ÇA SE DÉVELOPPE

Ne te fais pas d’illuse, mon Druze : je suis au côté d’une bombe amorcée. Songe un peu au danger que représente un être comme la superbe Hindoue, doué du pouvoir d’infléchir la pensée d’autrui, de la rendre malléable sans le concours de la biochimie, du seul fait de sa volonté. Tu es sans défense. Si je mets cette donzelle en alerte, il lui suffira de concentrer son esprit sur moi pour me transformer en agnelet bêlant ou en toutou lève-patte. Et qui sait si, de surcroît, elle n’a pas le don de télépathie lui permettant de lire dans ma tronche ces pensées qui la concernent ?

Elle est assise côté hublot ; elle a refusé la bectance et renversé son siège. Les pinceaux sur le coussin de sol triangulaire, elle s’est endormie sans m’accorder la moindre attention. Un parfum délicat, opiacé, se dégage de sa personne. Je louche discrètement sur ses formes admirables. Callipyge, si tu vois ce que je veux dire ? Bien qu’elle soit assise, ça se constate facile, surtout quand, comme moi, tu sais interpréter les détails révélateurs, leur donner le prolongement auquel ils ont droit.

Pourtant, c’est à cause de cette frangine que je me valdingue dans les éthers au lieu de convalescer chez moi, peinardement, à déguster les petits plats revigorants de mon excellente femme de mère.

Cette gerce, je le sens bien, n’est pas une souris comme les autres, que tu chambres au bagout et à l’œillade prometteuse. Pour forcer son intimité, faut employer des moyens peu communs dont je n’ai pas encore reçu le catalogue.

En attendant, elle se repose, soucieuse d’utiliser le temps mort du voyage à des fins utiles.

De mon côté, je ferais bien comme Duval, le fameux dormeur. Mais j’ai la nervouze en émoi.

Les mains ocre de la belle envoûteuse sont posées noblement sur ses jambes effilées. Lui en caresser une pendant son sommeil, et lui susurrer des « pardonnez-moi mon audace, mais je ne puis résister davantage à la tentation, mon cœur et tout le montant de mon livret Ecureuil sont à vos pieds de fée » me tenterait assez.

Je l’ai eu fait et ça a eu marché, parfois.

Le Boeing ronronne dans l’espace. Par le hublot je distingue un ciel qui ressemble aux manches de feu le brave maréchal Pétrin. L’hôtesse, roulée main, accomplit son service avec grâce. Elle me propose de la jaffe. Je refuse son plateau gastronomique d’un sourire. Elle appelle alors ma voisine. La nièce du maharaja ouvre ses yeux et décline à son tour.

— Ce n’est pas une heure pour manger, je lui murmure en anglais.

Elle m’accorde un brin d’expression et referme les yeux. J’ai connu des coffres de banque plus aisés à effracter que cette gerce.

Un assoupissement général s’empare des passagers, consécutif à la tortore. C’est à cet instant que trois mecs jaillissent de leurs sièges. Deux foncent coudes au corps vers le poste de pilotage. Le troisième se plante au milieu de la travée, un pistolet-mitrailleur en pogne.

— Les mains sur la tête, tout le monde ! hurle-t-il en anglais, c’est un détournement !

« Allons bon, me dis-je familièrement, voilà autre chose ! »

Docilement, je place mes paluches croisées sur mon chef.

Ça glaglate mochement dans l’appareil. Les endormis se réveillent, les liseurs abandonnent leur bouquin, les amoureux cessent de se bécoter, les courageux se taisent, les muets parlent, les chiasseux se pissent dans les hardes, les petits enfants applaudissent, quelques dames névrosées mouillent, des vieillards cessent d’assumer leur dentier et le recrachent comme un noyau de cerise, les grands se tassent, les petits se fissurent, les croyants prient, les incroyants prient aussi, un Anglais bâille, et moi, commissaire San-Antonio, je me mets à étudier la situation afin de l’orienter selon mes intérêts.

