8.

Jason se dit qu’il n’aurait pas reconnu son frère s’il l’avait rencontré par hasard. Il avait la même stature, le même maintien dur et fier qu’autrefois, mais son visage était dissimulé par une barbe terne et grisonnante. Il y avait aussi autre chose – une froideur des yeux, une raideur du visage. L’âge n’avait pas adouci John, il l’avait façonné, durci, et lui avait donné une tristesse qu’il n’avait pas naguère.

— John ! dit-il en s’arrêtant sur le seuil. John, nous nous sommes si souvent demandé…

Il s’interrompit, les yeux fixés sur cet étranger qui se trouvait dans la pièce.

— Ne t’en fais pas, Jason, Martha non plus ne m’a pas reconnu, répondit son frère. J’ai changé.

— Je t’aurais reconnu, dit Martha. Avec un peu de temps, je t’aurais reconnu. C’est à cause de ta barbe.

Jason traversa rapidement la pièce, saisit la main tendue de son frère, lui passa un bras autour des épaules et l’attira à lui en le tenant fermement.

— C’est bon de te revoir, dit-il. Tellement bon que tu sois de retour. Cela fait si longtemps…

Ils se séparèrent, reculèrent un peu et restèrent un moment immobiles l’un en face de l’autre, silencieux, chacun examinant l’autre, cherchant en lui l’homme qu’il avait connu.

Finalement, John dit :

— Tu as bonne mine, Jason. Je savais que je te trouverais en forme, tu as toujours su prendre soin de toi, et tu as Martha qui s’occupe de toi. Ce sont certains des nôtres que j’ai rencontrés qui m’ont dit que tu étais resté à la maison.

— Il fallait que quelqu’un le fasse, lui dit Jason. Ça n’a pas été une privation, nous nous sommes fait une bonne vie. Nous avons été heureux ici.

— J’ai souvent demandé de tes nouvelles, dit Martha. J’ai toujours demandé de tes nouvelles, mais personne ne semblait rien savoir.

— Je suis allé très loin vers le centre, répondit John. Il y avait là-bas quelque chose que je voulais découvrir. Je suis allé plus loin vers le centre qu’aucun des nôtres. Quelques-uns d’entre eux m’ont dit ce qui se trouvait là-bas, ou plutôt ce qu’il pouvait bien y avoir car ils ne savaient pas vraiment. J’ai eu l’impression qu’il fallait que quelqu’un aille voir, et aucun des nôtres n’était prêt à le faire. Il fallait que quelqu’un y aille. Il fallait que quelqu’un y aille comme il fallait que quelqu’un reste à la maison.

— Asseyons-nous, proposa Jason. Tu as beaucoup à nous dire, installons-nous confortablement. Thatcher va nous apporter quelque chose et nous pourrons bavarder. As-tu faim, John ?

Son frère fit signe que non.

— Quelque chose à boire, peut-être ? Toute la vieille réserve est partie, mais certains de nos robots se débrouillent pour faire un truc quelconque. Si on le fait vieillir correctement et si on en prend soin, ce n’est pas trop mauvais. Nous avons essayé de faire du vin, mais ce n’est pas la région, le sol ne s’y prête pas et le soleil n’est pas assez fort. Le résultat est toujours médiocre.

— Plus tard, dit John. Une fois que je t’aurai parlé, nous pourrons boire quelque chose.

— Tu es parti découvrir cette chose malfaisante, dit Jason. Ce doit être cela. Nous savons qu’il y a quelque chose de malfaisant par là-bas. On nous a prévenus il y a déjà quelques bonnes années. Personne ne savait ce que c’était – ni même si c’était vraiment malfaisant. Tout ce qu’ils savaient, c’est que cela avait une sale odeur.

— Ce n’est pas malfaisant, lui répondit John. C’est pire que cela : une grande indifférence. Une indifférence intellectuelle. Une intelligence qui aurait perdu ce que nous appelons l’humanité. Qui ne l’a peut-être pas perdu, d’ailleurs, car elle ne l’a peut-être jamais eu. Mais ce n’est pas tout. J’ai retrouvé les Autres.

— Les Autres ! cria Jason. Ce n’est pas possible ! Personne n’a jamais su. Personne n’avait la moindre idée…

— Bien sûr, personne n’a jamais su. Mais je les ai trouvés. Ils sont sur trois planètes, très proches les unes des autres, et ils se débrouillent très bien – peut-être même trop bien. Ils n’ont pas changé, ils sont toujours les mêmes qu’il y a cinq mille ans. Ils ont suivi jusqu’à sa conclusion logique la voie que nous suivions tous il y a cinq mille ans, et maintenant, ils reviennent sur Terre. Ils sont en route pour la Terre.

Une rafale d’eau fouetta subitement les fenêtres, poussée par le vent qui hurlait dans les gouttières, loin au-dessus de leurs têtes.

— Je crois que l’orage a éclaté, dit Martha. Il pourrait bien être mauvais.

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