dit Radstock à sa manière. C’est ce qui s’est passé avec Highgate.

Estalère attendait la suite, avec l’expression détendue d’un homme qui va entendre une histoire agréable. Danglard regardait son visage serein, incertain sur ce qu’il devait faire. Emmener Estalère dans le tunnel de Highgate, c’était risquer d’altérer son ingénuité. À la Brigade, il était admis qu’on parlait de « l’ingénuité » d’Estalère plutôt que de sa bêtise. Quatre fois sur cinq, Estalère était à côté de la plaque. Mais sa candeur générait parfois les bienfaits inattendus de l’innocence aux mains pleines. Il arrivait que ses bévues ouvrent des pistes, si banales qu’on n’y avait pas songé. La plupart du temps néanmoins, les questions d’Estalère freinaient le rythme. On tentait d’y répondre avec patience, à la fois parce qu’on l’aimait bien, à la fois parce que Adamsberg affirmait que, un jour, les choses s’arrangeraient pour lui. On tâchait d’y croire, on avait pris l’habitude de cet effort collectif. À la vérité, Danglard aimait bien parler à Estalère s’il en avait le temps. Car il pouvait dérouler des quantités de connaissances sans que le jeune homme s’impatiente jamais. Il jeta un coup d’œil à Adamsberg, yeux clos. Il savait que le commissaire ne dormait pas et l’entendait parfaitement.

— Pourquoi veux-tu le savoir ? reprit-il. Ces pieds appartiennent à Radstock. Ils sont de l’autre côté de la mer à présent.

— Vous avez dit que ce pouvait être une offrande. À qui ? Highgate a un propriétaire ?

— En quelque sorte. Il a un maître.

— Comment s’appelle-t-il ?

— L’Entité, répondit Danglard avec un demi-sourire.

— Depuis quand ?

— La partie ancienne du cimetière, la partie ouest, celle devant laquelle tu étais avant-hier, a été ouverte en 1839. Mais tu comprends bien que le maître pouvait résider là bien avant.

— Oui.

— Beaucoup disent que c’est parce que l’Entité vivait déjà là, dans l’ancienne chapelle de la colline de Hampstead, que ce lieu a été irrésistiblement choisi pour y créer un cimetière.

— C’est une femme ?

— C’est un homme. Plus ou moins. Et c’est sa puissance qui aurait attiré à lui les morts et le cimetière. Tu comprends ?

— Oui.

— On n’enterre plus depuis longtemps à l’ouest, c’est devenu un lieu historique, célèbre. Il y a des monuments prodigieux, des étrangetés de toutes sortes, des défunts fameux. Charles Dickens ou Marx, par exemple.

Une inquiétude altéra le visage du brigadier. Estalère n’essayait jamais de masquer son ignorance, ni le très grand souci qu’elle lui causait.

— Karl Marx, précisa Danglard. Il a écrit un livre important. Sur la lutte des classes sociales, l’économie, toutes ces choses. Ça a donné le communisme.

— Oui, enregistra Estalère. Mais cela a à voir avec le propriétaire de Hampstead ?

— Dis plutôt « le Maître », c’est l’usage. Non, Marx n’a rien à voir avec lui. C’est seulement pour te dire que Highgate Ouest est réputé dans le monde entier. Et très redouté.

— Oui, puisque Radstock avait peur. Pourquoi ?

Danglard hésita. Par où commencer cette histoire ? Et le fallait-il ?

— Un soir, dit-il, il y a presque quarante ans, en 1970, deux jeunes filles rentraient du lycée et coupèrent par un raccourci à travers le cimetière. Elles arrivèrent chez elles en courant, commotionnées, ayant été poursuivies par une silhouette noire, ayant vu des morts sortir de leurs tombes. L’une d’elles tomba malade et fut atteinte de somnambulisme. Pendant ses crises, elle se rendait au cimetière et se dirigeait toujours vers le même caveau. Le caveau du Maître, dit-on alors, du Maître qui l’appelait. On la guetta, on la suivit, on trouva à cet endroit des dizaines de cadavres d’animaux vidés de leur sang. Le voisinage commença à s’effrayer, la rumeur enfla, les journaux s’emparèrent du phénomène et tout s’emballa. Avec d’autres illuminés, un révérend exorciste se rendit sur place pour anéantir le « Maître de Highgate ». Ils pénétrèrent dans le caveau et y trouvèrent un cercueil sans nom, placé différemment des autres. Ils l’ouvrirent. Tu devines la suite.

— Non.

— Il y avait un corps dans le cercueil, mais un corps qui n’était ni celui d’un vivant, ni celui d’un mort. Il était couché là et parfaitement conservé. C’était un homme et c’était un inconnu sans nom. L’Illuminé hésita à lui transpercer le cœur avec un pieu, car l’Église le proscrit.