A mon côté, la jeune Hindoue ne s’émeut pas. Elle fixe l’homme au pistolet-mitrailleur.

« Evidemment, songé-je, elle va faire donner ses dons à pleins gaz pour neutraliser les terroristes. »

Mais l’homme armé ne paraît pas incommodé. C’est un Arabe bien mis : costard léger dans les bleu foncé, chemise blanche. Il a chaussé des lunettes teintées à grosse monture.

Campé au bout de l’allée, il tient son avant-bras gauche replié à hauteur de la poitrine. Le canon de son arme est posé sur son poignet. On devine l’homme entraîné, doté d’un calme à toute épreuve.

Ce qui m’inquiète le plus chez lui, c’est qu’il prend un foot terrible à vivre cette situasse, à la créer. Mauvais : l’homme grisé est dangereux.

Je pressens que ce lascar vilain a un louche appétit de meurtre. Il ne rêve que d’allumer l’un de nous afin de créer l’irréparable. Lorsqu’il aura buté un passager, il aura assuré sa suprématie. Et c’est de cela qu’il a besoin. Alors, gare aux taches !

Ce qui se passe, pendant ce temps, dans le poste de pilotage n’est pas duraille à imaginer. Contrainte du pilote. On lui impose un itinéraire imprévu. Beyrouth ? Tripoli ? Damas ? Avec eux c’est toujours du kif (si je puis dire). Les croisières terroristes varient peu. Jamais encore des détourneurs de zincs n’ont obligé un pilote à se poser à Oslo, à Varsovie ou à Londres.

Voilà soudain qu’un passager de la classe éco, un grand blond en T-shirt noir qu’il y a marqué dessus I cœur N Y en blanc et rouge, se met à jouer Bayard. Il s’est emparé d’une bouteille de vin non encore débouchée accompagnant son plateau repas, et avec une adresse diabolique (il est joueur de base-ball) la propulse sur notre tagoniste. Le flacon a trop de trajet à parcourir pour avoir une chance de surprendre le gars. Pourtant, il est si tellement vachement bien lancé qu’il l’atteint à l’épaule, malgré son esquive pivotante.

En riposte, le terroriste virgule une volée de frelons. Ça fait comme une brève quinte de toux catarrheuse. Trois personnes sont touchées : une vieille dame à cheveux blancs, le grand blond et un gros Levantin grisonnant. Ce dernier a été praliné au-dessus de l’oreille et il lui manque un petit bout de tronche. Le blond s’en est effacé un max dans le T-shirt où le rouge domine de plus en plus. La vieille dame anglaise, je te parie la petite Albion contre la grande, tellement elle reste digne, s’est fait scrafer la main droite dont avec laquelle elle tenait les pages 11 et 12 du Times.

Les autres passagers se mettent à geindre, vagir, vageindre, tout ça en chœur. J’en entends même qui prient.

La rafale a dû calmer les nerfs du gars qui s’est payé sa tournée de suprématie absolue.

— Le premier qui bouge, je fais sauter l’avion ! bieurle-t-il en sortant avec sa main libre une grenade de sa fouille.

Une courageuse hôtesse, si jolie que l’archevêque de Canterbury l’échangerait contre son archevêché, s’adresse au terroriste :

— On ne peut pas laisser ces blessés sans soins ! elle lui supplie, il faut faire quelque chose.

L’homme, tu sais quoi ? Il lui file un coup de crosse sur la nuque en guise de réponse et l’exquise s’écroule. Le silence qui succède nous semble survenir du cosmos. On n’entend plus le bruit des réacteurs. On ne perçoit plus le moindre gémissement. C’est un instant en dehors du temps. Nécessaire pour assainir un peu la conjoncture présente. Dans un coup de main de ce genre, il existe une période confuse, celle au cours de laquelle attaquants et attaqués lient connaissance. Bourreau et victimes vivent une tranche d’existence commune qui les rapproche bon gré mal gré.

