Adamsberg lisait toujours le journal debout, en tournant dans son bureau autour de la table. D’ailleurs, ce n’était pas son journal. Il l’empruntait chaque jour à Danglard, et lui rendait ensuite dans un état informe.
En page 12, un entrefilet faisait état des progrès d’une enquête à Nantes. Adamsberg connaissait bien le commissaire en charge, un type sec et solitaire au travail, extraverti dès que venait l’heure de la convivialité. Le commissaire chercha son nom, à titre d’exercice. Depuis Londres, peut-être depuis que Danglard avait déversé un flot d’érudition sur le cimetière de Highgate, le commissaire envisageait de prêter plus d’attention aux mots, aux noms, aux phrases. Domaine où sa mémoire s’était toujours montrée inapte alors qu’il pouvait se rappeler des années plus tard un son, une touche de lumière, une expression. Comment s’appelait ce flic ? Bolet ? Rollet ? Un histrion apte à divertir une table de vingt personnes, ce qu’Adamsberg admirait. Aujourd’hui, il enviait aussi ce Nolet — il venait de lire son nom dans l’article — d’avoir affaire à un meurtre aussi net tandis que le fauteuil en velours souillé ne quittait pas ses pensées. En comparaison du chaos de Garches, l’enquête de Nolet était revigorante. Un assassinat sobre par deux balles dans la tête, la victime avait ouvert la porte à son meurtrier. Sans complications, sans viol, sans folie, une femme de cinquante ans exécutée selon les règles du jeu, selon le principe des tueurs efficaces, tu m’emmerdes-je te tue. Nolet n’avait plus qu’à remonter la trace d’un mari, d’un amant, et amener l’affaire à terme sans se retrouver empêtré dans des mètres carrés de tapis couverts de chairs. Sans mettre un pied sur le territoire de la démence, sur ce continent inconnu de Stock. Stock, il le savait, n’était pas le nom exact du collègue britannique qui irait, un jour, pêcher dans un lac là-haut. Avec Danglard peut-être. À moins que l’histoire avec la femme Abstract ne retienne le commandant ailleurs.
Adamsberg leva la tête au déclic de la grande pendule. Pierre Vaudel, fils de Pierre Vaudel, arriverait dans quelques instants. Le commissaire monta l’escalier de bois, évita la marche irrégulière sur laquelle tout le monde butait, et entra dans la salle du distributeur pour y tirer un café serré. Cette petite pièce était un peu le domaine du lieutenant Mercadet, doué pour les chiffres, talentueux en toutes formes d’exercices logiques, mais hypersomniaque. Des coussins disposés dans un angle lui permettaient de reconstituer régulièrement ses forces. Le lieutenant venait de plier la couverture et se redressait, frottant son visage.
— Il paraît qu’on a posé le pied sur l’enfer, dit-il.
— On n’a pas réellement posé les pieds. On marche sur les passerelles à six centimètres au-dessus du sol.
— Mais on va se le taper tout de même, hein ? Le vent de la tourmente ?
— Oui. Et dès que vous serez dispos, allez voir avant que tout soit prélevé. C’est un carnage sans queue ni rime. Mais il y a une idée forcenée là-dedans. Comment aurait dit le lieutenant Veyrenc ? Un fil d’acier frémit dans les profondeurs du chaos. Enfin je ne sais pas, un motif invisible, que la poésie pourrait dénicher.
— Veyrenc aurait trouvé mieux que ça. Il manque ici, non ?
Adamsberg avala la fin de son café, surpris. Il n’avait pas songé à Veyrenc depuis son départ de la Brigade, il n’était pas disposé à réfléchir sur les événements houleux qui les avaient dressés l’un contre l’autre[1].
— Possible que ça vous soit égal, au fond, dit le lieutenant.
— Très possible. C’est surtout qu’on manque de temps pour ces questions, lieutenant.
— J’y vais, dit Mercadet en hochant la tête. Danglard a laissé un message pour vous. Rien à voir avec le pavillon de Garches.
