Ayant eu l’occasion de rencontrer Auguste Bajazet, le conseiller intime, personnel et privé du Président dans une exposition consacrée à l’horlogerie à travers les siècles (du sablier à la montre Panthère de chez Cartier), je me permis de lui passer un coup de tube en m’éveillant à l’hôtel Hilton où les services d’Air France nous avaient gracieusement couchés.
Auguste Bajazet est un garçon dont la vocation profonde est d’être major partout où il passe. J’ai rarement vu une tête pensante penser autant que la sienne. On a envie de lui conseiller le port d’une minerve, tant on la devine lourde et capable de briser, dans une brusque embardée, la tige qui la porte.
Derrière ses lunettes d’hyperpensant, il produit un visage lointain, et qui serait préoccupé si les pensées de cet homme ne l’amenaient à n’attacher qu’une importance relative aux faits et méfaits de l’existence. Il sait tout, mais sobrement et ce n’est que dans quelques ouvrages, d’une lecture moins aisée que celle du présent livre, qu’il ouvre un fenestron sur son esprit prodigieux.
Que le Président se soit attaché cet homme d’exception et joue avec lui les François Premier en s’assurant l’exclusivité de son intelligence révèle bien la sagesse éperdue de notre monarque.
J’avais peu et mal dormi à la suite d’une énorme bandaison consécutive à la fatigue et à la longue veille. J’accueille toujours ce phénomène avec bonheur et gratitude, et jamais je ne me sens aussi proche de mon Créateur que lorsqu’un braque de vingt-deux centimètres (heure française) me transforme en hallebardier.
J’y vois une grâce du ciel, un signe indéniable de sa miséricorde et une approbation confuse de l’usage que j’en fais.
Mais en cette fin de nuit, ma fabuleuse chopine ne me servait de rien puisque j’étais seul à l’admirer et qu’aucune donzelle ne se trouvait à point nommé pour la justifier. Comme cette vaillante érection n’abdiquait point, je finis par la passer sous un jet d’eau froide, ce qui, au lieu de courber sa tête de fier Sicambre, parut fouetter encore son moral d’acier. Je dus subir plusieurs heures d’hébétude, à contempler le monstre, mi-admiratif, mi-navré, comme un homme gavé de cantharide jusqu’aux sourcils.
L’idée me vint d’aller frapper avec l’objet à la porte d’Iria Jélaraipur et de le lui montrer. Quelle femme, devant un tel triomphe, n’aurait eu à cœur de s’y associer ?
Je m’abstins de risquer la démarche, convaincu que, si la belle Hindoue m’avait ouvert, ma gloire se serait évanouie. Timidité, rejet de nature ? Le seul fait que j’entretinsse un pareil doute me convainquait de ma déroute, car je suis hélas un cérébral du style : « Je pense, donc je fuis ».
Pour tenter de faire diversion (quel dommage, mes chéries !), je me mis à étudier le problème présidentiel. Il me fallait vérifier qu’Iria avait dit vrai et qu’elle avait bel et bien été mandée par les familiers du roi. Je passai donc en revue ceux qu’il m’était possible d’approcher et qui pouvaient être susceptibles d’éclairer ma lanterne.
Je pensai à l’épouse, naturellement, mais je ne la connaissais pas et il me paraissait que son physique décourageait la pêche aux confidences. Son côté guide féminin de haute montagne vous incitait à laisser trois mètres de corde entre elle et vous. Ensuite, l’idée me vint de m’adresser au beau-frère qui comptait parmi mes amis et les individus pour lesquels j’éprouve une profonde estime, seulement je le savais occupé à faire l’acteur au fin fond de l’Afrique. Me restait encore le président de l’Assemblée nationale, lequel m’honorait de sa sympathie et qui, soit dit confidentiellement, est beaucoup plus drôle dans le privé que son aspect austère ne le laisse espérer. Ce qui me retint, ce fut le fait qu’il était un ami, non un familier vivant la vie du Souverain, et qu’en lui posant des questions, je risquais de lui révéler un secret d’Etat qu’il ignorait, au lieu d’en obtenir les renseignements. En désespoir de cause, j’optai pour Bajazet. Intelligent par profession, je le redis, il saurait interpréter ma perplexité et, probablement, la guérir.
L’avion pour Le Caire partait à dix heures. Il était neuf heures lorsque j’obtins l’aide-penseur présidentiel, dont la cervelle fraîche sentait encore l’eau de toilette pour intellectuel de gauche.