Au bout d’un lapsus de temps assez important (comme le dit Béru), l’homme au pistolet-mitrailleur demande, d’un ton féroce :

— Y a-t-il un médecin dans l’avion ?

Tu verrais la promptitude du mec ! Pas dire deux fois.

Je lève la main.

— Moi !

Le zigomuche me fait signe de me lever. Je m’exécute (ce qui est mieux que de me laisser exécuter par lui).

— Occupez-vous des blessés. Et tenez-vous tranquille !

Sans un mot, je m’approche des trois personnes qu’il vient de pistolo-mitrailler.

Le blond a perdu connaissance et râle avec tant d’insistance qu’on le dissuaderait d’essayer de vivre encore. Le gros type au crâne ébréché touche sa plaie pâteuse, gluante, dégoulinante, se regarde les doigts, les reporte à sa tempe, recommence, apeuré comme s’il s’attendait à ce que sa cervelle lui choie dans la main. Je me tourne vers le terroriste.

— Qu’on me donne la trousse de secours, vite !

Il a une brève hésitation, puis ordonne à l’une des hôtesses de déférer à mon exigence. Ma pomme, à toute vibure, dresse un plan d’action. L’homme des cas désespérés, tu le sais. Dans un premier temps, continuer de chiquer au toubib puis agir dès qu’il sera moins sur le qui-vive.

On me donne une boîte métallique frappée de la Croix-Rouge. Alcool à nonante degrés. Ça ne peut pas faire de mal au blessé. Un tampon bien imbibé. Je le plaque sur la plaie. L’autre croit que sa trombine prend feu et hurle à gorge d’employé. Je maintiens le tampon à l’aide de sparadrap. A la vieille Britiche à présent. Sa main anglaise est en bouillie. Elle a été déchiquetée par le projectile et les doigts — à l’exception du pouce — pendent, seulement accrochés par des lambeaux de viandasse. J’arrache le couvercle d’une boîte de compresses, place sa pauvre dextre à plat, dessus.

— Serrez fortement les dents, madame ! l’exhorté-je.

J’arrose le tout d’alcool. Mémère reste impavide comme si elle continuait de ligoter son baveux devant un feu de tourbe.

Ensuite, j’entortille de gaze main et couvercle ; puis je confectionne un support pour lui permettre de conserver sa main au-dessus de son ventre, à l’horizontale. La pharmacie contient quelques seringues toutes prêtes de sérum antitétanique.

— Vous allez me piquer ? elle demande, effrayée.

— Il le faut, madame.

— Quelle horreur ! Devant tout le monde !

— Allons vers l’avant, derrière le rideau.

Je la laisse passer. Elle marche en direction du terroriste, pâle et vaillante, anglaise, quoi ! Je la suis, tenant la seringue pointe en l’air, décapuchonnée.

— Stop ! hurle le type au pistolet.

On s’immobilise.

— Que faites-vous ? il s’inquiète.

— Madame refuse que je lui fase une piqûre devant tout le monde, expliqué-je en m’approchant. Elle est britannique et vous connaissez le puritanisme de ces gens ?

— Vous la lui faites ici, ou pas ! tranche le terroriste.

La vieille secoue la tête.

— Non, non ! Un peu de délicatesse, je vous en prie. On peut être terroriste et demeurer gentleman !

L’autre lui coule un regard sauvage.

— Alors, pas de piqûre, espèce de vieille carne occidentale !

Pendant qu’il s’adresse à mémère, je suis parvenu à gagner quelques centimètres encore dans sa direction.

— Voyons, madame, laissez-vous faire, les passagers détourneront la tête, plaidé-je.

Mais elle s’obstine :

— N’insistez pas !

J’ai un geste d’impuissance, ma seringue toujours en main.

— Ça suffit, dit l’assaillant, laissez tomber.

