ÇA FAIT DES REMOUS

Dans le port, j’aperçois un rassemblement. Une foule de badauds fait cercle autour de pompiers affairés. Ce qui me pousse à me joindre à eux ? Franchement, incapable de te le préciser. La curiosité ? Plus que ça. L’instinct ? Probablement. Force m’est de toujours en revenir à lui, à cette force mystérieuse, irraisonnée, qui me dicte des gestes sans logique.

Or, donc, je m’approche des badauds et gesticoude parmi leur compacité pour parvenir au premier rang. Les pompelards anglais sont agenouillés devant deux cadavres dégoulinants qu’ils viennent de repêcher dans le port, si j’en crois ce qu’on chuchote autour de moi. Je ne sais pas pourquoi les noyés m’ont toujours paru un peu plus morts que les autres morts. Sans doute parce qu’ils sont allés chercher leur trépas dans un élément qui ne nous est pas naturel.

Les deux hommes n’ont pas dû séjourner longtemps dans la flotte car ils sont à peine déformés. Si bien que je n’ai aucune peine à reconnaître en eux les deux types de la Minimock venus, la veille, attendre miss Jélaraipur au débarcadère.

M’est avis que l’air de Gibraltar est malsain. Il s’en passe des trucs sur ce territoire de 6 kilomètres carrés ! Je m’extrais de la foule, en souplesse, comme on extrait un thermomètre en fonction de son environnement et me presse vers la navette pour Tanger.


Le soir même, je prends le train rapide Tanger-Paris, avec wagons-lits et wagon-restaurant[10]. Voyage sans encombre, la mer étant d’huile et les sous-marins atomiques soviétiques en train de frayer par les grands fonds, car c’est la saison des amours.

Le surlendemain après-midi, je débarque à la gare de Lyon, plus reposé que le gros pope qui fait la quête près du Saint-Sépulcre, à Jérusalem. Il y avait un méchoui à bord du train et j’y ai largement fait honneur. Les gros repas engendrent des digestions laborieuses et lesdites sont sources de méditations. Les grands penseurs sont des gens repus, sinon ce ne sont que des agitateurs.

Vautré sur ma couchette, je me suis longuement curé les dents (c’est l’inconvénient, avec le méchoui) en analysant l’affaire au sein de laquelle je me débats. Elle est patouillarde, pas franche du collier. Et justement parce qu’elle n’est pas nette, elle requiert une grande sagacité chez celui qui entreprend de la percer à jour, comme on dit puis aussi souvent dans les polars, j’ai remarqué. « Percé à jour. » Pourquoi tu perces et pourquoi à jour ? C’est un mystère que j’aimerais percer à jour, un jour que j’aurais rien de mieux à branler, ce qui n’est pas demain la veille.

J’ai tout repris mentalement, chaque instant de cette enquête qui n’en est pas une, depuis la visite du Président, à mon angine, il y a… Combien de temps déjà, au fait ? Plus, tu crois ? Oui, peut-être bien. Avec tout ce micmac, la notion du temps se disperse. Ne reste qu’une succession serrée de flashes : le flacon truqué dans la chambre de l’Illustre, la réception de l’Elysée, mon évanouissement, ma visite des boîtes de tatas gâteaux, ma converse à bastons rompus avec Stone-Kiroul, l’avion pour Le Caire, le détournement avorté grâce à moi, Gibraltar, ce qui s’y est passé, la chère Lady Di envoûtée… L’attentat contre Dolorès et moi… Les deux noyés du port…

Je décide que les grands points chauds dans ce déroulement sont, primo, la destination qu’exigeaient les terroristes du pilote : Gibraltar ; deuxio, la mort des deux hommes ayant pris en charge la terrible Hindoue. Deux éléments empreints d’une lourde signification.

Parvenu à Pantruche, je note que ma tenue singulière, taillée dans des vêtements Louis XIV, passe moins inaperçue qu’au grand soleil brûlant de la pointe extrême sud de l’Europe. Certaines gens froncent les naseaux comme si j’étais pis que punk ; mais à Paris on en a vu d’autres, non ?

Le taxi duquel je m’approche renifle en me voyant grimper dans son bahut bien tenu : petits chiens en peluche suspendus à la tige du rétroviseur, photo de sa bonne femme, moche à le faire capoter et de son petit enfant au regard déjà con collée au tableau de bord. Ça fouette l’essence de pin. Des écriteaux exigent comme ça de ne pas fumer, de ne pas mettre les pieds sur les banquettes, de ne pas parler au conducteur, de ne pas se munir de son chien et je ne sais quoi encore, ce qui rend la cohabitation délicate.