Je crois lui avoir fort bien résumé la situation, en phrases courtes (les meilleures), m’appuyant sur des mots précis. Le génie élyséen comprit immédiatement mon embarras.
— J’ai vaguement entendu dire qu’une personne, fort crédule à mon avis et proche de M. le Président, avait obtenu qu’on fît appel à la demoiselle en question. Je suis peu porté sur le charlatanisme et n’ai pas voulu en savoir davantage. Vous-même, commissaire, qu’en pensez-vous ?
En un éclair, je revécus la scène du détournement au cours de laquelle Iria avait vainement tenté d’infléchir la volonté du pirate.
— Rien de très positif, répondis-je. Mais tout comme vous, j’ai foi davantage en la médecine qu’en l’occultisme. Ce qu’il m’importait de savoir, c’était que la donzelle m’eût dit la vérité.
Par politesse, je lui demandai encore s’il avait un chef-d’œuvre en chantier ; il m’apprit qu’il s’était attelé à un traité sur le principe des vases communicants qui l’avait toujours agacé quelque part et auquel il trouvait une faille. J’applaudis à cette entreprise et raccrochai en décidant que je n’irais pas au Caire. Qu’à quoi bon, je te le demande ?
Peu après, le téléphone de ma chambre sonna et un concierge dévoué m’avertit que le bus pour l’aéroport attendait les voyageurs. Je fis part à ce zélé de mon annulation ; après quoi, n’ayant rien de mieux à fiche, je me rendormis.
Et ce fut la fin de ce que l’on pourrait considérer la première époque de cette histoire, si elle avait la démarche d’un feuilleton, mais, sachant de sources sûres, par des indiscrétions de couloir, qu’il va être primé par l’Académie et le comice agricole de Saint-Locdu-le-Vieux, je me garderai bien de l’affubler d’une telle appellation.
Quid de Pinaud ?
Fallait-il que je fusse fatigué pour ne m’en être point soucié, hier soir.
Il est vrai que j’avais été congratulé jusqu’à ma chambre par les passagers en délire, après avoir établi un long rapport fastidieux sur les circonstances du détournement et la promptitude de mon intervention.
De la Vieillasse je n’avais eu aucune préoccupation.
Ce fut seulement lors de mon second éveil (donc de mon réveil) que je pensai à César.
Ma montre, inexorable, indiquait douze heures pile, à moins qu’il n’y manquât une aiguille. Je décrochis le tubophone pour demander des œufs au jambon, un triple café et M. César Pinaud.
On me réponda que j’aurais les œufs et le café dans le quart d’heure, mais que M. Pinaud avait pris l’avion pour Le Caire.
Le préposé ne comprit pas l’éclat de rire qui fit trembler mon sommier malmené par des baiseurs hâtifs.
Tout était bien qui finissait mal. Il semblait que le pauvre Président fût atteint d’un mal consécutif sans doute à l’âge et au surmenage, contre lequel personne ne pouvait rien. Tout homme illustre cesse un jour, car tel est le socialisme divin qui nous nivelle en fin de vie, grands et petits et nous engloutit pêle-mêle dans la fosse commune afin que nous restituions à la terre ce que les nécessités de notre durée lui ont dérobé. Le Fameux entrait en délabrance et devait s’y résoudre. Un autre allait bientôt prendre sa place, il n’y aurait que l’embarras du choix.
Il n’empêche que je me sentais en proie aux amertumes. Malgré ma brillante conduite dans l’avion, je ressentais une sensation d’échec. J’étais triste de ne pouvoir aider le Président. Il avait espéré en moi et je décevais cet espoir. Seul côté amusant : la vision de Pinaud toujours en pyjama qui allait débarquer au Caire d’ici une vingtaine de minutes. Par ma faute ! J’aurais dû le prévenir que j’annulais le voyage désormais sans objet. La Vieillasse se taperait les Pyramides pour des nèfles. Je l’imaginais, à dos de chameau, au pied de Chéops, son chapeau enfoncé si bas qu’il lui rabattait les oreilles, la braguette de sa culotte de pyjama béant sur des hideurs inavouables. Sa bobonne, sans nouvelles de lui, devait se cailler la laitance, changer de maladie au pied levé, oublier ses rognons défectueux pour se rabattre sur son système circulatoire en perdition. Je lui prévoyais un pontage à brève déchéance, Mémère. Opération à ciel ouvert ! Une implantation cardiaque, qui savait ?
Mes œufs avaient fini de cuire dans les couloirs et croustillaient. Le café me rasséréna.
