XLVIII

Émile entra à la Brigade en s’appuyant sur une béquille. Il s’affrontait à l’accueil avec le brigadier Gardon qui ne comprenait pas ce que voulait cet homme à propos de son chien. Danglard s’avança en traînant les pieds, vêtu d’un costume clair, fait inédit qui suscitait des commentaires, mais beaucoup moins que l’arrestation de Paul de Josselin, descendant d’Arnold Paole, à la vie broyée par les vampiri Plogojowitz.

Retancourt, se maintenant à la tête du mouvement rationnel positiviste, débattait depuis le matin avec les conciliants et les pelleteux de nuages qui lui reprochaient de s’être obstinée depuis dimanche à maintenir l’enquête sur une route étriquée sans avoir accepté les vampiri. Alors qu’il y a de tout dans la tête de l’homme, avait dit Mercadet. Et même des armoires dans leur ventre, avait songé Danglard. Kernorkian et Froissy étaient aux limites du basculement, prêts à croire à l’existence des vampiri, ce qui aggravait la situation. Cela en raison de la conservation des cadavres, fait dûment observé, historiquement consigné, et qui pouvait l’expliquer ? À une petite échelle, le débat qui avait enflammé l’Occident dans la deuxième décennie du XVIIIe siècle reprenait aussi ardemment dans les locaux de la Brigade de Paris, sans avancée notable depuis trois siècles.

C’était ce point en vérité qui déstabilisait les agents de la Brigade, l’effroi que suscitaient ces corps « intacts, vermeils », pissant le sang par leurs orifices et couverts d’une peau neuve et tendue tandis que la vieille mue et les ongles usés traînaient au fond de la tombe. Ici, le savoir de Danglard reprit le dessus. Il détenait la réponse, il savait le pourquoi et le comment de la conservation des corps, somme toute assez fréquente, et même l’explication du cri du vampir que l’on perce et des soupirs des mâcheurs. On avait fait cercle autour de lui, on attendait ses mots, on arrivait à un tournant du débat où la Science allait faire reculer l’obscurantisme, pour un temps encore. Danglard commença à exposer la question des gaz qui parfois, et selon la composition chimique de la terre, au lieu de sortir du corps, le gonflaient comme un ballon, tendant la peau, et fut interrompu par le fracas d’une écuelle renversée, là-haut, tandis que Cupidon dévalait l’escalier, fonçant vers l’accueil sans se préoccuper des obstacles. Sans interrompre sa course, le chien poussa un jappement particulier en passant devant la photocopieuse où La Boule était étalée, les deux pattes avant pendant dans le vide.

— Ici, commenta Danglard en regardant passer l’animal presque affolé par la joie, ni savoir ni fantasme. Seulement un amour pur sans frein ni question. Très rare chez l’homme, très dangereux aussi. Néanmoins Cupidon a du savoir-vivre, il a dit au revoir au chat, avec une pointe d’admiration et de regret.

Le chien avait grimpé le long d’Emile et se tenait contre sa poitrine, haletant, léchant, griffant sa chemise. Émile avait dû s’asseoir, appuyant sa tête de cogneur sur le dos du chien.

— Son crottin, lui dit Danglard, était le même que celui de ta camionnette.

— Et le billet d’amour du vieux Vaudel ? Ça l’a aidé, le commissaire ?

— Beaucoup. Ça l’a conduit à la mort dans un caveau putride.

— Et le passage à travers la cave de la mère Bourlant, ça l’a aidé ?

— Beaucoup aussi. Ça l’a conduit jusqu’au Dr Josselin.

— J’ai jamais aimé ce poseur. Où il est, le chef ?

— Tu veux le voir ?

— Oui, je veux pas qu’il me fasse de complications, on pourrait arranger le coup à l’amiable. Avec le coup de pouce que je lui ai donné, j’ai de la monnaie d’échange.

— Arranger quel coup ?

— Je le dis qu’au chef.

Danglard composa le numéro d’Adamsberg.

— Commissaire, Cupidon est présentement collé à Emile qui, lui, souhaite vous parler pour arranger le coup.

— Le coup de quoi ?

— Aucune idée. Il ne veut parler qu’à vous.

— Personnellement, insista Émile, important.

— Comment va-t-il ?

