Les nuages épais s’étaient accumulés dans le ciel pendant la moitié de l’après-midi et, en les regardant s’entasser, Ezéchiel s’était dit qu’on avait l’impression qu’il y avait une échelle dans le ciel et que les nuages l’avaient escaladée, montant de plus en plus haut, devenant de plus en plus menaçants et impressionnants au fur et à mesure de leur ascension. Et, presque immédiatement, il s’était réprimandé pour cette pensée – car il n’y avait pas d’échelle, les nuages montaient dans le ciel par la volonté de Dieu. Il était troublé et honteux de ces éclairs d’imagination, de ce romantisme qu’il aurait dû maîtriser depuis longtemps mais qui, au contraire, semblaient surgir plus fréquemment ces dernières années. Ou bien, accordait-il maintenant plus d’attention à ces éclairs d’imagination, terrifié par la permanence en lui de ces idées si puériles éloignées des considérations sérieuses auxquelles il devait se consacrer.
Dans la salle d’étude, les autres frères étaient penchés sur les livres. Ils n’avaient pas bougé depuis des années, se consacrant à la tâche de comparer et de condenser aux vérités essentielles tout ce que l’être humain avait écrit, tout ce qu’il avait pensé, tout ce sur quoi il avait réfléchi et ce sur quoi il avait médité, spirituellement parlant. Ézéchiel était le seul des quatre à ne pas s’être attaché à ce qui était écrit ou imprimé, en accord avec ce qu’ils avaient décidé autrefois, bien des siècles auparavant, quand ils avaient fait leur plan de travail pour la recherche de la vérité. Trois d’entre eux étudiaient tout ce qui avait été écrit, le réécrivant, l’assemblant, le réévaluant, comme si un seul homme l’avait pensé et écrit d’un seul tenant – au lieu des nombreux humains qui avaient essayé de comprendre –, un seul homme qui aurait réellement compris. Trois d’entre eux se consacraient à ce travail, le quatrième lisait leurs hypothèses et leurs conclusions et essayait de découvrir à partir de cette base le sens qui avait échappé à l’homme. Ézéchiel se rassura : l’idée avait été splendide. Elle avait été tellement valable – d’ailleurs, elle l’était toujours –, mais le chemin de la vérité était plus long et plus ardu qu’ils ne l’avaient imaginé, et ils n’avaient pas encore la moindre idée de ce qu’était la vérité. La foi était autre chose. Au cours des années, leur foi s’était approfondie et leur travail l’avait renforcée, mais ceci ne leur avait pas ouvert le chemin de la vérité. Se pouvait-il que la foi et la vérité ne puissent aller de pair, qu’elles soient des qualités mutuellement exclusives qui ne pouvaient coexister ? se demandait-il. Cette pensée le fit frissonner, car si tel était le cas, leurs années de dévotion avaient été vaines, ils avaient poursuivi une chimère. La foi était-elle justement cela, la volonté et la capacité de croire, en l’absence de toute preuve ? La découverte d’une preuve serait-elle la mort de la foi ? Si telle était la situation, que choisiraient-ils ? Il se demandait s’il était possible que les hommes aient déjà essayé ce qu’ils tentaient à leur tour maintenant, s’ils avaient compris que la vérité n’existait pas, qu’il n’y avait que la foi et si, incapables d’accepter la foi sans preuve, ils l’avaient aussi abandonnée. Rien dans les livres ne permettait de penser qu’il en avait été ainsi, mais bien sûr, ils avaient beau en posséder des milliers, ce n’était pas la totalité. Existait-il, quelque part sur terre, un livre – ou plusieurs – tombant en poussière, ou déjà réduit en poudre, dans lequel ce qu’avait fait l’homme – ses efforts et son échec – serait clairement expliqué ?
Il avait déambulé dans le jardin tout l’après-midi, ce qui n’avait rien d’extraordinaire car il marchait souvent là. Marcher l’aidait à penser et, de plus, il aimait la beauté du jardin – le changement des feuilles, la période de la floraison, le miracle de la vie et de la mort, le chant des oiseaux, leur vol, la brume légère sur les collines qui dominaient le fleuve et, de temps en temps, l’orchestration des arbres à musique – bien qu’il ne fût pas sûr d’approuver totalement les arbres à musique. Il se dirigea maintenant vers la porte de la salle du chapitre et, au moment où il l’atteignait, l’orage éclata. Des trombes d’eau s’abattirent sur le jardin, résonnant sur le toit, remplissant les gouttières, transformant presque instantanément chaque allée en un ruisseau débordant.
Il ouvrit la porte et rentra, mais il resta un moment sur le seuil, laissant la porte entrouverte pour contempler le jardin sous les torrents de pluie qui se déversaient bruyamment sur l’herbe et les fleurs. Près du banc, le vieux saule pleureur se courbait dans le sens du vent, comme s’il essayait d’arracher les racines qui le retenaient.
Quelque chose battait quelque part. En tendant l’oreille, il finit par identifier ce que c’était. Le vent avait ouvert la grande grille métallique du mur d’enceinte et elle claquait maintenant librement contre le mur de pierre. Si on ne la fermait pas convenablement, elle risquait de se casser.
Ézéchiel repassa la porte et la referma derrière lui. Il descendit l’allée transformée en ruisseau dans les rafales de pluie battante qui lavaient son corps à grande eau. L’allée tournait au coin de la maison et il marchait maintenant contre le vent, ayant l’impression qu’une main géante s’appuyait sur sa poitrine et poussait pour le retenir. Sa robe brune lui collait au corps et battait dans la bourrasque.