— Pourquoi voulait-il le transpercer ?

— Estalère, tu ne sais pas comment on anéantit les vampires ?

— Ah, dit posément le jeune homme. Parce que c’était un vampire.

Danglard soupira, frotta la vitre du train pour en ôter la buée.

— C’est au moins ce que pensaient les illuminés, et c’est pour cela qu’ils étaient là avec les croix, l’ail, les pieux. Devant le cercueil ouvert, l’Illuminé déclama les paroles de l’exorcisme, Avance-toi, être perfide, porteur de tous les maux et de toutes les faussetés. Cède la place, vicieuse créature.

Adamsberg ouvrit les yeux, vifs.

— Vous connaissez l’histoire ? dit Danglard, un peu agressif.

— Pas celle-ci, mais d’autres. À ce moment de l’entreprise, on entend un grondement terrible, un bruit inhumain.

— C’est ce qui se passa. Un gémissement épouvantable résonna dans le caveau. L’Illuminé jeta de l’ail à la volée et scella l’entrée du tombeau avec des briques.

Adamsberg haussa les épaules.

— On n’arrête pas un vampire avec des briques.

— En effet, le remède ne fonctionna pas. Quatre ans plus tard, on murmura qu’une maison du voisinage était hantée, une vieille demeure victorienne de style gothique. L’Illuminé fouilla la maison et trouva un cercueil dans la cave, qu’il reconnut pour être le cercueil qu’il avait muré quatre ans plus tôt dans le caveau.

— Est-ce qu’il y avait un corps dedans ? demanda Estalère.

— Je ne sais pas.

— Il existait une histoire plus ancienne, non ? dit Adamsberg. Ou bien Stock n’aurait pas éprouvé cette crainte.

— Je n’ai pas envie de la raconter, maugréa Danglard.

— Mais Stock la connaît, commandant. Si bien que nous devons la savoir aussi.

— C’est son problème.

— Non. Nous aussi, nous avons vu. Quand cette vieille histoire commence-t-elle ?

— En 1862, répondit Danglard avec répugnance. Vingt-trois ans après l’ouverture du cimetière.

— Continuez, commandant.

— Cette année-là, une certaine Elizabeth Siddal y est enterrée. Elle était morte d’un excès de laudanum. Une overdose d’un autre siècle, ajouta-t-il en se tournant vers Estalère.

— Je comprends.

— Son mari était le fameux Dante Gabriel Rossetti, un peintre préraphaélite et un poète. Elizabeth fut enterrée avec un recueil de poèmes de son époux.

— On arrive dans une heure, interrompit Estalère, brusquement alarmé. Est-ce qu’on aura le temps ?

— Ne t’en fais pas. Sept ans plus tard, le mari fit rouvrir son cercueil. Ici, il existe deux versions. Selon la première, Dante Rossetti regrettait son geste et voulait récupérer son recueil pour le publier. Selon la seconde, il ne pouvait se résoudre à la disparition de sa femme, et il avait pour ami redoutable un homme nommé Bram Stoker. Estalère, as-tu entendu parler de lui ?

— Jamais.

— C’est le créateur littéraire de Dracula, un très grand vampire.

Estalère fronça les sourcils, alarmé.

— L’histoire de Dracula est une fiction, expliqua Danglard, mais il est notoire que cette question fascinait maladivement Bram Stoker. Il connaissait les rites qui lient les hommes à ceux qui ne meurent jamais. Et il était l’ami de ce Dante Rossetti.

Sous l’effort de la concentration, Estalère tordait une nouvelle serviette en papier, tendu pour ne rien laisser échapper.

— Veux-tu du champagne ? demanda Danglard. Je t’assure qu’on a le temps. C’est déplaisant mais c’est court.

Estalère jeta un regard vers Adamsberg, apparemment indifférent, et accepta. S’il voulait bien écouter Danglard, il serait correct qu’il boive de son champagne.

— Bram Stoker s’intéressait passionnément au cimetière de Highgate, continua Danglard en arrêtant l’hôtesse. C’est là qu’il fait errer Lucy, l’une de ses héroïnes, et c’est ainsi qu’il crée la renommée du lieu. Ou bien, disent certains, Stoker fut poussé à le faire par l’Entité elle-même. Selon la seconde version, c’est Stoker qui incita son ami à revoir sa femme morte. Quoi qu’il en soit, Dante fractura le cercueil sept ans après son décès. C’est à ce moment — mais peut-être avant — que s’ouvrit le tunnel noir de Highgate.

Danglard fit silence, comme pris dans les ombres de Dante, sous le regard précis d’Adamsberg et l’expression inquiète d’Estalère.

— D’accord, dit Estalère à voix basse. Il fracture le cercueil. Il voit quelque chose.