Je m’offris une longue douche voluptueuse. J’aurais donné beaucoup, et peut-être même davantage encore, pour trouver une gonzesse comestible dans mon lit en quittant la salle de bains. Hélas il était désert. Par contre, mon bigophone carillonnait.
Je décrochis.
La standardiste m’annonça qu’on m’appelait du Caire.
« Tiens, songé-je, le Débris est déjà arrivé. »
En effet, sa voix chevrotante me mit de la tendresse dans les cages à miel.
— Ah ! bon, tu es encore au Hilton ! Je le sentais. Tu t’es oublié ?
Je lui mentis en répondant affirmativement. A quoi bon lui avouer que c’était lui que j’avais oublié.
Le Gentil toussota.
— Je suis très contrarié, Antoine…
Il y avait de quoi.
J’attendais une vague de doléances hautement justifiées, mais l’Ineffable me dit, tout à trac :
— La jeune femme hindoue n’était pas dans l’avion, en arrivant au Caire.
Là, il commençait à m’intéresser foutralement, César.
— Raconte.
— Nous avons pris le bus ensemble, de l’hôtel à l’aéroport. J’étais inquiet de ton absence, puis j’ai pensé que tu avais dû partir devant. On nous a conduits jusqu’à la salle d’embarquement ; la petite était toujours là. Moi, tourmenté comme personne, je te cherchais désespérément. Je n’avais pas un sou de monnaie sur moi pour appeler l’hôtel et il m’était impossible de changer mon billet de mille francs suisses dans la salle d’embarquement. On nous a appelés très vite. J’ai hésité, mais en fin de compte j’ai pris l’avion pour continuer de suivre la personne en question. J’ai été le dernier à prendre place. A peine suis-je entré dans le compartiment des first que j’ai vu deux fauteuils vides. La fille n’était pas montée. On a décollé aussitôt. Dès qu’il a été permis de détacher les ceintures, j’ai parcouru l’avion de bout en bout, espérant la voir, hélas elle ne se trouvait pas dans l’appareil. En arrivant ici, je me suis placé près de la sortie pour vérifier de nouveau : rien ! Elle est restée à Paris, mon cher, il faut se rendre à l’évidence.
— Tu ne l’as pas vue quitter la salle d’embarquement ?
— Non. Je te guettais désespérément, jusqu’au dernier moment, comprends-tu ?
— Et tu es certain qu’elle s’y trouvait ?
— Certain. Elle se tenait assise près de la porte de sortie, sa carte à la main.
— Intéressant.
Ça y est, me voilà reparti d’un pied neuf. Mon sentiment d’échec s’éloigne. Je piaffe du cervelet…
— Que dois-je faire, Antoine ?
— Rentrer chez toi.
— Tu es bon, il n’y a pas d’avion avant demain.
— Visite les Pyramides et fais du chameau, je t’en conjure !
« Madame Pinaud n’a jamais eu la vérole ? »
— Non, pourquoi ?
— Si tu te fais une pute de là-bas, elle a une chance que tu la lui ramènes, ça compléterait sa collection.
Je raccroche, pas le ruiner en téléphone, le pauvre biquet. C’est beaucoup d’artiche, mille francs suisses, mais de nos jours, les consciences exceptées, tout est tellement hors de prix.
Et le plus marrant, tu sais quoi ?
En déboulant dans l’ex-salle d’embarquement du vol pour Le Caire, qu’aspers-je ? Mes deux gentilles hôtesses de la veille, tu te souviens ? Les friponnes qui ont réussi à m’avoir la place auprès d’Iria Jélaraipur.
Elles en sortent dans leur coquet uniforme, leurs sacoches de cuir sous le bras, rieuses, jolies, pleines d’excitation.
— Tiens ! disent-elles-en me renouchant : notre héros !
C’est Virginie qui exclame ça. Dorine, sa copine (la blonde), lève le pouce.
— Chapeau. On vous trouvait déjà beau gosse, mais on ne se doutait pas que vous étiez Superman !
Je ricane :
— Dans les cas difficiles on peut compter sur moi, mes chéries. Vous étiez là, ce morning quand le nouveau départ pour Le Caire a eu lieu ?
— Oui, on espérait vous revoir.
— Vous avez aperçu la belle Hindoue à côté de qui vous avez bien voulu me recaser ?
— Bien sûr.
— Elle n’aurait pas raté le vol, des fois ?
— En effet.
— On va boire un pot pour que vous puissiez me narrer l’historiette à tête reposée ?