Adamsberg acheva sa page 12 en descendant l’escalier. L’amusant Nolet, finalement, ne s’en sortait pas si bien que ça. L’ancien mari avait un alibi, l’enquête était en berne. Adamsberg replia le journal avec contentement. À la réception, le fils de Pierre Vaudel l’attendait, assis droit aux côtés de son épouse, pas plus de trente-cinq ans. Adamsberg marqua un temps d’arrêt. Comment annoncer à un homme que son père a été coupé en morceaux ?
Le commissaire éluda la difficulté pendant un long moment, le temps de mettre au clair les questions d’identité et de famille. Pierre était fils unique, et fils tardif. La mère était tombée enceinte après seize ans de vie conjugale, quand le père avait quarante-quatre ans. Et Pierre Vaudel père s’était montré intraitable et même enragé sur la question de cette grossesse, sans fournir à sa femme le moindre motif. Il ne voulait de descendance à aucun prix, il était impensable que cet enfant vienne au monde et il n’y avait pas à en discuter. L’épouse avait cédé, s’était absentée pour pratiquer l’interruption. Elle était restée au loin six mois et avait mené sa grossesse à terme, mettant au monde Pierre fils de Pierre. La colère de Pierre père s’était apaisée après cinq années mais il avait toujours refusé que l’épouse et le fils reviennent vivre chez lui.
Pierre l’enfant n’avait donc vu son père que de temps à autre, pétrifié par cet homme qui l’avait refusé avec une telle obstination. Une crainte seulement due à sa naissance contrariée, car Pierre père était accommodant, généreux d’après ses amis, tendre d’après sa mère. Ou du moins l’avait-il été, car la perte graduelle de sa sociabilité ne permettait plus d’accéder à ses sentiments. À cinquante-cinq ans, Pierre père n’acceptait plus que de très rares visites, s’étant défait un par un des amis de son large cercle. Plus tard, Pierre l’adolescent s’était frayé une place modeste, venant jouer au piano, le samedi, des morceaux spécialement choisis pour le séduire. Puis Pierre le jeune homme avait fini par conquérir une attention réelle. Depuis dix ans, et surtout après la mort de sa mère, les deux Pierre se voyaient assez régulièrement Pierre fils était devenu avocat et ses connaissances soutenaient Pierre père dans son exploration des affaires judiciaires. Le travail partagé évitait la communication personnelle.
— Que cherchait-il dans ces affaires ?
— D’abord un salaire. Il en vivait. Il chroniquait les procès pour plusieurs journaux et quelques revues spécialisées. Ensuite, il cherchait l’erreur. C’était un scientifique et il râlait sans cesse contre les approximations de la justice. Il disait que la pâte du droit était molle et pliée dans un sens ou un autre, que la vérité se perdait dans des arguties répugnantes. Il disait qu’on pouvait entendre si un verdict grinçait ou pas, si le déclic était correct ou non, comme un serrurier qui diagnostique à l’oreille. Et si cela grinçait, il cherchait la vérité.
— Il la trouvait ?
— En plusieurs occasions, oui. La réhabilitation posthume du meurtrier de la Sologne, c’est lui. La libération de K. Jimmy Jones aux USA, celle du banquier Trévanant, la relaxe de l’épouse Pasnier, le non-lieu du professeur Galérant. Ses articles ont pesé très lourd. Avec le temps, beaucoup d’avocats redoutaient qu’il publie son avis. On lui offrait des pots-de-vin, qu’il refusait.
Pierre fils posa son menton dans sa main, mécontent. Il n’était pas beau, avec son front très haut et le bas de son visage en pointe. Mais ses yeux étaient assez remarquables, inertes et sans éclat, des volets inviolables, peut-être inaccessibles à la pitié. Le corps penché, le dos plié, consultant sa femme du regard, il donnait l’apparence d’un homme aimable et docile. Adamsberg jugeait pourtant que l’intransigeance était là, posée sur la vitre fixe de ses yeux.
— Il y a eu des affaires moins glorieuses ? demanda-t-il.
— Il disait que la vérité est une route à double sens. Il a fait aussi condamner trois hommes. L’un d’eux s’est pendu en prison après avoir juré de son innocence.
— C’était quand ?
— Juste avant sa retraite, il y a treize ans.
— Qui était-ce ?
— Jean-Christophe Réal.
Adamsberg fit un signe, indiquant qu’il connaissait le nom.