— Oui. Il découvre avec épouvante que sa femme est intacte, qu’elle a gardé les cheveux longs et roux, que sa peau est souple et rose et ses ongles griffus, comme si elle venait à peine de mourir et mieux encore. Et c’est la vérité, Estalère. Comme si ces sept ans lui avaient profité. Il n’y avait pas la moindre trace de décomposition.

— C’est possible ? demanda Estalère en serrant sa coupe en plastique.

— C’est en tout cas ce qui s’est produit. Elle avait ce « teint vermeil » des survivants, presque trop rouge. Cela a été abondamment décrit par des témoins, je te l’assure.

— Mais le cercueil était normal ? Juste en bois ?

— Oui. Et la conservation miraculeuse d’Elizabeth Siddal fit un formidable fracas en Angleterre, et au-delà. Aussitôt, on y vit la marque de l’Entité et l’on décréta qu’il avait pris possession du cimetière. Des cérémonies s’y déroulèrent, on y vit des apparitions, on chanta des incantations pour le Maître. À partir de cette date, le tunnel était béant.

— Alors des gens entrèrent dedans.

— Beaucoup, par milliers. Jusqu’aux deux jeunes filles qui furent poursuivies.

Le train freinait à l’approche de la gare du Nord. Adamsberg se redressa, secoua sa veste pliée en boule, recoiffa ses cheveux d’une main.

— Que vient faire le collègue Stock là-dedans ? demanda-t-il.

— Radstock a fait partie de l’escouade de flics qui fut envoyée sur place dès qu’on eut vent de la séance d’exorcisme. Il a vu le corps intact, entendu l’Illuminé haranguer le vampire. Je suppose aussi qu’il était jeune et impressionnable. Et que trouver aujourd’hui, à cet endroit, des pieds de morts lui déplaît profondément. Car on dit que l’Entité règne toujours sur les ténèbres de Highgate.

— C’est cela, l’offrande ? demanda Estalère. Le Coupeur de pieds aurait fait un cadeau à l’Entité ?

— C’est ce que pense Radstock. Il craint qu’un fou furieux ne réveille le cauchemar de Highgate. Et la puissance de son maître endormi. Mais cela ne va sans doute pas si loin. Le Coupeur de pieds veut en finir avec sa collection, soit. Il ne peut pas jeter des objets si précieux à la décharge, pas plus qu’un homme ne se débarrasse de ses jouets d’enfant. Il veut trouver un endroit digne d’eux.

— Et il choisit un lieu à la hauteur de ses fantasmes, dit Adamsberg. Il choisit Higegatte, où les pieds pourront vivre encore.

— Highgate, corrigea Danglard. Ce qui n’implique pas que le Coupeur de pieds croie à l’Entité. C’est le caractère du lieu qui importe. Quoi qu’il en soit, tout cela est de l’autre côté de la Manche et loin de nous.

Le train freinait le long du quai, Danglard attrapa brutalement sa valise, comme pour mettre fin par un geste très réel à l’engourdissement qu’avait provoqué son histoire.

— Mais quand on a vu quelque chose de cet ordre, Danglard, dit doucement Adamsberg, un petit bout s’en détache et reste toujours en nous. Toute chose très belle ou très laide abandonne un fragment d’elle dans les yeux de ceux qui la regardent. On sait cela. C’est d’ailleurs comme cela qu’on la reconnaît.

— Quoi ? demanda Estalère.

— Ce que j’ai dit. La très grande beauté ou la très grande laideur. On la reconnaît à ce choc, à cette parcelle qui demeure.

En remontant le quai, Estalère toucha l’épaule du commissaire, après que Danglard les eut quittés en hâte, comme au regret d’en avoir trop dit.

— Mais ces petits bouts de choses qu’on a vus, qu’est-ce qu’on en fait, après ?

— On les range, on les dispose en étoiles dans un grand carton qui s’appelle la mémoire.

— Et on ne peut pas les jeter ?

— Non, c’est impossible. La mémoire n’a pas de poubelle.

— Que faut-il faire alors, si l’on n’en veut pas ?

— Soit tu les guettes pour les tuer, comme Danglard, soit tu les négliges.

Dans le métro, Adamsberg se demandait à quel endroit de sa mémoire les détestables pieds de Londres allaient trouver à se ranger, sur quelle branche des étoiles, et combien de temps allait passer avant qu’il fasse mine de les oublier. Et où iraient se loger l’armoire mangée, et l’ours, et l’oncle, et ces jeunes filles qui avaient vu l’Entité et souhaitaient la rejoindre. Et qu’était-elle devenue, celle qui partait seule vers le caveau ? Et l’Illuminé ? Adamsberg frotta ses yeux, tenté par une longue nuit de sommeil. De dix heures entières, pourquoi pas. Il n’eut le temps d’en dormir que six.

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