Dorine louche sur sa Swatch.
— Alors en vitesse parce que je suis attendue.
— Matthieu ?
— Non, Hervé.
— Pardonnez la confusion. Ce mec a trop de chance, il ne me déplaît pas de le faire languir un peu.
J’ajoute avec un clin d’œil :
— Ça n’en sera que meilleur.
Nous gagnons le bar et ça marche pour trois gin-fizz. Visiblement, j’émoustille ces perruches. Mes questions pourtant innocentes leur font l’effet de joyeuses gauloiseries. Je leur demande si elles font toujours équipe, et paraît que non, c’est plutôt rare. De même je m’étonne qu’elles eussent été de service hier, tard dans la soirée, et qu’elles le fussent encore ce matin ; elles m’expliquent que c’est le jour du changement. Leur noye a été brève, mais Hervé, ce con, qui est chef steward se trouvait à Bagdad pour ses Mille et Une Nuits ; quant à Matthieu, il est radio et tripotait les hertziennes dans les parages du Japon.
— Bon, alors, mon Hindoue ?
D’après mes nanas, Iria Jélaraipur aurait téléphoné depuis la salle d’embarquement, juste avant l’appel des passagers. Elle ne serait sortie de la cabine insonorisée qu’après le départ de tous les passagers. Elle s’est alors présentée aux hôtesses pour leur signaler qu’à la suite de sa communication téléphonique, un événement d’ordre privé lui interdisait de partir et qu’elle annulait son voyage.
— Et ses bagages ?
— Elle n’en avait pas.
Bibi-la-Crème, en l’occurrence messire Moi-même, fils unique, aîné et préféré de Félicie, se dit tout de go qu’il y a du mou dans la corde à nœuds. Hier soir, après notre aventure, on a restitué leurs valdingues aux passagers (excepté à Pinuche et à moi qui n’en avions point). Iria possédait deux Samsonite noires. Je le sais, tu permets : c’est ma pomme qui les ai coltinées jusqu’au bus.
— Dites, mes poules bleues, supposons que la fille en question ait enregistré ses bagages, puis qu’elle ait ensuite détaché les tickets correspondants de son billet, elle pourrait prétendre n’en pas avoir, et si les siens contenaient une bombinette mignonne qui explose en vol…
Virginie (la moins blonde) m’interrompt :
— Ce serait trop simple. Vous oubliez l’ordinateur. Le nombre des bagages est enregistré en même temps que leurs propriétaires. Nous avons contrôlé avant de lui laisser quitter la salle d’embarquement.
Je me dis que si Iria n’a pas enregistré ses valoches ce matin, c’est qu’elle comptait ne pas prendre le vol du Caire. Alors pourquoi ce simulacre ? Parce qu’elle se savait observée ?
A suivre…
Je suis distrait de ce mystère par mon locataire du dessous qui se remet à exiger que je l’emmène au cirque. La présence des deux jolies sauterelles, probable. Le fait aussi qu’il est sevré depuis lulure avec ma foutue angine et tout ce bigntz présidentiel.
Je louche sur les académies des ravissantes. Pile ma pointure ! Deux gerces commak à pied d’œuvre et y a des records qui tombent pis que des feuilles d’automne ou d’impôts.
— Vous semblez tout chose, remarque Dorine.
— JE SUIS tout chose, confirmé-je, si vous acceptiez de me confier votre main un instant, je vous en fournirais une preuve tangible.
Elle rougit.
— Vous alors…
— Ben oui, moi !
— Ce serait pas de la vantardise ? ricane Virginie.
Elle, je le devine, elle est assez partante pour accepter de procéder à la vérification que je leur propose. Suffit d’un léger encouragement, prendre ça sur le mode badin.
— Qui a peur du gros méchant loup ? je demande avec le sourire. C’est un lot, c’est une affaire, vous savez.
Alors elle avance la main sous la table et va aux renseignements.
— Seigneur ! C’est pas possible ! balbutie-t-elle en lâchant sa prise comme si elle redoutait qu’elle fût piégée.
Je prends l’air accablé.
— Vous n’allez pas me dire que vous allez larguer seul dans Paris un type nanti d’un machin pareil ! Non-assistance à personne en danger, ça peut vous coûter chérot, les mômes !
Virginie ne rit plus. Elle trémousse du fion sur son siège et a du mal avec sa glotte.
— Ecoutez, mes chéries, je leur déclare, dans un cas comme celui-ci, hésiter constitue un crime. On va prendre ma guinde et foncer se mettre le sensoriel à jour dans un petit studio peinard que je connais.