— Apparemment bien, il porte une veste neuve et une broche bleue à la boutonnière. Quand venez-vous ?

— Je suis sur une plage de Normandie, Danglard, je rentre.

— Qu’est-ce que vous faites là-bas ?

— Il fallait que je parle à mon fils. Nous ne sommes pas brillants l’un et l’autre mais on parvient à communiquer.

Forcément, pensa Danglard. Tom n’avait pas un an, il ne savait pas parler.

— Je vous ai dit et redit qu’ils sont en Bretagne, pas en Normandie.

— Je parle de mon autre fils, Danglard.

— Quel ? demanda Danglard, incapable de finir sa phrase. Quel autre ?

Une rage instantanée monta en lui contre Adamsberg.

Ce salopard avait dû enfanter ailleurs, à sa manière inconsidérée, alors que Tom était à peine né.

— Quel âge a-t-il, cet autre ? demanda-t-il âprement.

— Huit jours.

— Salaud, siffla Danglard.

— C’est comme ça, commandant. Je n’étais pas au courant.

— Merde, vous n’êtes jamais au courant !

— Et vous ne me laissez jamais finir, Danglard. Il a huit jours pour moi et vingt-neuf ans pour les autres. Il est à côté de moi et il fume. Il a les deux mains bandées. Paole l’avait cloué cette nuit sur le fauteuil Louis-XIII.

— Le Zerquetscher, dit faiblement Danglard.

— Tout juste, commandant. Zerk. Armel Louvois.

Danglard posa un regard aveugle sur Émile et son chien, le temps d’analyser les données de la situation.

— C’est une image, n’est-ce pas ? reprit-il. Vous l’avez adopté ou une foutaise de ce genre ?

— Pas du tout, Danglard, c’est mon fils. Et c’est pourquoi Josselin s’est d’autant plus amusé à le choisir comme bouc émissaire.

— Je ne le crois pas.

— Vous avez confiance en Veyrenc ? Eh bien questionnez-le. C’est son neveu, et il vous en dira beaucoup de bien.

Adamsberg était à moitié allongé sur le sable et y dessinait des motifs épais du bout de son index. Zerk, les bras sur le ventre, les mains soulagées par l’anesthésique local, se laissait chauffer par le soleil, le corps mou, tel le chat sur la photocopieuse. Danglard voyait défiler toutes les photos de Zerk parues dans les journaux, réalisait combien ce visage lui avait été familier. C’était la vérité, choquante.

— Rien d’affolant, commandant. Passez-moi Émile.

Sans un mot, Danglard tendit le téléphone à Émile, qui s’éloigna vers la porte.

— Il est idiot, ton collègue, dit Émile. C’est pas une broche bleue, c’est mon épingle à bigorneaux. J’ai été la prendre dans le pavillon.

— Parce que tu étais nostalgique ?

— Ouais.

— Quel coup veux-tu arranger ? demanda Adamsberg en se redressant.

— J’ai tenu mes comptes. Ça se monte à neuf cent trente-sept euros. Alors maintenant que je suis riche, je peux les rembourser et tu passes l’éponge. En échange du mot d’amour et de la porte de la cave. Ça marche ?

— Sur quoi je passe l’éponge ?

— Sur les billets, nom de Dieu. Un par-ci, un par-là, ça finit par faire neuf cent trente-sept. J’ai tenu mes comptes.

— J’y suis, Émile. D’une part je n’ai rien à faire de tes billets, je te l’ai déjà dit. D’autre part c’est trop tard. Je ne pense pas que Pierre fils, à qui tu rafles la moitié de sa fortune, soit très heureux d’apprendre que tu pillais son père et de te voir lui rendre neuf cent trente-sept euros.

— Ouais, dit Émile, pensif.

— Donc tu les gardes et tu la boucles.

— Pigé, dit Émile, et Adamsberg pensa qu’il avait dû attraper ce tic d’André, l’infirmier de l’hôpital de Châteaudun.


— Tu as un autre fils ? demanda Zerk en remontant en voiture.

— Tout petit, dit Adamsberg en écartant les paumes, comme si son âge pouvait minimiser le fait. Ça te contrarie ?

— Non.

Zerk était un type accommodant, aucun doute là-dessus.

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