34.

Quand il entra dans la pièce, elle était assise devant le bureau, les livres étalés devant elle. À la faible lumière des bougies, elle ne fut pas sûre, un bref instant, que c’était bien lui. Puis elle réalisa que c’était vrai. Elle se leva d’un bond.

— David ! dit-elle.

Immobile, il la regardait et elle constata qu’il n’avait plus ni son arc, ni son carquois de flèches. Il lui manquait aussi autre chose – il n’avait plus son collier de griffes d’ours. C’était idiot de remarquer des choses de ce genre alors que l’important était qu’il soit revenu, pensa-t-elle.

— Le collier, dit-elle en se sentant stupide de ses paroles, involontaires, mais qu’elle avait quand même prononcées.

— Je l’ai jeté, dit-il.

— Mais, David…

— J’ai rencontré le Marcheur. Je n’ai pas eu besoin de l’arc. Ma flèche ne l’a pas frappé, elle n’a touché que le vaisseau.

Elle ne répondit pas.

— Tu croyais que le Marcheur n’était qu’une ombre dans mon esprit ?

— Oui, dit-elle. Un reste de folklore, une histoire ancienne…

— Il l’était peut-être, je ne sais pas, dit-il. C’était peut-être l’ombre de cette grande race de constructeurs qui a vécu ici autrefois. Une race différente de nous, différente de toi et moi.

L’ombre qu’ils ont jetée sur le pays, qui est restée même après leur départ.

— Un fantôme, dit-elle. Un spectre.

— Mais il a disparu, maintenant il ne marche plus, dit-il.

Elle fit le tour du bureau et il vint rapidement à sa rencontre.

Il mit ses bras autour d’elle et la serra contre lui.

— C’est tellement étrange, nous deux, dit-il. Je peux guérir les choses, je peux soigner les malades. Tu vois tout ce qu’il y a et tu me le fais voir aussi. Tout ce qui existe devient clair dans ton esprit.

Elle ne répondit pas. Il était trop près, trop réel. Il était de retour. Il ne restait plus de place pour une réponse. Mais, dans son esprit, elle dit à Grand-Père-Chêne « C’est un nouveau commencement… »

— Je vais bientôt partir, dit John, mais je ne resterai pas aussi longtemps absent cette fois.

— Je déteste te voir partir, dit Jason. Reviens dès que tu le pourras. Nous avons été jeunes ensemble…

— Nous avons eu de bons moments, dit John.

— Il y a quelque chose de très spécial entre deux hommes qui sont frères, dit Jason.

— Nous n’avons plus à nous inquiéter maintenant, dit John, la Terre est sauve. Nous pouvons continuer comme avant. Les Indiens et les robots peuvent suivre la voie qu’ils veulent. Les Autres n’accepteront peut-être pas totalement l’idée du Principe, ils vont y penser un moment, y réfléchir, en parler entre eux. Ils vont s’imaginer, comme l’a dit Harrison, que ce n’est probablement qu’un conte de fées. Ils vont faire une tentative vers la Terre. Je pense que c’est presque sûr. Si c’est ce qu’ils font, ils en seront empêchés, et alors ils croiront.

Jason acquiesça :

— C’est vrai. Mais il y a cette histoire du Projet.

— Du Projet ?

— Tu veux dire que tu n’y as pas pensé ?

— Tu parles par énigmes, Jason.

— Non, pas du tout, répondit ce dernier. C’est simplement que tu n’y as pas réfléchi. Personne ne l’a fait. Ils pensent tous que le Principe n’a fait que l’utiliser comme garçon de courses.

— Eh bien, est-ce que c’est faux ?… Une minute, tu ne penses tout de même pas…

— Si, dit Jason. Ce n’est pas un garçon de courses pour le Principe, mais son porte-parole. Qu’ont-ils en commun ? Nous nous demandions si le Projet ne faisait que l’écouter, mais nous savons maintenant que c’est faux. Ils se parlaient. Le Projet a dit ce qui se passait au Principe et celui-ci lui a répondu quoi faire…

— Je pense que tu as peut-être raison, dit John. Mais, souviens-toi que nous avons rencontré d’autres intelligences et que nous n’avons pas eu beaucoup de succès…

— Ce dont tu ne te rends pas compte, dit Jason, c’est que le Principe n’est pas un extra-terrestre de plus, ce n’est pas une intelligence de plus que l’on rencontre dans l’espace. Il aurait pu nous parler, je pense, et à n’importe lequel d’entre nous s’il l’avait voulu.

John grogna :

— Cela soulève une question, Jason. Les êtres semblables parlent entre eux. Penserais-tu que le Principe puisse être – non, c’est impossible. Ce doit être autre chose. Le Principe n’est pas une machine, je pourrais le jurer. J’ai vécu sur ses bords pendant des jours.

— La question n’est pas là, dit Jason. Le Principe n’aurait rien voulu avoir à faire avec une simple machine. Ce que je me demande, c’est s’il serait possible que le Projet ne soit plus une machine. Jusqu’à quel point peut aller une machine avant de devenir quelque chose d’autre qu’une machine ? Quelle évolution est nécessaire avant qu’une machine devienne quelque chose d’autre – une autre forme de vie ? Différente de la nôtre. Il faudrait qu’elle soit différente, mais quand même une forme de vie…

— Tu te laisses emporter par ton imagination, dit John. Et même si ce n’est pas le cas, nous n’avons rien à craindre. Les robots sont nos amis. Il faut qu’ils soient nos amis – enfin mon vieux, tout de même, nous les avons construits !

