Ils attendaient sur la berge du fleuve, les canoës tirés sur la plage de galets. Quelques-uns des hommes étaient accroupis devant un minuscule feu de bois flottant et faisaient griller du poisson qu’ils avaient péché. D’autres étaient assis non loin de là et parlaient. L’un d’eux dormait profondément sur les galets et Jason, en le regardant, se dit que c’était là un lit bien inconfortable.
Le fleuve était plus étroit ici, beaucoup plus étroit qu’il ne l’était au camp d’où ils étaient partis. Le courant était fort, les eaux étincelaient au soleil, se précipitant entre de hautes falaises, glissant vers une chute invisible.
Derrière eux se dressait l’édifice évasé du Projet – mince rouleau de métal noir qui semblait à la fois massif par ses dimensions mêmes et pourtant si fragile qu’on se demandait s’il ne flottait pas dans la brise.
— Est-ce que tu as eu la même pensée que moi ? demanda John à Jason.
— Tu veux dire à propos de ce avec quoi peut bien parler le Projet ?
— C’est cela, dit John. Crois-tu que ce soit possible ? Est-ce qu’un super-robot, ou un ordinateur très perfectionné, ou quoi que soit cette chose là-haut, pourrait entrer en contact avec le Principe ?
— Peut-être ne fait-il que l’écouter, qu’en avoir conscience ?
Peut-être en tire-t-il des informations ? Il ne parle peut-être pas vraiment avec lui.
— Ce n’est pas forcément le Principe, dit John. Cela pourrait être une autre race, ou plusieurs autres races. Nous en avons trouvé quelques-unes, bien que celles avec lesquelles nous pouvons communiquer soient très peu nombreuses car nous n’avons pas de bases de compréhension communes. Mais, un dispositif biologico-mécanique tel que celui-ci est peut-être à même de trouver un terrain de compréhension. Il a peut-être un cerveau – si on peut parler de cerveau dans son cas – plus souple que le nôtre. Ses bases de compréhension sont sans doute largement égales à celles de l’humanité. Depuis des centaines d’années, les robots ont alimenté ses mémoires d’autant de connaissances humaines qu’ils ont réussi à en rassembler. C’est probablement l’entité la plus instruite qui se soit jamais trouvée sur Terre. Il a accumulé l’équivalent de l’enseignement de plusieurs centaines d’universités ou de collèges. La seule force de ce savoir – qui a été conservé intact dans son intégralité puisqu’il n’est pas soumis aux pertes de mémoire de l’esprit humain – lui a peut-être donné une plus grande largeur de vue qu’à n’importe quel homme.
— Il est en avance sur nous, quel que soit son interlocuteur, dit Jason. Il n’y a par là-bas que très peu d’intelligences avec lesquelles nous avons pu établir une communication quelconque – sans parler d’une communication cohérente. Et, si j’ai bien compris, la communication qu’a établie ce super-robot est très cohérente.
— Sans doute, et pour deux raisons, dit John. Tout d’abord, il est peut-être capable de déchiffrer les symboles du langage…
— C’est la fonction de tout ordinateur, fit remarquer Jason.
— Et, deuxièmement, un bon ordinateur doit avoir non seulement une compréhension meilleure et différente, mais encore une compréhension plus vaste. Il a peut-être un champ de compréhension plus grand que celui que peut avoir un être humain. Dans de nombreux cas, nous n’avons pas réussi à établir de communication à cause de notre incapacité de comprendre un mode de pensée et une échelle de valeurs différents des nôtres.
— Cela prend longtemps, dit Nuage Rouge. Croyez-vous que cette monstruosité là-haut ait des difficultés à prendre une décision ? Mais je pense que, quoi qu’il réponde, cela ne fera pas grande différence. Je doute qu’il puisse nous aider en quoi que ce soit…
— Ce n’est pas une monstruosité, monsieur, dit Ezéchiel. Pour mes semblables, c’est une construction qu’il est logique d’entreprendre – encore que je m’empresse d’ajouter que ceux qui sont comme moi ne le feraient pas. Même si c’est logique, c’est une abomination construite par un orgueil coupable. Pourtant, je suis sûr que s’il en décide ainsi, il peut nous aider. Car, construit logiquement, il considérerait le problème logiquement…
— Nous allons le savoir car voici Stanley qui descend le sentier, annonça Jason.
Ils se levèrent et attendirent le robot étincelant. Celui-ci déboucha du sentier et vint sur la plage pour leur faire face. Il les dévisagea tour à tour.
— Pour vous, les nouvelles sont mauvaises, dit-il finalement.
— Vous n’allez donc pas nous aider ? dit Jason.
— Je suis sincèrement désolé, répondit le robot. Mon désir personnel serait de coopérer avec vous autant que nous le pourrions, mais nous avons construit le Projet, c’est l’un d’entre nous, le plus grand d’entre nous – je devrais peut-être dire (il fit un signe vers Nuage Rouge) notre chef, et nous devons donc nous conformer à son jugement. Car cela n’aurait pas de sens de créer un chef si nous ne lui faisions pas confiance et si nous ne le suivions pas.
— Mais sur quelles bases a-t-il pris sa décision ? s’enquit Jason. Est-ce parce que vous ne nous faites pas confiance ? Ou parce qu’à votre avis le problème est moins important que nous ne l’avons dit ?
Stanley secoua la tête :
— Aucune de ces raisons n’est la bonne, dit-il.
— Évidemment, vous vous rendez compte que si les Autres reviennent, ils pourront vous prendre sous leur domination – et le Projet lui aussi ?
Ezéchiel dit :
— Vous devez certainement à ces messieurs au moins la courtoisie…
— Ne te mêle pas de ça ! fit Stanley d’une voix sèche.
— Je m’en mêlerai ! dit Ézéchiel en martelant ses mots d’une colère inhabituelle. Ce sont les créatures qui nous ont faites. Ce sont nos créateurs. Nous leur devons toute notre loyauté. Votre Projet lui-même leur doit loyauté car pour le concevoir et le construire, vous avez non seulement utilisé l’intelligence que les humains nous ont donnée, mais c’est aussi dans le monde humain que vous avez récupéré les matériaux nécessaires à sa construction ainsi que le savoir que vous lui avez donné.
— Nous ne cherchons plus la loyauté, dit Jason. Peut-être n’aurions-nous dû jamais la chercher ? Je pense même parfois que nous vous devons des excuses pour vous avoir construits. Nous ne vous avons certainement pas donné un monde dont vous puissiez nous être reconnaissants. Mais, étant donné la tournure que prennent les choses maintenant, nous sommes tous concernés. Si les Autres reviennent occuper la planète, nous souffrirons tous.
— Que voulez-vous ? demanda Stanley.
— Votre aide, évidemment. Mais puisque vous ne pouvez nous la donner, je pense que nous avons le droit de demander pourquoi vous nous la refusez.
— Cela ne vous sera d’aucun réconfort.
— Qui parle de réconfort ? Ce n’est pas du réconfort que nous sommes venus chercher !
— Très bien, dit Stanley. Puisque vous insistez. Mais je ne peux pas vous le dire.
Il atteignit le sac qui était suspendu à sa taille, en sortit un morceau de papier qu’il déplia et lissa.
— Voici la réponse que nous a donnée le Projet, dit-il.
Il tendit le morceau de papier à Jason. Trois lignes étaient imprimées dessus. Elles disaient :
La situation en question nous est indifférente. Nous pourrions aider l’humanité, mais il n’y a aucune raison pour que nous le fassions. L’humanité est un facteur transitoire et ne nous concerne pas.