— C’est pour où est-ce ? demande le driver, irrité par mon mutisme.

Je lui montre l’écriteau intimant de ne pas lui parler et fais un geste d’impuissance désolée.

Il s’enrogne.

— Je prends pas les loustics comme vous ! aboie cet homme-roquet.

Je tire ma carte de perdreau et la lui montre en soulignant de l’ongle les mots « Préfecture de Police ».

Indécis, il ferme sa pauvre grande gueule et décarre. Pour se passer les nerfs, il branche la radio. Qu’on tombe en pleines informations ; ça cause de Green-Machin et de Chaude-Peace, et aussi d’une crise politique en Belgique sur le point d’être dénouée et encore de je ne sais quel festival du film qui fait penser à un champ de navets…

Je retrouve mon Paname avec un bonheur renouvelé. En cette fin d’été il a récupéré son aspect d’autrefois. Les aoûtiens (qui sont les Martiens de notre planète) n’ont plus la rate au court-bouillon et se déplacent comme des êtres vivants à raison de vingt-quatre images seconde.

Tout est bien, beau, serein. Le conducteur mâchonne des rancœurs. Il est de ces hargneux qui ne se mêlent pas au concert universel et qui en veulent à tout ce qui existe d’exister.


Le brigadier Poilala est de service dans l’antichambre.

— Tiens, lui fais-je, quelle surprise, vous voilà attaché au ministère, à c’t’heure ?

Il rengorge.

— C’est le Gros, je veux dire M. le ministre, qui a voulu. Il m’a l’habitude, comprenez-vous ? On a eu été les deux doigts de la main, comprenez-vous ?

Je comprends.

Ajoute que je souhaite être reçu dans les meilleurs délais par le meilleur des laids.

— Pour vous, commissaire, bien que M. le ministre fût terriblement occupé, ça ne devrait pas poser de trop gros problèmes, dit-il en dégoupillant son combiné téléphonique.

Il m’annonce (d’habitude j’ajoute « apostolique », parce que c’est très marrant, mais je t’en fais grâce cette fois-ci).

— C’est bien ce dont je prévoyais : vous pouvez t’entrer ! déclare Poilala, radieux.

Il est pour la perdurance des amitiés à travers la réussite.

Un huissier professionnel se devrait de m’ouvrir la porte, mais on reste en terre copine et je vais actionner moi-même le gros loquet de cuivre ciselé.

Son Excellence se trouve en corps de chemise devant une faramineuse choucroute posée sur son sous-main et qu’il attaque à l’arme blanche après l’avoir badigeonnée de moutarde. Le dos voûté, la tête à l’aplomb de la choucroute, le ministre bouffe dans un grand élan lyrique de la tripe.

— Tézig[11], ça fait une paye ! me lance-t-il d’un ton rogue…

— Mission ultra-privée, jeté-je en manière d’excuse.

L’Excellence éclate, ce qui provoque la chute d’une francfort, laquelle va rouler sur un dossier ouvert et marqué « Top secret ».

— Y a pas plus d’mission ultra-privée qu’ de beurre dans mon slip, j’aimerais que tu le susses ! Qui t’est-ce est miniss, ici ? Whmmm ? C’est toi-ce ou moi-ce, whmmm ? Au plus qu’une mission est ultra-privée, qu’au plus elle est d’ mon ressortissement, whmmm ? C’est qu’est-ce que c’est, ta mission ? Whmmm ? Et c’est qui est-il qui t’ l’a confiée, si j’serais pas trop indiscret, whmmm ?

— Le Président !

L’énergumène stoppe sa furie. Il récupère la saucisse fugueuse sur le dossier, mais elle est tellement vaselinée de moutarde qu’elle lui échappe et roule sur le parquet, la coquine.

D’un geste agacé, il sonne Poilala.

Arrivée du brigadier, lequel rectifie la position.

J’assiste alors à la scène ci-dessous :

Poilala :

— A vos ordes, m’sieur l’ministre.

Bérurier :

— Poilala, mon p’tit gars, vous voulez-t-il m’ramasser c’te garce de saucisse qu’a roulé sous mon burlingue.

Poilala :

— Extrêmement volontiers, m’sieur l’ministre.

Il se met à quatre pattes pour capturer la francfort en fuite et la ramener au bercail. Au bout d’un instant de lutte dans la pénombre du sous-bureau il la brandit triomphalement.