— Je ne crois pas que ce ne soit que de l’imagination, dit Jason. Je crois que ce que je pense est fondé, qu’il y a certaines preuves. Je me demande si le Principe – quoi qu’il soit – a trouvé avec le Projet une identité plus grande qu’avec la race humaine. Et c’est là le genre de choses qui me donne le frisson.

— Même si c’est le cas, et je ne le crois pas, cela ne ferait aucune différence pour nous, dit John. En dehors de Martha et de toi, nous sommes tous loin dans les étoiles. Dans quelques milliers d’années, peu d’entre nous se soucieront du Principe ou de la Terre. Nous avons notre libre arbitre, nous allons où nous voulons, nous faisons ce que nous voulons. Et cette faculté d’aller dans les étoiles n’est qu’un début, j’en suis sûr. Dans les siècles à venir, la race développera de nouvelles facultés. Je ne sais pas ce qu’elles seront, mais je sais qu’elles viendront.

— J’ai peut-être la vue courte, reconnut Jason. Je vis trop près de la Terre. Je n’ai jamais acquis la largeur de vue que vous avez. En ce qui concerne le Projet, quand la situation en sera arrivée au point où elle pourra avoir des répercussions, Martha et moi aurons disparu depuis longtemps. Mais les Indiens vont rester ici. Que se passera-t-il en ce qui les concerne ? De nous tous, ils sont peut-être la fraction la plus importante de la race humaine.

John gloussa :

— Tout ira bien pour les Indiens. Ils ont acquis la base la plus solide de nous tous. Ils ont fait un pacte avec la planète, ils en sont devenus une partie.

— J’espère que tu as raison, dit Jason.

Ils restèrent assis en silence, devant le feu qui vacillait dans le foyer, écoutant les soupirs de la cheminée. Le vent tirait sur les gouttières, la vieille maison gémissait sous le poids des ans dans le silence de la nuit.

John dit finalement :

— Il y a une chose que je veux savoir, et j’exige la vérité. Que s’est-il passé avec ton extra-terrestre ?

— Il est parti, dit Jason. Il est retourné chez lui. Il est resté plus longtemps qu’il n’en avait l’intention parce qu’il fallait qu’il raconte à quelqu’un ce qui était arrivé, il fallait qu’il remercie quelqu’un. David était l’homme à remercier car c’est lui qui a agi, mais David n’a jamais entendu un mot de ce qu’il lui disait. Alors, il est venu me voir et il me l’a dit.

— Et tu l’as répété à David ? Lui as-tu transmis les remerciements ?

Jason fit un signe négatif :

— Non, pas encore. Peut-être jamais. Il n’est pas prêt. Cela pourrait l’effrayer, il pourrait s’enfuir de nouveau, j’en ai parlé à deux personnes, à toi et à Ézéchiel.

John fronça les sourcils :

— Était-ce très malin d’en parler à Ézéchiel ?

— Je me le suis demandé, dit Jason, et finalement je l’ai fait. Cela semblait… Eh bien, cela semblait faire partie de son rayon. Il est tellement accablé de soucis, de culpabilités imaginaires, que j’ai pensé que cela pourrait l’aider, que cela lui donnerait un souci solide et positif, pour changer.

— Ce n’était pas vraiment ce que j’ai voulu dire quand j’ai posé la question, dit John. Ce qui m’inquiète, c’est cette histoire d’âme. Honnêtement, crois-tu qu’il soit possible que ce bizarre personnage de l’ouest ait donné une âme à l’extra-terrestre ?

— C’est ce que celui-ci affirme.

— Il le dit. Mais toi, qu’en penses-tu ?

— Parfois, je pense que l’âme est peut-être un état d’esprit, dit Jason.

Inquiet, Ézéchiel parcourait de long en large le jardin du monastère.

Il se disait qu’il était impossible que ce que lui avait rapporté M. Jason soit vrai. M. Jason devait avoir mal compris. Il souhaitait que l’extra-terrestre soit encore là pour pouvoir lui parler, bien que M. Jason ait dit que, même s’il avait été là, il n’aurait pas pu communiquer avec lui. Il n’avait aucun moyen de communiquer avec l’extra-terrestre.

La nuit était silencieuse et les étoiles lointaines. Un vent d’hiver souffla sur les collines automnales. Ezéchiel frissonna quand le vent l’atteignit, et il fut aussitôt dégoûté de lui-même et légèrement effrayé. Il ne devrait pas frissonner dans le vent, il lui était impossible de le sentir. Était-il possible qu’il soit en train de se transformer en être humain ? se demanda-t-il. Pouvait-il vraiment, dans son humanité, sentir le vent ? Et il se retrouva encore plus effrayé d’avoir pensé qu’il pouvait être humain que lorsqu’il avait frissonné dans le vent.

Orgueil, pensa-t-il. Orgueil et vanité. Arriverait-il jamais à se débarrasser de son orgueil et de sa vanité ? Et, il pouvait aussi le reconnaître : quand se débarrasserait-il de ses doutes ?

Et, à cet instant, en se posant cette question, il ne réussit plus à se dissimuler ce qu’il avait essayé d’écarter, la pensée qu’il avait essayé d’éviter de regarder en face en se forçant à penser à l’extra-terrestre et à son âme.

Le Principe.

Non, cria-t-il intérieurement avec une terreur subite, non, ce ne peut être vrai ! Il ne peut pas y avoir là la moindre parcelle de vérité. Même y penser est un sacrilège.

Il se rappela violemment à lui-même que, dans ce domaine, il était sûr de lui :

Dieu devait à jamais être un gentil vieux monsieur (humain) avec une longue barbe blanche.

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