— Réal s’est pendu le jour de ses vingt-neuf ans.
— Il y a eu des lettres de vengeance ? Des menaces ?
— De quoi parle-t-on ? intervint l’épouse, dont le visage était à l’inverse harmonieux et réglementaire. Le décès de Père n’est pas naturel, c’est cela ? Vous avez des doutes ? Si oui, dites-le. Depuis ce matin, la police ne nous a pas fourni une seule information claire. Père serait mort, mais on ne sait même pas s’il s’agit de Père. Et votre adjoint ne nous a pas encore autorisés à voir le corps. Pourquoi ?
— Parce que c’est difficile.
— Parce que Père, si c’est Père, continua-t-elle, est mort dans les bras d’une pute ? Cela m’étonnerait de lui. Ou d’une femme de la haute ? Vous étouffez quelque chose, pour la tranquillité de quelques intouchables ? Car oui, mon beau-père connaissait beaucoup d’intouchables, à commencer par l’ancien ministre de la Justice qui est vérolé jusqu’aux os.
— Hélène, je t’en prie, dit Pierre, qui la laissait faire sciemment.
— Je vous rappelle que c’est son père, enchaîna Hélène, et qu’il a le droit de tout voir et de tout savoir avant vous, et avant les intouchables. On voit le corps ou on se tait.
— Cela me paraît raisonnable, dit Pierre, avec ce ton de l’avocat qui scelle un compromis.
— Il n’y a pas de corps, dit Adamsberg en regardant la femme dans les yeux.
— Il n’y a pas de corps, répéta Pierre, mécaniquement.
— Non.
— Alors ? Comment pouvez-vous dire qu’il s’agit de lui ?
— Parce qu’il est dans son pavillon.
— Qui ?
— Le corps.
Adamsberg alla ouvrir la fenêtre, posa le regard sur le haut des tilleuls. Ils étaient en fleur depuis quatre jours, leur odeur de tisane entra avec le souffle d’air.
— Le corps est en morceaux, dit-il. Il a été — quel terme choisir ? débité ? émietté ? — il a été découpé en des centaines de parties qui ont été éparpillées dans la pièce. La grande pièce au piano. Rien n’est identifiable. Je ne vous propose pas de voir cela.
— C’est une embrouille, résista la femme. Vous trafiquez quelque chose. Qu’êtes-vous en train de faire de lui ?
— Nous sommes en train de prélever ses vestiges mètre carré par mètre carré et de les stocker dans des containers numérotés. Quarante-deux mètres carrés, quarante-deux containers.
Adamsberg lâcha les fleurs de tilleul et se retourna vers Hélène Vaudel. Pierre maintenait sa pose voûtée, laissant la conduite de l’attelage à sa femme.
— On dit qu’on ne peut pas faire le deuil sans avoir vu de ses yeux vu, reprit Adamsberg. J’en connais qui l’ont regretté et qui, tout bien pensé, auraient préféré savoir sans voir. Mais ces premières photos sont à votre disposition, dit-il en tendant son portable à Hélène. La voiture pour Garches aussi, si vous y tenez. Faites-vous d’abord une idée. Ce n’est pas de bonne qualité mais on comprend très bien.
Hélène prit le portable d’un geste résolu et fit défiler les images. Elle s’interrompit à la septième photo, qui montrait le dessus du piano noir.
— C’est bien, dit-elle en reposant l’appareil, le regard un peu modifié.
— Pas de voiture ? lui demanda Pierre.
— Pas de voiture.
Ce fut comme un mot d’ordre et Pierre acquiesça. Pas une once de révolte alors qu’il s’agissait de son propre père. Pas un frémissement de curiosité pour les photos. Une honnête neutralité d’apparence. Une soumission provisoire et convenue, en attendant qu’il reprenne durement les rênes.
— Vous faites du cheval ? lui demanda Adamsberg.
— Non, mais je m’intéresse un peu aux courses. Mon père pariait beaucoup dans le temps. Mais pas plus d’une fois par mois depuis des années. Il avait changé, rétréci, il ne sortait presque plus.
— Il ne fréquentait pas d’élevage, de champ de courses ? Il n’allait pas à la campagne ? De sorte qu’il puisse rapporter des fragments de crottin chez lui ?