— Ma foi, je ne peux pas aller contre sa volonté, déclaré-je avec un haussement d’épaules.

Et vzoum ! Je me fends ! A la fin de l’envoi je touche. Je ne connais que certains cobras de Saône-et-Loire capables d’une telle promptitude. Personne n’a eu le temps de voir ce que je faisais. Même pas le terroriste. Il a pris l’aiguille de la seringue dans l’œil gauche et pousse un cri sauvage. Il n’a même pas le réflexe de me flinguer. D’un bond, je suis sur lui, le bloquant d’une formidable manchette à la glotte. Il choit.

Je ramasse son feu et fonce vers le poste de pilotage. La porte en est entrouverte. J’avise les deux copains du borgne, de dos. Ils gueulent en suraigu des instructions au pilote. Ce dernier dénègue tant que ça peut, affirmant qu’il lui est impossible de poser son long-courrier sur cet aéroport (je n’ai pas entendu duquel il s’agit).

Perplexe, je me demande comment poursuivre ma petite opération de commando. Ils sont deux. S’il y a le moindre grabuge, le cockpit risque d’éclater et alors l’avion dépressurisé deviendra incontrôlable.

Pour éviter des désagréments, je règle l’arme sur le coup par coup. Pas moyen de prendre des gants, il faut agir à une vitesse supersonique. Je glisse la pointe de mon soulier dans l’entrebâillement et j’entreprends d’ouvrir très lentement la porte. Allez, à toi ! C’est du tout de suite ou alors le grand valdingue pour tous. Le salut de plusieurs centaines de pégreleux dépend de ta promptitude et de ta détermination, Tonio. Je les vise aux rognons. Les balles resteront dans leurs brioches, au pire elles se perdront dans les dossiers des pilotes. De la méthode. Pas de quartier !

Tchouf ! (virgule) Tchouf !

Les deux gonziers bondissent sous le double impact. Je suis prêt. Y a tellement peu de place dans l’habitacle et ils sont si vilainement touchés qu’ils n’ont pas le loisir d’organiser leur riposte. Avant même d’avoir vu leur antagoniste ils sont abattus d’un seul coup de crosse ravageur à travers la gueule. Le même pour les deux. Le premier a une dizaine de ratiches déclavetées par l’impact. Le second, un peu plus petit que son pote, déguste la fin de course sur le temporal.

Ils se rebiffent encore cependant. Alors, mézigue, pensant aux chers passagers, ne pensant qu’à eux, je le jure, j’écrase le pif du plus belliqueux. Sonné. Le second essaie de me pointer avec son feu. Il a droit à une praline dans le cœur. La dernière du magasin ! Un lot, une affaire !

A présent, la situation est éclaircie. Le captain Godiveau, un peu emperlé de sueur, me regarde.

— Beau travail. Vous êtes du métier ?

— Plus ou moins, mais oubliez de me le demander en public, je vous prie.

Clin d’œil.

Il me tend la main.

— Sans vous, on n’était pas encore sortis de la merde ! déclare-t-il.

Le radio tube tous azimuts que les détourneurs viennent d’être neutralisés et réclame des instructions. On lui répond de retourner se poser à Paris.

— Où ces messieurs voulaient-ils se rendre ? demandé-je.

— Gibraltar.

De saisissement, j’ai mon testicule droit qui m’échappe du kangourou.

— A Gibraltar ?

— Textuel !

— Mais dans quel but ? C’était une opération sans perspectives pour eux.

— Il faut croire que si !

Aidé des stewards, j’entrave les deux forcenés encore vivants pour pallier toute mauvaise surprise.

Quand je réapparais, c’est un slave d’applaudissements, comme dit Béru. Tout le monde veut me congratuler. Les mains se tendent vers moi. Y a une dame qui me touche la queue en douce, un prince arabe par contumace me file dans la poche une chevalière ornée d’un caillou de quinze carats.