— Je la tiens, m’sieur l’ministre. Que dois-je-t-il en faire ?

Béru :

— J’vous répondrais bien quèqu’ chose, mon p’tit gars, mais comme elle est induite d’ moutarde, c’serait pas gentil pou’ vos émeraudes.

Il présente la main. La saucisse lui est remise solennellement et Bérurier l’enfourne d’un seul happement. Bruit de mastication évoquant la traversée d’un marécage par un détachement du génie.

Coup de glotte en chasse d’eau type Jacob-Delafon.

— J’vous r’mercille, Poilala, bien aimab’.

— Toutavotdisposition, m’sieur l’ministre.

Fin de la scène.

Nous nous retrouvons seuls. Je prends un siège. Le ministre rêvasse un instant sur sa choucroute, puis se détourne pour cueillir une bouteille de Gewurztraminer posée près de son fauteuil. Il s’en injecte quelques centilitres au goulot. Aimable, il me propose la boutanche.

— Une rincelette, Sana ?

— Sans façon.

— T’as tort, c’est du feurste, j’en ai reçu deux caisses d’un mec que j’lui ai épongé ses contredanses. Faut dire qu’il en avait morflé une tripotée !

Puis, reprenant son tête-à-tête avec la choucroute, il enchaîne, la bouche déjà comble :

— Bon, pour en reviendre à tes moutons, quoi t’est-ce t’attends d’ moi ?

— Besoin que tu donnes des instructions pour qu’on place deux gonziers sur table d’écoute.

— Fastoche.

— Je sais, mais je ne peux le faire sans ton accord.

Il rengorge. Ce rappel de sa puissance le paonne de partout, Alexandre-Benoît. Oui, il est quelqu’un d’important, de haut placé, une huile ! Comme tous les hommes partis du bas, sa position élevée lui flanque un peu le tournis. Les hommes, ils grimpent, ils grimpent sans se retourner. Arrivés au sommet, le vertige les fait tomber.

Il sort un document d’un tiroir.

— Remplis-le, j’ai les mains occupées.

Je place les noms et adresses de Peter Stone-Kiroul et du maharaja de Mormoalkipur.

— Tamponne ! ordonne l’Excellence en m’indiquant le sceau du sot.

Je tamponne.

— Attends, je vas l’ signer, passe-moi l’estylo qu’est laguche. J’ai horreur d’écrire av’c une plume, mais dans ma posture, tout ce dont j’écris d’vient document d’Etat, nécessair’ment.

— Nécessairement, répété-je.

Il trace un interminable Bérurier plein de boucles, de contre-boucles et autres poils de cul frisés, ornant en outre le document d’une auréole graisseuse, d’une tache d’encre et d’une fiente de moutarde Amora extraforte (ma préférée).

— V’là qu’est fait, mon cher, dit-il en poussant le formulaire vers moi, ce qui l’agrémente de trois empreintes digitales parfaites, réalisées encre et graisse.

— Alors ainsi, l’Président t’a chargé d’mission ?

— J’ai eu ce grand honneur.

Le ministre pioche quatre cents grammes (environ) de choucroute et lard fumé dans sa platée et se les enfonce au point marqué « A » sur le schéma consacré à la fonction digestive.

— … omment t’ l’as… ouvé… ? n’articule-t-il pas.

— Je vous demande pardon, Excellence ?

Grouaff ! Exit la choucroute.

— Je t’ demande comment t’est-ce t’l’as trouvé, l’Président ?

— Pourquoi cette question ?

— Ecoute, Sana, c’est top secret, mais pour toi y a pas d’ cachotteries. Dans son entourement et son environnage on est inquiet d’à son sujet. Paraîtrait qu’y s’mettrait à rouler un chouïa su’ la jante, not’ Empreur. Y veulent tâcher d’ l’ faire durer jusque z’aux z’élections en cachant la merde au chat, mais son cerveau fait un peu la pâte à mod’ler ; j’sais d’ source thermale qu’y s’rappelle plus son blaze. Y font croire qu’y vaque d’ gauche à droite (et même d’ plus en plus à droite) messe en réalité, y l’ont bouclarès à Brégançon où on peut mieux l’ planquer. Tu crois qu’il est nazebroque, toi ?

— Non, dis-je, envoûté seulement.

— T’es louf !

— Hélas non. Je n’ai jamais encore travaillé dans la quatrième dimension, Gros, crois-moi, c’est pas de la tarte ! Allez, ciao !

