San-Antonio Après vous, s'il en reste, monsieur le Président

Pour Antoine de CAUNES

qui est digne de ses parents.

Avec tendresse.

San-A.

« — Oui, dit-elle lentement en anglais avec un fort accent germanique. »

William BOYD

(Comme neige au soleil.)

ÇA SE PRÉPARE

Des années que je n’ai pas fait d’angine.

Et puis en voilà une !

Une vraie, bien brûlante : 40° à l’ombre capiteuse de mon trou de balle en fleur.

Le toubib m’a flanqué aux antibiotiques, tu penses, ce qui va me mettre flagada complet ; mais faut choisir entre la guérison rapide avec convalescence pâteuse et la longue maladie sans séquelles.

Alors, je gobe mes millions d’unités, stoïquement, comme s’il s’agissait de petits oursins trempés dans du vitriol.

Ils rechargent la rue devant chez nous et des odeurs de goudron chaud m’arrivent par bouffées dégueulasses, augmentant mon envie de gerber.

J’essaie de ligoter les titres du baveux, mais quelque chose, en moi, est déconnecté. Habituellement je me fous d’un tas de choses ; présentement, tout m’indiffère. Les trucs du monde, je t’en fais cadeau. Les misères éthiopiennes, les polypes cancéreux de Reagan, les attaques à mains armées de roquettes, j’en ai rien à cirer. Trois degrés de plus dans ta viande et tout est dépeuplé ! C’est notre destin à nous autres bestiaux. On se déclare pensants ; on le prouve. Et puis quelques microbes t’investissent et te revoilà bidoche à part entière ; prépourrissante.

Ma lourde fait un petit bruit en s’ouvrant. Ça ne vient pas des gonds, mais le bois a dû gonfler et elle frotte la moquette. C’est une caresse rêche, comme celle que tu donnes à un âne.

Félicie glisse jusqu’à moi, de ce pas de patineur qu’elle adopte lorsque je suis malade.

Je lui souris.

— Comment te sens-tu, Antoine ?

— Pas exactement comme le jour où j’ai été médaillé olympique du décathlon, m’man ; mais enfin j’ai franchi la ligne de partage des eaux !

Je m’efforce de gouailler pour la rassurer. Mes silences l’alarment toujours, Féloche. Contre toute attente, elle garde un visage crispé.

— Tu n’es pas en état de recevoir quelqu’un ?

Drôle de question. J’éprouve un intense sentiment de rejet.

— Je me sens pas très mondain ; de qui s’agit-il ?

Elle chuchote avec des lèvres guindées :

— Le Président.

M’man, pour tout te dire, elle vote plutôt à droite. Son créneau politique ce serait M. Chaban-Delmas dont elle déplore l’effacement et espère le retour. Quand on la pousse un peu, elle dit que M. Chirac l’a assassiné pour faire élire un homme qu’il devait assassiner à son tour par la suite. Elle le trouve shakespearien, le grand Chiraco, naufrageur par vocation. Elle prétend que c’est négatif une attitude pareille, et que le jeu patouilleur de la politique est une bien triste chose. Le présent locataire de l’Elysée, franchement, c’est pas son style, m’man. Toutefois elle respecte sa fonction. Elle pense qu’il a eu beau se faire limer les chailles, elles continuent de lui jaillir des babines.

Messagère de la République française, une et infiniment divisible, elle attend ma réponse. Faut-il que je sois mal en point pour ne pas avoir compris qu’il s’agissait de Sa Majesté l’Empereur Nez-Rond. Aucune autre personne en ce monde ne saurait motiver sa démarche.

— Dis-lui de monter !

Elle approuve mon courage d’un battement de cils. Allons, son garçon est digne de sa race. Il répond « Présent » quand la patrie le turlute.

Elle s’éclipse, laissant la porte ouverte. Ma pomme, je fais un effort pour me mettre sur mon séant ; me requinquer un chouïe, pas faire trop déjeté.

La fièvre cogne à mes tempes et mon regard est brûlant. Y a comme une vapeur tremblotante devant ma vue.

Un pas preste dans l’escalier.

Le voilà ! Tiens, je me rappelais plus qu’il était si petit. D’après Dalida qui a bien connu les deux, Napoléon Ier était de la même taille, mais en plus grand ; probablement à cause des bottes, de la gloire et du bicorne. Il suffit de pas grand-chose pour rehausser un homme, et d’encore moins pour l’abaisser.

Le Prestigieux est debout, à l’orée de ma chambre, captant celle-ci de son œil paterne de busard perché, engoncé dans ses plumes et guignant l’arrivée de la diligence.

Je rassemble ce qui me reste de salive, mais ma pauvre bouche martyre n’en contient pas plus qu’une banane déshydratée.

— M’ rspct, m’st l’ Prsdnt ! articulé-je tant mal que bien, incapable de prononcer les belles et pleines voyelles, ces fruits mûrs de la langue.

Il s’avance de son pas mécanique d’automate d’avant-guerre. Y a même le bruit, mais il provient d’un début d’arthrose.