— Papa ? Du crottin chez lui ?
Pierre fils s’était redressé, comme si cette idée l’avait réveillé malgré lui.
— Vous voulez dire qu’il y a du crottin chez mon père ?
— Oui, sur les tapis. Des boulettes peut-être décollées de semelles de bottes.
— Il n’a jamais mis de bottes de sa vie. Il avait horreur des bêtes, de la nature, de la terre, des fleurs, des pâquerettes qu’on cueille et qui fanent dans un verre, enfin de tout ce qui pousse en général. L’assassin est entré avec des bottes pleines de crottin ?
Adamsberg eut un geste d’excuse avant de décrocher son téléphone.
— Si vous êtes toujours avec le fils, dit Retancourt abruptement, demandez-lui si le vieux avait un animal, chien ou chat ou autre bête à poil. On a recueilli des poils sur le fauteuil Louis-XIII. Mais il n’y a pas de litière dans la baraque, pas d’écuelle, rien qui indique qu’une bête vivait là. Auquel cas ils étaient collés sur les fesses du pantalon du tueur.
Adamsberg s’éloigna du couple, les mettant à distance de la rudesse de Retancourt.
— Votre père avait-il un animal de compagnie ? Chien, chat autre ?
— Je viens de vous dire qu’il n’aimait pas les bêtes. Il ne perdait pas de temps pour les autres, encore moins pour un animal.
— Rien, dit Adamsberg en reprenant l’appareil. Vérifiez, lieutenant, cela peut provenir d’une couverture ou d’un manteau. Contrôlez les autres sièges.
— Et des mouchoirs en papier ? Il en utilisait ? On en a retrouvé un bouchonné dans l’herbe, mais pas un seul dans la salle de bains.
— Mouchoirs en papier ? demanda Adamsberg.
— Jamais, dit Pierre en levant les mains, repoussant cette nouvelle aberration. En tissu seulement, pliés en trois dans un sens et en quatre dans un autre. Pas moyen de procéder autrement.
— Mouchoirs en tissu exclusivement, répercuta Adamsberg.
— Danglard insiste pour vous parler. Il fait de grands ronds dans l’herbe autour de quelque chose qui le tracasse.
Ce qui, pensa Adamsberg, ne pouvait mieux décrire le tempérament de Danglard, rôdant autour des cuvettes où se calcifiaient ses soucis. Son téléphone encore en main, Adamsberg passa les doigts dans ses cheveux, cherchant où il avait laissé le fil de son entretien. Oui, les bottes, le crottin.
— Ce n’étaient pas des bottes pleines de crottin, expliqua-t-il au fils. Seulement de petits fragments que l’humidité du sol a détachés des crampons.
— Vous avez vu son jardinier ? L’homme à tout faire ? Il a sûrement des bottes.
— Pas encore. On dit que c’est une brute.
— Une brute, un taulard et un semi-débile, compléta Hélène. Père en était enchanté.
— Je ne crois pas qu’il soit débile, nuança Pierre. Pourquoi, enchaîna-t-il prudemment, a-t-on éparpillé son corps ? Le tuer, on peut le concevoir. La famille du jeune homme qui s’est suicidé, cela se comprend. Mais à quoi bon tout casser ? Vous avez déjà rencontré cela ? Ce modus operandi ?
— Ce modus n’existait pas avant que ce tueur l’ait conçu. Il n’a pas reproduit une manière de faire, il a créé hier quelque chose de neuf.
— On croirait qu’on parle d’art, dit Hélène avec une moue de réprobation.
— Et pourquoi pas ? dit Pierre avec brusquerie. C’est un possible retour des choses. Lui, il était artiste.
— Votre père ?
— Non, Réal. Le suicidé.
Adamsberg lui adressa un nouveau signe pour prendre Danglard en ligne.
— Je sentais que ce merdier allait nous tomber dessus, dit le commandant d’une voix très soignée, ce qui indiquait à Adamsberg qu’il avait sifflé quelques verres et s’appliquait à son élocution.
On avait dû le laisser entrer dans la pièce au piano.
— Vous avez vu les lieux, commandant ?