— Moi, impossible, j’ai rendez-vous avec Hervé, assure Dorine d’une voix blanche de déception.
— Moule-nous avec ton steward, ma poule, je te ferai un mot pour lui ! exclamé-je.
— Non, vraiment, je…
Je baisse la voix :
— On commencera par « la chevauchée cosaque », mes chéries. C’est une figure qui n’est pas mentionnée dans le Kâma-Sûtra, mais qui me vaut toujours un franc succès. Ensuite, je vous propose « la pyramide mongole », une indiscutable réussite que j’ai ramenée de Oulan-Bator. On passera alors à ma dernière trouvaille baptisée « la fusée Ariane à Naxos » et si à cet instant vous n’appelez pas vos chères mamans à coups de contre-ut c’est que votre système glandulaire est bon pour la casse !
— J’en suis ! décide brusquement Virginie en se levant. C’est pas tous les jours qu’on a l’occasion de s’offrir un héros avec une trique pareille !
Je saisis aussitôt chacune des très chéries par la taille et les entraîne. Mais qu’est-ce que je vois-t-il brusquement, Fernand ? En passant devant le couloir vitré des salles d’embarquement ? T’as deviné ? T’es sûr ? Dis-y moi à l’oreille, pour voir ? Iria Jélaraipur ? Bravo, t’as gagné.
C’est elle, c’est bien elle que j’aperçois à travers plusieurs parois de verre. Elle, altière, sublime…
Je fais un saut en arrière.
— Que vous arrive-t-il ? s’inquiètent mes potesses.
— L’Hindoue, là-bas, vous la voyez ?
Elles en conviennent.
— Elle va prendre le vol pour Tanger, m’assurent les greluses qui connaissent leur réoport sur le bout des doigts.
— Il part dans combien de temps ?
— Une dizaine de minutes.
— Navré, les mômes, mais je dois remettre la partouzette Trianon à un peu plus tard. Mission d’Etat ! Vous, Virginie, courez prévenir que je devrai embarquer après tous les autres passagers et voyager dans la queue de l’avion… Vous, Dorine, retenez-moi dare-dare une place en éco pour Tanger.
Tu mordrais leurs frimousses avaneuses ! Elles me pardonnent mal leurs mignons slips mouillés pour la gloire, ces biches ! Elles apprécient pas qu’on leur fasse palper le zobinche du siècle, qu’on leur conditionne la chaglaglatte à outrance pour, au moment de l’équipée sauvage, leur dire « Bye-bye, à la revoyure ». Ah ! la vie est dure quand t’es hôtesse de l’air avec un fessier à faire danser un ours blanc.
D’autant qu’après tout, je vais y faire quoi t’est-ce, à Tanger, dis, l’artiste ?
Ce qui nous facilite les choses, en avion, nous autres poulets de choc, c’est qu’un zinc comporte deux issues très distinctes. Pour les ceuss d’entre toi qui ignoreraient tout des aéronefs, je précise qu’il en existe une à l’avant et l’autre à l’arrière.
Iria Jélaraipur voyageant en first, débarque par l’avant ; ma pomme, par la queue (naturellement). A ce propos, j’ouvre une parenthèse dans la carlingue pour te signaler, ma commère, que je continue de m’en trimbaler une qui ne tiendrait pas dans une musette. Je crois que c’est une réaction post-angineuse. Dans un premier temps, les antibiotiques m’ont foutu sur les genoux, mais mon organisme reprenant le dessus, le voilà qui se met à coqueriquer. C’est réconfortant, mais gênant, la bandoche, lorsque t’es à la verticale. Elle t’oblige à marcher au pas de l’oie, kif les bons nazis de jadis, et les gens te prennent pour un mutilé possédant une jambe articulée qui articule mal.
Par veine, y a pas de bus convoyeur et l’avion s’est arrêté non loin de la sortie.