Je parviens à endiguer le flot de reconnaissance et à retrouver ma place auprès de la belle Hindoue.

Elle a un léger hochement de tête.

— C’était très bien, me dit-elle. Sans doute nous avez-vous sauvé la vie, à tous ?

Et moi… Non, je te jure, y a des moments je me demande pourquoi je cède à de telles impulsions.

Moi, de lui demander :

— Votre pouvoir est resté sans effet sur cet homme, n’est-ce pas ?

Tu crois qu’elle est stupéfiée, qu’elle s’écrie quoi et qu’est-ce ? Mon cul !

— Il n’agit qu’après une longue préparation, me dit-elle.

C’est tout. Elle regarde sa montre et soupire :

— Je me demande quand j’arriverai au Caire !

Du coup, c’est messire ma pomme qui est baba.

Décontenancerté, je vais secouer Pinaud qui dort comme mille bienheureux.

— On est arrivés ? il demande.

Le chéri ! En pleine roupille il ne s’est même pas aperçu de ce qui s’est passé à bord.

— Pas encore.

— Alors, pourquoi me réveilles-tu ?

C’est vrai : pourquoi ?


J’ai beau me sonder la vessie, j’arrive pas à piger la raison qui m’a poussé à faire allusion au don de la belle Hindoue ; je n’assimile pas davantage son manque de surprise comme je lui ai balancé la vanne. A croire que tout cela était cousu de fil blanc, qu’elle « savait » ce que je faisais auprès d’elle et que mon subconscient avait pigé qu’elle était au courant. Peut-être qu’on s’entre-télépathait, les deux ? Il est des zones mal explorées de notre existence, Dieu merci. Des pages non écrites, laissées à notre discrétion, sur lesquelles nous tentons maladroitement de tracer des bribes de notre destin. Mais ouitche, il s’agit de bâtons maladroits, tremblés, qui n’expriment que notre ignorance profonde.

— Savez-vous qui je suis ? lui demandé-je, mi-figue sèche, mi-raisin de Corinthe.

Elle opine.

Sa peau est plus douce que celle d’une pêche ou que la peau d’un soir d’été. Son regard brille comme des pierres noires. Cette fille est un mystère vivant. Cependant, bien qu’elle soit belle et faite à la perfection, elle ne m’inspire aucun désir. Tu admires probablement la Joconde, ô lecteur de mon père, ô mon lecteur que j’aime ! mais tu n’as pas pour autant envie de la baiser ; ou alors dis-le-moi et je t’indiquerai l’adresse d’un copain à moi psychiatre qui est un peu moins con que les autres.

— Et qui suis-je ? insisté-je, non sans une niaiserie sous-jacente d’écolier qui se tient les bourses et demande à un copain de deviner combien il a de couilles dans sa main.

Elle dit :

— Vous êtes l’homme embusqué au premier étage de l’Elysée pendant la réception et qui m’a dérangée.

— Touché ! dis-je, en bretteur magnanime.

Un silence.

— Vous prétendez que je vous ai dérangée, enchaîné-je, effectivement vous êtes partie précipitamment.

— Parce que les transes interrompues me provoquent des douleurs très pénibles.

— Navré de vous les avoir infligées. Je me félicite tout de même que mon intervention ait pu suspendre le « traitement » que vous infligiez au Président de ma République.

— Et pourquoi le souhaitez-vous ? rebiffe-t-elle avec une vivacité tout à fait féminine.

— Parce que je tiens au parfait équilibre du personnage qui assume le fonctionnement du pays.

— Eh bien ! on ne le dirait pas ! maussade-t-elle.

Je me mets en état d’alerte générale, avec tous mes clignotants au rouge et mes sonneries d’alarme en tohubohance.

— Prétendriez-vous, mademoiselle… Mademoiselle comment, au fait ?

— Iria Jélaraipur.

— Prétendriez-vous, mademoiselle Jélaraipur, que vos agissements vis-à-vis du Président soient bénéfiques pour lui ?