Il est saboulé en clair, dans ces teintes beigeâtres qu’il affectionne et qui sont si peu compatibles avec sa fonction. Un jour que son psychanalyste était soûl, il m’a confié que ce penchant pour les complets café au lait a pris sa source dans son adolescence, lorsque le futur illustre contemplait la vitrine des Dames de France de sa ville.

Le Président garde ses bras le long de son corps. Je n’aurai pas droit à la poignée de main contaminatrice.

Sa belle figure d’empereur romain constipé est mystérieuse comme une nuit dans la jungle birmane. Enfin, ses lèvres s’avancent pour proférer. Quand il va dire, une brusque malice maquignonne éclaire son regard.

Je pense qu’il va s’enquérir de ma santé ; au lieu de, il murmure en désignant le journal étalé sur le lit :

— Vous lisez Libération ?

— Oui, dis-je, c’est le seul hebdomadaire qui paraisse tous les jours.

Le plumier des Français charge ses lèvres d’une moue. Puis il déclare :

— Ces gens ont trop d’esprit pour être sincères. Ils me font davantage de mal que certains confrères de l’opposition.

Un temps.

J’ai la présence d’esprit de proposer :

— Asseyez-vous, monsieur le Président.

Mon visiteur avise une chaise ancienne, en bois de noyer, qui appartenait déjà à la grand-mère de Félicie. Il va l’emparer et la plante presque au mitan de ma turne, soucieux de préserver sa position de monarque et de mettre un espace convenable entre mes staphylocoques — fussent-ils dorés — et lui.

Son attitude est celle qu’il adopte pour se faire photographier en compagnie d’un chef d’Etat étranger ; que généralement, t’auras remarqué, les deux potes-en-tas sont assis à dache, à des années-lumière l’un de l’autre, ce qui doit les obliger à hurler pour échanger leurs confidences dans des dialectes différents.

— Votre visite m’honore, je lâche.

Toujours sans placer les voyelles, mais je les mets dans mon texte, pas que tu te fatigues la cérébrance.

Battements de paupières. Il conçoit qu’effectivement sa venue soit comblante. Il a la mimique du grossium qui lâche un pourboire démesuré mais que les remerciements agacent.

Les gonziers rechargeurs continuent de noyer notre rue sous des flots visqueux et l’air empeste le goudron en fusion.

J’attends que le Président s’explique. Mais rien ne vient. Il reste assis sur sa chaise comme sur son prie-dieu à la messe du dimanche ; bloqué dans sa rêverie boudeuse.

Ce genre de scène muette devient vite pénible ; aussi prends-je sur ma gorge de rompre le silence :

— Puis-je vous demander la raison de votre venue, monsieur le Président ?

De la main, il m’enjoint de la boucler, ce dont je ne demande pas que mieux, comme dirait Bérurier.

Puis le Précieux secoue sa tête de l’Etat :

— Je ne sais plus, avoue-t-il.

Dès lors, je sursaute. Alarmé ! Je passe outre ma fièvre, mon corgnolon en feu, ma tremblote…

Visiblement, quelque chose ne va pas.

Je flaire un danger, d’autant plus inquiétant qu’il est imprécis.

— Vous ne vous rappelez plus pourquoi vous êtes chez moi, monsieur le… ?

— Non. Je cherche…

J’efforce de lui viendre en aide (de camp) :

— Une mission délicate, probablement ?

— Vous pensez ?

— Ça me paraît plausible.

Il réfléchit.

— Attendez…

J’attends. Heureusement qu’il s’est constitué ce masque de souverain poncif : ça le protège, l’isole. Visage de bois, t’as pas besoin de trop penser derrière.

Soudain, son œil se remet à friser. Il s’est récupéré.

— Je sais ! s’écrie-t-il.

Il avance son séant tout au bord de la chaise pour gagner dix centimètres, ce qui va lui permettre de baisser quelque peu la voix.

— C’est à cause de cela que je viens vous voir, San-Antonio ; à cause de ces brusques pertes de mémoire.

— Je suis flic, monsieur le Président, pas neuropsychologue.

— J’ai consulté un neuropsychologue. Sans lui révéler l’étendue du problème, bien entendu. Vous connaissez ces gens, hein ? Le serment d’Hippocrate, sur l’oreiller, avec une donzelle perverse, vous m’avez compris !..

Il laisse aller les points de suspension comme un interminable passage clouté. Je ne sais quoi de vacillant en lui m’apitoie. Lorsque les grands de ce monde sont frappés, ils inspirent davantage de compassion que les locdus pour qui la merdouille est monnaie courante indévaluable. Il reste bloqué dans sa légende, beau comme un masque nègre, le regard tellement oblique qu’il semble clos, les lèvres minces, faites pour répudier ou proférer des sentences sans appel.

L’ombre de son sourire enfui continue de rôder sur ce beau visage amidonné par l’apothéose d’une réussite tortueuse. Malgré son désarroi, il s’obstine à couver stoïquement sa majesté, comme une poule des œufs, sans trop savoir si ceux-ci ont été pondus par elle ou par la cane du voisin.