— Les photos et cela me suffit. Mais, cela vient d’être confirmé, les chaussures sont françaises.
— Les bottes ?
— Les chaussures. Il y a pire. Quand j’ai vu cela, c’est comme si on avait craqué une allumette dans le tunnel, comme si on avait coupé les pieds de mon oncle. Mais nous n’avons pas le choix, j’y vais.
Plus de trois verres, estima Adamsberg, avalés sur un temps court. Il regarda ses montres, environ seize heures. Danglard ne servirait plus à rien ni à personne aujourd’hui.
— Inutile, Danglard. Quittez les lieux, on se revoit plus tard.
— C’est ce que je vous dis.
Adamsberg replia son téléphone, se demandant absurdement ce que devenaient la chatte et les petits. Il avait dit à Retancourt que la mère allait bien mais l’un des chatons — un de ceux qu’il avait sortis, une fille — vacillait et maigrissait. Est-ce qu’il avait trop serré en la tirant ? Est-ce qu’il avait abîmé quelque chose ?
— Jean-Christophe Réal, rappela Pierre avec insistance, comme s’il sentait que le commissaire ne retrouverait pas le chemin tout seul.
— L’artiste, confirma Adamsberg.
— Lui s’occupait de chevaux, il les louait. La première fois, il a peint un cheval en couleur bronze, pour faire comme une statue qui bouge. Le propriétaire de la bête a porté plainte mais c’est cela qui l’a fait connaître. Il en a peint beaucoup par la suite. Il peignait tout, cela demandait des quantités de peinture colossales. Il peignait l’herbe, les chemins, les troncs, les feuilles une à une, les cailloux, dessus dessous, comme s’il pétrifiait le paysage tout entier.
— Ça n’intéresse pas le commissaire, coupa Hélène.
— Vous connaissiez Réal ?
— Je l’ai vu souvent en prison, j’étais déterminé à le faire sortir de là.
— De quoi votre père l’a-t-il accusé ?
— D’avoir peint une vieille femme — sa protectrice —, dont il était l’héritier.
— Je n’ai pas saisi.
— Il a peint cette femme en bronze pour l’installer sur un de ces fameux chevaux, statue équestre vivante. Mais la peinture n’a pas laissé passer l’air, les pores se sont bouchés et, avant qu’on ait eu le temps de nettoyer la protectrice, elle était morte asphyxiée sur la bête. Réal a touché l’héritage.
— C’est singulier, murmura Adamsberg. Et le cheval ? Il est mort aussi ?
— Non, et c’était là toute la question. Réal connaissait son boulot, il peignait avec des peintures poreuses. Il n’était pas fou.
— Non, dit Adamsberg, sceptique.
— Des chimistes ont dit que la rencontre moléculaire entre la peinture et les produits de beauté de la protectrice avait déclenché la catastrophe. Mais mon père a mis en évidence que Réal avait changé de bidon de peinture entre le cheval et la femme et que l’asphyxie était volontaire.
— Vous n’étiez pas d’accord.
— Non, dit Pierre en avançant le menton.
— Les arguments de votre père étaient solides ?
— Peut-être, et quand bien même ? Mon père s’est anormalement acharné sur ce type. Il le détestait sans raison. Il a tout fait pour l’abattre.
— C’est faux, dit Hélène, soudain désolidarisée. Réal était mégalomane et couvert de dettes. Il a tué la femme.
— Merde, coupa Pierre. Mon père s’est acharné sur lui comme si, à travers Réal, c’était moi qu’il voulait atteindre. À dix-huit ans, je voulais devenir peintre. Réal avait six ans de plus que moi, je connaissais son œuvre, je l’admirais, j’avais été le voir deux fois. Quand mon père l’a appris, il s’est déchaîné. Pour lui, Réal était un ignorant avide — je le cite — dont les inventions grotesques désarticulaient la civilisation. Mon père était un homme des âges obscurs, il croyait à la pérennité des anciens fondements du monde et Réal le révulsait. Avec toute sa notoriété, ce salaud l’a fait accuser et mourir.
— Ce salaud, répéta Adamsberg.
— Bien sûr, dit Pierre sans ciller. Mon père n’était rien d’autre qu’un vieux salopard.