— Bien entendu !

— J’aimerais que vous développiez votre argument.

— Vous n’êtes donc pas au courant des troubles dont souffre cet homme ?

— Si, et alors ?

— Lorsque son entourage les a constatés, on a fait appel à la médecine légale ; mais cela n’a rien donné sinon des avis contraires et des analyses inutiles. En désespoir de cause, et sur le conseil d’une éminente personnalité de l’Etat ayant séjourné en Inde, on m’a priée d’intervenir.

Alors là, baby, je choucroute du bulbe comme tu ne sauras jamais, ô toi qu’en secret j’adore. Mes ondes gougnafiennes partent dans toutes les directions en un chassé (le naturel, il revient au) croisé infernal.

Attends, Lanture, bouge pas… Cette très belle se prétend thérapeute et non jeteuse de maléfices. Elle assure guérir le Président alors que je croyais qu’elle le faisait sombrer !

Je réfléchis. Supposons que son « entourage » soit intervenu à son insu et tente un traitement parapsycho-hypnotique, en grand secret. Mais lui, le pauvre cher Majestueux, aux prises avec sa détresse, luttant vaillamment, et seul, contre la ténèbre qui le gagne, ne sachant à quelle branche d’olivier se raccrocher, pense juste le contraire de…

Attends…

Ça vient ! Ça surgit ! Ça rugit ! Je pige…

On perturbe le Président (drogue du flacon).

Cette perturbation alarme ses proches qui essaient de la soigner et finissent par mander Iria Jélaraipur. Et ma pomme, l’Auguste de service en qui le pauvre cher noble Président place sa confiance, je découvre les deux sources coup sur coup : celle du mal et celle de la guérison, les fourre dans le même sac et fais le paon comme un connard !

Mais le flic qui vivote en moi jette ses soubresauts.

— Votre traitement s’accompagne de pertes de mémoire, n’est-ce pas ? Car l’autre après-midi, dans le parc de l’Elysée, le Président était dans ce qu’à l’Académie française nous nommons « les vapes ».

— Naturellement, tout est basé sur le vide qui précède une injection d’idées neuves.

Putain ! Mais c’est bien sûr !

— Pourquoi ne traitez-vous pas le Président carrément, au lieu de placer votre fluide, si fluide il y a, à la dérobée ?

— Mais parce que la condition majeure de ma réussite est qu’il ignore tout de mon intervention, sinon son subconscient se met en état de défense et se bloque, m’empêchant de pénétrer son esprit.

— De quoi souffre-t-il, au juste ?

— D’élasticité mentale. Les symptômes sont très divers. Ils vont de l’oubli total de choses importantes, jusqu’à l’autotransgression de la volonté. Il peut donner des instructions en formelle contradiction avec sa ligne de conduite, ne pas tenir ses engagements préprésidentiels, par exemple faire une politique capitaliste, ordonner des interventions militaires saugrenues, renverser des alliances, faire couler des bateaux, suivre le Tour de France, renoncer à des options politiques qui lui étaient capitales auparavant, se désintéresser du chômage, se…

— Seigneur ! N’en jetez plus !

Le commandant de bord nous demande d’attacher nos ceintures, vu que nous allons bientôt nous poser à Charles-Colombey-les-Dos-Iglésias.

Il ajoute qu’après une série de formalités policières et techniques dues au détournement dont nous fûmes les victimes, notre vol sera ajourné jusqu’à demain, mais que les voyageurs seront logés par l’aimable Compagnie Air France dans un hôtel de qualité, où ils trouveront la bouffe, l’eau chaude et froide, des cartes postales et des téléphones en état de fonctionnement. En outre, assure cet homme émérite, les slips souillés par la peur due aux événements, seront remis en état par un service de pressing spécialisé.

Tout le monde applaudit, sans rechigner, conscient de ce qu’il est préférable d’arriver en retard au Caire qu’en avance au paradis.

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