Il connaissait la musique et elle le ravissait. Il imaginait parfois qu’il en entendait dans le bruit du vent qui soufflait dans les arbres, ou dans le tintement argentin de l’eau vive qui courait sur les pierres, mais, de sa vie entière, il n’avait jamais entendu une telle musique.
Il se souvenait aussi du vieux José, accroupi le soir devant la porte de sa hutte, calant son violon sous son menton et promenant l’archet sur les cordes pour en tirer bonheur ou tristesse – parfois ni l’un, ni l’autre, simplement des sons harmonieux.
— Mais je ne peux plus bien jouer, disait-il. Mes doigts ne dansent plus sur les cordes avec l’agilité qu’ils devraient avoir et mon bras est devenu trop lourd pour manier l’archet avec la légèreté qu’il faudrait. Des ailes de papillon jouant sur les cordes, voilà ce que ça devrait être !
Mais, pour le jeune garçon encore chaud de soleil, allongé sur le sable, cela avait été merveilleux. Derrière la cabane, sur la colline, un coyote pointait son nez vers le ciel et hurlait un accompagnement, exprimant la solitude de la colline, de la mer, de la plage, comme si lui, le vieil homme jouant du violon et le garçon allongé étaient les seuls êtres vivants qui restaient dans ce pays solitaire où les anciennes ruines se profilaient dans la brume du crépuscule.
Beaucoup plus tard, il y avait eu les chasseurs de bison des plaines avec leurs tambours, leurs crécelles et leurs sifflets en os de cerf, battant le rythme auquel lui et les autres dansaient dans la lumière vacillante du feu de camp, avec une joie profonde dont il sentait qu’elle avait ses racines loin dans le temps.
Mais, ceci n’était ni le violon, ni un sifflet en os de cerf, ni le battement du tambour. C’était une musique qui remplissait le monde, tonnait vers le ciel. Une musique qui vous saisissait et vous emportait, vous noyait, vous faisait oublier votre corps, une musique qui fondait votre être même dans ses accords.
Une partie de son esprit n’était pas prise, noyée, mais résistait à la magie du son, troublée et émerveillée, et se répétait sans cesse : ce sont les arbres qui font cette musique, le petit bosquet d’arbres qui se dresse sur le tertre, fantomatique dans cette soirée nette et fraîche après la pluie. Des arbres aussi blancs que des bouleaux, mais plus gros que la plupart d’entre eux. Des arbres avec des tambours, un violon, des sifflets en os de cerf et bien d’autres instruments encore, les mêlant tous jusqu’à ce que le ciel lui-même parle.
Il se rendit compte que quelqu’un était venu dans le jardin et se tenait maintenant à ses côtés. Mais il ne se retourna pas pour voir de qui il s’agissait car, là-bas, sur le tertre, quelque chose n’allait pas. Malgré sa beauté et sa puissance, il y avait dans la musique quelque chose qui n’allait pas, quelque chose à quoi il fallait remédier pour qu’elle atteigne la perfection.
Ézéchiel tendit la main et replaça avec douceur le pansement sur la joue du jeune homme.
— Allez-vous bien, maintenant ? demanda-t-il. Vous sentez-vous mieux ?
— C’est beau, dit le jeune homme. Mais il y a quelque chose qui ne va pas.
— Tout va bien, répondit Ézéchiel. Nous vous avons soigné, gardé au chaud, nourri, et maintenant vous allez bien.
— Il ne s’agit pas de moi, mais des arbres !
— Ils jouent bien, dit Ézéchiel. Ils ont rarement mieux joué. Et c’est un de leurs vieux morceaux, pas l’un de leurs airs expérimentaux…
— Ils sont malades.
— Certains d’entre eux sont vieux et en train de mourir, dit Ézéchiel. Ils ne jouent peut-être pas parfaitement, pas comme ils jouaient dans leur jeunesse, mais ils se débrouillent encore bien. Et puis, quelques-uns des jeunes arbres ne savent pas bien s’y prendre.
— Pourquoi personne ne les aide-t-il ?
— Il n’y a aucun moyen de les aider. Ou s’il y en a un, personne ne le connaît. Toutes choses vieillissent et meurent. Vous, de vieillesse, moi par l’effet de la rouille. Ce ne sont pas des arbres terrestres, ils ont été rapportés ici il y a de nombreux siècles par l’un de ceux qui voyagent dans les étoiles.
Et voilà qu’il était encore question de ces voyages dans les étoiles ! pensa le jeune homme. Les chasseurs de bisons lui avaient dit qu’il existait des hommes et des femmes qui voyageaient vers les étoiles, et, ce matin encore, la jeune fille avec laquelle il avait discuté avait à nouveau mentionné le fait. D’eux tous, la jeune fille était peut-être celle qui saurait puisqu’elle pouvait parler avec les arbres. Il se demanda si elle avait jamais parlé avec les arbres fantomatiques du tertre ?
Elle pouvait parler avec les arbres et lui pouvait tuer les ours. Soudain, il revécut le moment où ce dernier ours s’était dressé hors du ravin, s’approchant beaucoup trop. Mais, pour quelque étrange raison, ce n’était plus du tout l’ours qu’il voyait mais les arbres du tertre. À cet instant, la même chose qu’avec l’ours se reproduisit, cette impression de sortir de lui-même et de rencontrer – mais de rencontrer quoi ? L’ours ? Les arbres ?
Et puis, le moment passa, il était de retour en lui-même, et ce qui n’allait pas dans les arbres avait disparu, tout était parfait : la musique remplissait le monde, tonnait vers le ciel.
Ézéchiel dit :
— Vous devez vous tromper pour les arbres. Ils ne peuvent pas être malades. Il me semble, juste maintenant, qu’ils jouent aussi bien que je puisse me souvenir.