Il arriva devant la grille. Elle tournait sur ses gonds et cognait contre le mur, chaque impact faisant trembler le métal.
Mais son attention fut attirée par autre chose. À côté de la grille, à demi sur l’allée, gisait une forme étendue en chien de fusil. Malgré le rideau de pluie il vit quand même qu’il s’agissait d’un homme.
Le corps était étendu, face contre terre, et quand il le retourna, il aperçut la coupure déchiquetée qui partait de la tempe et traversait le visage. Il n’y avait pas de sang car la pluie lavait le visage, mais une déchirure livide dans la chair.
Il mit ses bras autour du corps et se releva, soulevant l’homme. Il fit demi-tour et remonta l’allée en luttant contre la pression du vent qui l’aurait conduit à une allure endiablée s’il n’avait résisté.
Il atteignit la porte de la salle du chapitre et entra. Il ferma la porte d’un coup de pied et traversa la pièce jusqu’à un banc le long du mur. Il posa l’homme dessus. Ce dernier respirait encore, il voyait sa poitrine se soulever et s’abaisser. C’était un jeune homme, ou ce semblait être un jeune homme, nu à l’exception d’un pagne, d’un collier de griffes d’ours et d’une paire de jumelles qui pendaient à son cou.
Un étranger, pensa Ézéchiel, un être humain surgi du néant qui, par la grâce de Dieu, avait cherché refuge ici contre l’orage mais avait été assommé par la grille qui s’était mise à battre follement quand il l’avait ouverte.
C’était la première fois qu’un être humain venait chercher refuge et aide dans cette maison au cours des nombreuses années que les robots avaient passées dans le monastère. Mais c’est normal, pensa-t-il, car cet endroit avait historiquement été un lieu de refuge et d’aide pendant des siècles. Un frisson le parcourut, un frisson d’émoi et de dévotion. C’était une charge qu’ils devaient accepter, un devoir, une obligation qu’ils avaient à remplir. Il fallait des couvertures pour réchauffer ce jeune homme, de la nourriture chaude, du feu, un lit – et il n’y avait ici ni couverture, ni nourriture chaude, ni feu. Cela faisait des années qu’il n’y en avait plus puisque les robots n’en avaient pas besoin.
— Nicomède ! cria-t-il. Nicomède !
Ses cris résonnèrent entre les murs, comme si d’anciens échos avaient été réveillés par magie, des échos qui attendaient depuis nombre et nombre d’années.
Il entendit un bruit de pas précipités. Une porte s’ouvrit brusquement et ils arrivèrent en courant.
— Nous avons un hôte, dit Ézéchiel. Il est blessé, et nous devons nous occuper de lui. Que l’un de vous coure à la maison et trouve Thatcher. Dites-lui que nous avons besoin de nourriture, de couvertures et d’un moyen de faire du feu. Qu’un autre casse un peu de mobilier et le mette dans la cheminée. Tout le bois que nous pourrions ramasser dehors est mouillé. Mais essayez de choisir les pièces qui ont le moins de valeur ! Peut-être de vieux tabourets, une chaise ou une table cassée.
Il les vit partir et entendit claquer la porte extérieure quand Nicomède plongea dans la tempête pour monter jusqu’à la maison.
Ézéchiel s’accroupit à côté du banc et garda les yeux fixés sur le jeune homme. Sa respiration était régulière et son visage avait un peu perdu de la pâleur qui avait percé sous le hâle. Maintenant que la pluie ne la nettoyait plus, du sang suintait de la coupure et coulait sur son visage. Ezéchiel l’essuya doucement avec l’un des coins de sa robe trempée de pluie.
Il éprouvait une profonde et durable impression de paix intérieure, de plénitude, un sentiment de compassion et de dévouement envers l’homme qui gisait sur le banc. Il se demandait si c’était là le véritable rôle des personnes – ou des robots – qui habitaient cette maison : non pas la vaine recherche de la vérité, mais le secours de ses semblables ? Mais il savait que ce n’était pas tout à fait vrai, pas de la manière dont il le disait. Car ce n’était pas l’un de ses semblables qui gisait sur le banc, ce ne pouvait pas être l’un de ses semblables, un robot n’était pas le semblable d’un homme. Mais, si un robot remplaçait l’homme, s’il prenait la place de l’homme, s’il suivait l’enseignement de l’homme et essayait de reprendre la tâche que l’homme avait abandonnée, n’était-il pas, dans une certaine mesure, le semblable des êtres humains ?
Il s’arrêta, consterné.
Comment pouvait-il penser, même après le plus intelligent raisonnement, qu’un robot puisse être le semblable d’un être humain ?
Vanité, cria-t-il en lui-même. Faire preuve de vanité présomptueuse serait sa mort – sa damnation.
Et sa consternation redoubla, car comment un robot pouvait-il se croire digne de la damnation ?
Il n’était rien, rien, rien. Et pourtant, il singeait l’homme. Il portait une robe, s’asseyait quand il n’avait besoin ni de porter une robe, ni de s’asseoir. Il fuyait l’orage quand ses pareils n’avaient nulle raison de fuir puisqu’ils ne craignaient ni l’humidité, ni la pluie. Il lisait les livres que l’homme avait écrits et essayait d’arriver à comprendre là où l’homme avait échoué. Il adorait Dieu : c’était peut-être là le plus grand blasphème, pensa-t-il.
Il s’accroupit sur le sol, près du banc, laissant monter en lui la peine et l’horreur.