Je me fais tout petit derrière une grosse dame un peu belge si j’en juge à son accent, ne quittant pas son ombre parasolaire d’une broque. Mon Hindoue est en tête du peloton. Elle franchit la douane la première et mézigue, pauvre crêpe, songeant soudain qu’elle est sans bagages, se dit qu’il va la paumer puisqu’elle va quitter aussi sec la raie au porc. Je me mets à jouer des hanches et de la bitoune pour m’effrayer un passage, comme dirait Béru, mais ça rouscaille dans le Landerneau. Gringrins, ils sont, partout, toujours. Intolérants. Ils veulent bien laisser violer les adolescentes dans les stations de métro, mais que tu leur passes devant dans une file (j’ai pas dit une queue afin de ne pas aggraver mon cas) et c’est le méchant tollé ! Le lynchage assuré en cas de persistance. Ils te tombent dessus, bras raccourcis, les gueux. Comme quoi, pas de ça Lisette, chacun-son-tour-j’attends-bien-moi ! Je pourrais leur montrer ma carte policière, mais ça risquerait d’attirer l’attention des flics marocains et, crois-moi, dans aucun pays du monde les draupers n’admettent que des collègues étrangers la ramènent.
Alors je resquille de mon mieux, m’efforçant, à coups de cul et de paroles mansuétiques, de tracer ma piste dans ce monceau de merde en gestation.
Qu’enfin, ouf !
Je mate de droite, de gauche et même devant. Plus d’Hindoue.
Je me catapulte en catastrophe jusqu’à la file de taxis en attente, prépare un talbin de cinq dollars qui traîne dans ma vague et le montre au chauffeur de tête. C’est un chenu, blanchi, voûté, avec un blair de viticulteur bourguignon, bien qu’il ne picole que du thé à la menthe ou du café ultra-fort.
— Dites-moi, ami, n’auriez-vous-t-il pas vu une ravissante Hindoue dans un tailleur beige ?
Il regarde le bifton que je lui tends.
— C’est pour moi ? demande-t-il.
— J’anticipe sur ma reconnaissance et vous l’offre afin de vous remercier de m’avoir renseigné, conviens-je.
— C’est des dollars, note le vieil homme.
— Pur fruit.
— Il y en a cinq ?
— Bien groupés.
Il repousse le billet.
— Je n’accepte que les pourboires mérités, m’assure ce sage. Quant à votre jeune Hindoue, fort belle ma foi, et tatouée d’un gros point au milieu du front, elle est montée dans le véhicule d’un de mes confrères pour, m’a-t-il semblé entendre, se faire conduire au port.
— Monsieur, déclaré-je, vous êtes un saint homme, et si vous apparteniez à ma religion, je prierais notre pape de bien vouloir instruire votre procès en canonisation. Accepterez-vous de me piloter à mon tour jusqu’au port ?
— Je le ferai d’autant plus volontiers que c’est mon métier, m’assure le sage vieillard. Montez, et que nos dieux respectifs nous gardent.
Sur l’instant, je ne comprends pas le sens profond de ses paroles, les juge plutôt sibyllines. Mais une fois qu’il a démarré, leur évidence se jette sur moi. Ce vieux bonhomme pilote comme à un Grand Prix de formule 1 sa Pigeot déglinguée : il double à droite, il double à gauche, monte à l’occasion sur les trottoirs, coupe les carrefours en diagonale, se désintéresse des feux rouges et lâche son volant pour adresser des bras d’honneur aux piétons qu’il vient de rater.
— Vous n’avez jamais eu d’accident ? lui demandé-je à l’arrivée.
— Non, m’assure-t-il, je prie en conduisant.
— Allah est grand qui vous accorde de pouvoir faire deux choses à la fois.
Et je le gratifie du pourboire qu’il a refusé naguère. Cette fois, il l’accepte, conscient de l’avoir mérité. A cet instant, il se défenestre pour faire des gestes de sémaphore détraqué à un tomobiliste arrivant en sens contraire.
Il s’agit d’un autre taxi. Mon doux et téméraire vieillard lui jacte des choses auxquelles l’interpellé répond par d’autres aussi gutturales et précipitées.
Qu’après quoi, mon bienveillant driveur m’annonce :
— C’est lui qui a conduit l’Hindoue. Elle est allée prendre l’hydroglisseur pour Gibraltar.
Ça fait « Chplaofff ! » dans ma tronche.
En plus violent !
Gibraltar !
Les pirates de l’air voulaient détourner l’avion d’hier pour le faire se poser au pied du fameux rocher qui se dresse devant moi dans une brume dorée.
— L’hydroglisseur est parti ?
— Dans une heure seulement.
— Il y a un autre moyen de rallier Gibraltar très vite ?
— Vous pouvez affréter une vedette rapide, mais cela coûte cher, répond le vénérable taximan.
— Je vais néanmoins le faire, décidé-je ; conduisez-moi à l’embarcadère.
— Que votre Dieu prenne encore soin de vous, soupire le cher homme, car ces pilotes sont d’une témérité qui me fait frissonner.