23.

Oncle Jason avait dit qu’elle devrait d’abord lire l’histoire – en commençant par les histoires générales. Il avait dit que cela lui donnerait une base pour comprendre le reste.

Et maintenant, assise devant le bureau dans la bibliothèque, écoutant le murmure du vent nocturne dans les gouttières, la grosse bougie posée devant elle ayant presque brûlé jusqu’à sa base, Étoile du Soir se demandait avec lassitude s’il était besoin de comprendre. La compréhension ne ferait pas disparaître du front d’Oncle Jason les rides d’inquiétude. Elle ne garantirait pas que, au cas où les Autres reviendraient, les forêts et les plaines à bisons resteraient comme avant le domaine de son peuple. Et cela ne lui dirait pas ce qu’il était advenu de David Hunt.

Elle devait reconnaître que, pour elle, cette dernière considération était la plus importante de toutes. Il l’avait tenue dans ses bras et embrassée le jour où ils avaient trouvé la créature du vallon, et ils étaient revenus à la maison ensemble, la main dans la main. Et c’était la dernière fois qu’elle l’avait vu, la dernière fois que quiconque l’avait vu. Elle avait parcouru les bois, espérant le trouver ou découvrir quelque indice de l’endroit où il avait pu aller, et elle se souvint même, en rougissant de honte, qu’elle était descendue jusqu’au monastère pour demander s’il y était passé. Les robots étaient restés indifférents. Ils avaient été polis, mais à peine aimables, et elle était rentrée à la maison en se sentant en quelque sorte avilie, comme si elle s’était montrée nue à ces hommes de métal indifférents.

L’avait-il fuie ? se demandait-elle. Ou bien avait-elle vu plus qu’il n’y avait vraiment dans ce qui s’était passé ce jour-là au creux du vallon ? Tous deux, elle s’en rendait bien compte, avaient été secoués par ce qui venait alors de se passer, et ils avaient peut-être trouvé l’un dans l’autre un exutoire au flot de leurs émotions. Et, avec un certain recul, peut-être cela ne voulait-il rien dire du tout ? Elle ne croyait pas que ç’avait été le cas, se dit-elle. Elle y avait réfléchi depuis et était arrivée à la conclusion que les événements n’avaient fait que provoquer quelque chose qu’elle ressentait déjà, qu’elle savait déjà mais dont elle n’avait pas entièrement pris conscience – c’est-à-dire qu’elle aimait cet errant qui venait de l’ouest. Mais elle se demandait s’il s’était posé la même question et s’il avait trouvé une autre réponse ?

S’était-il enfui ? Ou bien, avait-il encore quelque chose à chercher – après tous ces mois, tous ces kilomètres de quête, cherchait-il encore ? Était-il persuadé que ce qu’il recherchait – sans peut-être savoir vraiment ce que c’était – ne se trouvait pas dans cette maison, ni en elle-même, et avait-il continué à avancer vers l’est dans sa quête sans fin ?

Elle repoussa le livre et resta assise dans l’ombre et le calme de la bibliothèque, avec ses rangées de livres, devant la bougie qui coulait en arrivant à sa fin. L’hiver allait bientôt arriver, se dit-elle, et il aurait froid. Elle aurait pu lui donner des couvertures, des vêtements qui lui auraient tenu chaud. Mais il ne lui avait pas dit qu’il s’en allait et elle n’avait aucun moyen de le savoir.

Elle revécut une fois encore en esprit le jour où ils avaient trouvé la créature. Tout avait été extrêmement troublant et il lui était encore impossible de mettre de l’ordre dans ses pensées, de se dire que ceci était arrivé en premier, puis cela, puis encore cela. Tout était mélangé, comme si tout était arrivé en même temps, sans intervalle de temps – et pourtant, elle savait bien que cela ne s’était pas passé ainsi, qu’il y avait eu une progression dans les événements, bien que tout se soit très vite passé et sans régularité. Le plus bizarre était qu’elle avait du mal à dégager ce qu’avait fait David de ce qu’elle avait fait. Ils n’avaient peut-être pas tout fait ensemble, et elle se demanda une fois de plus si l’un d’eux aurait pu faire quoi que ce soit tout seul, ou s’il avait fallu qu’ils soient tous les deux ensemble pour que chacun puisse agir.

Et, finalement, qu’avait-elle fait ? Que lui était-il arrivé ? Elle essaya de se rappeler, mais ne put rassembler que des souvenirs fragmentaires alors qu’elle était sûre que ce qui était arrivé formait un tout, et que ce dont elle se souvenait n’était que les pièces d’un puzzle. Le monde, l’univers s’étaient ouverts devant elle – du moins, elle pensait, à la réflexion, que ce devait avoir été l’univers – et lui avaient été révélés dans tous leurs détails. Elle avait vu toute la connaissance, toutes les raisons – un univers dans lequel il n’y avait ni temps, ni espace, car le temps et l’espace n’y avaient été mis que pour empêcher qui que ce soit de l’appréhender. Elle avait vu, pendant un instant, en un éclair aveuglant, à demi intuitivement, un instant qui n’avait pas assez duré pour que son cerveau ait le temps de l’enregistrer. Une fraction de seconde seulement elle avait su, pris instinctivement conscience, et cette fraction de seconde s’était si rapidement dissipée qu’elle n’avait fait que laisser une impression et non un souvenir certain, ni de connaissance sûre. Il ne lui restait que des impressions, comme un visage entr’aperçu en un éclair avant que les ténèbres ne se referment sur lui.

Était-ce là, pouvait-ce être la réalisation de ce qu’elle avait essayé de dire à Grand-Père Chêne quand, sachant que quelque chose lui arrivait, qu’un changement allait se produire mais ignorant lequel, elle lui avait dit qu’elle pourrait à nouveau s’en aller, mais différemment de lorsqu’elle était partie au pays du riz sauvage ? Si c’était là ce qui s’était passé, pensa-t-elle, s’il s’agissait d’une nouvelle faculté du même ordre que celle qui permettait d’aller dans les étoiles, et si elle n’avait rien imaginé, elle n’aurait plus jamais à aller nulle part car elle y était déjà, elle était déjà à n’importe quel endroit où elle puisse désirer être.

C’était la première fois que l’idée que ce pouvait être une nouvelle faculté lui venait, et elle se sentit troublée et effrayée, non pas tant par les implications de cette idée que par le fait qu’elle lui soit venue, qu’elle se soit permis de l’avoir, même inconsciemment. Assise, raide et droite, tendue dans l’ombre de la pièce à la lueur tremblotante de la bougie mourante, il lui sembla de nouveau entendre les bruits et les murmures de tous ces fantômes blottis au milieu de leurs œuvres, dans le dernier refuge qui leur restait sur Terre.

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