Je sens que je dois aide et assistance à cet être d’exception, malgré les affres de l’angine qui me déchire le gosier.

— En quoi puis-je vous aider à surmonter ces défaillances de mémoire, monsieur le Président ?

Un pli, puis deux barrent son front de penseur.

— Quelles défaillances de mémoire ?

Yayaïe, dis, ça semble plutôt grave sur les bords, non ?

— Eh bien, heu, vous vous plaignez d’avoir des pannes sèches…

— Oh ! oui.

Il se penche.

— Il s’agit d’une agression contre ma personne, mon cher commissaire. Je suis victime d’un individu doué d’un pouvoir psychique effrayant.

— Vous le connaissez ?

— Non, mais je ne vois pas d’autre hypothèse satisfaisante. Et pourtant, je suis cartésien ! Moi, en dehors de Dieu, du Père Noël, du chiffre 13 et du pouvoir maléfique des plumes de paon, je ne crois pas en grand-chose. Mais là, je suis bien forcé de me tourner vers l’occulte ! Vous n’ignorez pas que nos amis russes font appel à ce genre de surdoués pour fausser, à l’avantage de leurs leaders, les parties d’échecs internationales ? Je suis convaincu qu’on a placé dans mon entourage un être de cet acabit, chargé de me faire perdre mes moyens. Cela s’opère de façon soudaine. Je suis là, j’exprime une idée, je développe un argument et tout à coup, crac : le schwartz ! Une ombre se projette sur ma pensée, la neutralise rapidement. Si je vous disais que je ne me rappelle plus le numéro du code secret de la force de frappe que mon prédécesseur m’a pourtant seriné pendant une heure le jour du sacre. Je crois me souvenir qu’il y a un 4 dedans, c’est tout ! Notez que ça n’est pas trop grave car notre force de dissuasion ne dissuaderait même pas les Albanais si d’aventure ils tentaient un débarquement sur nos côtes méditerranéennes. Seulement, il y a pire : j’ai oublié également certains numéros téléphoniques qui ne figurent pas dans l’annuaire. Cette situation ne saurait se prolonger. Levez-vous, venez avec moi et démasquez sans tarder mon agresseur mental !

— J’ai quarante et deux dixièmes de température, objecté-je.

Il entrouvre un tantisoit ses paupières.

— Il m’est arrivé de tenir des meetings avec davantage de fièvre, mon vieux. Si vous ne le faites pas pour moi, faites-le pour votre pays ! La France avec des trous de mémoire, c’est inconcevable. Trois millions de chômeurs et des absences cérébrales, ça va où, ça ? Et il y a les élections à gagner ! Je suis certain qu’on me joue ce mauvais tour à cause d’elles.

Il se lève et se décide à approcher ma pestiférence. Le Président ramasse courageusement ma main sur le drap.

— Je vais vous faire une confidence, San-Antonio. Justement, cela concerne les élections… J’avais un plan. Moi, vous me connaissez ? C’est dans les pires situations que je puise mon génie. Une partie semble perdue, hop ! je trouve la faille dans laquelle glisser la main pour saisir le fond du sac et le retourner. Un plan fumant, mon cher ! Qui doit les laisser dans leurs starting-blocks, tous ! Il était si somptueux, si imparable que je me relevais la nuit pour en rire à mon aise, loin de tous ces cons. Je mettais mon réveil sur trois heures pour le cas où la nécessité d’une miction nocturne ne m’arracherait pas du lit, et avant que la sonnerie ne cesse, je riais déjà à m’en faire une hernie.

Il saisit son chef de chef à deux mains.

— Figurez-vous que ce plan m’a échappé. J’ai beau ressasser, me concentrer, me stimuler : impossible de le retrouver. Le noir ! Le noir ! Dense, impénétrable… Si l’un de ces pédants rodomontants de l’opposition vient me casser les pieds à Matignon, ce sera faute d’avoir récupéré mon plan.

Ebranlé par le drame présidentiel, je gobe un rab de pénoche pour dompter plus vitement les squatters de ma gorge.

— Monsieur le Président, avant d’envisager un attentat contre votre psychisme, ne pourrait-on admettre que ces absences de mémoire aient une origine naturelle ?

Il retrouve sa voix grinçante comme quand on lui cause de Rocard.

— C’est ça, parlez-moi de mon âge ! Vieux, moi ? Mais, commissaire, songez qu’à la fin de mon second mandat je n’aurai même pas quatre-vingts ans !

— Je ne faisais pas allusion à votre âge, mais au surmenage consécutif à votre charge. Vous nous portez, Président. Cinquante-cinq millions de gus sur les côtelettes, ça forme une sacrée pyramide humaine. Sans compter qu’il y en a qui remuent beaucoup dans le tas !

Il va pour déclarer :

— San-Antonio…

— Monsieur le Président ?

— Non, rien… Je… je ne sais plus ce que j’allais dire.

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