Je me lève. Bérurier feule un grand coup, puis à bout d’exhalaison murmure :

— Tant qu’on est seuls, les deux, passons, mais si y aurait une tierce en personne, j’t’serais r’connaissant de pas m’app’ler « Gros », c’est incorrèque !


Le havre : Félicie’s house !

« Ouf ! » me dis-je en aparté après avoir repoussé la porte de la grille dont la sonnette tintinnabule.

M’man s’avance sur le seuil, immuable et si belle. Elle rayonne de cette joie ardente que lui apporte chaque fois mon retour.

Je presse le pas et la biche dans mes bras. Je serre fort pour la bercer.

Et puis elle s’écarte pour me reprendre en charge, faire le bilan. Elle veut toujours savoir « où j’en suis », ma vieille. Et moi de même, par la même occase. Un regard échangé nous permet de faire le point.

— Tu as l’air ennuyée, m’man, observé-je. Mauvaises nouvelles de Toinet ?

Notre pièce rapportée est en colonie de vacances chez les Rosbifs. Une institution très bien. On espère qu’il n’y fait pas trop le con et y apprend quelques rudiments d’anglais.

— Non, non, je l’ai eu au téléphone hier soir, il s’amuse bien… Ils ont visité Londres, jeudi dernier et il s’est fait photographier auprès d’un garde de la reine.

— Alors, qu’est-ce qui ne va pas ?

M’man hésite, mais quoi, de toute manière je vais l’apprendre.

— Marie-Marie se marie, annonce-t-elle d’une traite.

La phrase a l’air d’un calembour.

Pour Bibi c’est un seau d’eau glacée en pleine poire.

Je m’ébroue le mental.

— Elle nous a déjà annoncé la chose plusieurs fois, je profère d’une voix molle.

— Mais maintenant c’est décidé.

Et Félicie y va de son couplet :

— Quand elle te disait qu’elle voulait se marier, tu lui jouais ta grande scène d’amour et elle renonçait, espérant que tu allais t’exécuter. Et puis rien ne venait jamais, Antoine. Vous êtes allés jusqu’à vivre ici quelque temps, mais tu ne te décidais toujours pas à l’épouser. Elle a été nommée à Chartres et vous avez cessé de vous voir. Elle t’a écrit dix lettres au moins auxquelles tu n’as pas répondu…

Les reproches de ma vieille pleuvent sans bruit sur mes épaules, comme une ondée d’automne. J’opine. Oui, oui, tout cela est vrai : c’est ma faute. Je l’ai « charlentée » comme nous disons dans notre chère province. Des promesses, des amourades, mais pour l’anneau nuptial, mañana !

— Et qui épouse-t-elle, un confrère, bien entendu ? Prof de quoi ? Maths ? Français ? Histoire ? Géo ?

— Non, un docteur.

— Ah ! bon.

— Elle a été malade et…

— Et il l’a bien soignée ; je vois…

Mon ton acerbe traduit mon dépit mal rentré. M’man me saisit le bras et appuie sa joue contre mon épaule.

— Peut-être serait-il encore temps, mais cette fois il faudrait t’exécuter tout de suite, Antoine.

Je secoue la tête.

— Non, laisse. Tu viens de prononcer le mot exécuter. Si je « m’exécutais », comme tu dis, ce serait en effet une exécution. M’man, je peux pas demander à une épouse de vivre la vie que je te fais mener. Une mère, c’est fait pour attendre, mais pas une femme.

— Tu n’envisagerais pas de…

— De changer de métier ?

— Tout au moins de te reconvertir dans une branche plus… sédentaire ?

— Tu sais bien que non, ma poule. Dans ma vie, il n’y a que toi et mon job ; c’est tout. Et par « c’est tout » j’entends que ça représente la totalité de ce qui peut me combler, comprends-tu ?

— Tu as de la peine ?

— Oui, mais j’en ferai un livre si elle insiste trop. J’espère que son toubib est un type bien, pas trop con, pas trop égoïste, et qu’il n’a jamais eu les oreillons, sinon c’est moi qui lui ferai ses gosses.

Elle sourit.

— Bon, va t’habiller, m’man, je t’invite au restaurant.

— Crois-tu ?

On dirait une toute jeune fille effarouchée, ma Féloche.

— Je t’invite au chinois, tu en raffoles, chez monsieur Yang, l’un des meilleurs chefs de Paris.

Elle court se préparer et moi de même par la même occase. Planté devant ma garde-robe, je file un œil à mon smoking. Devrai-je le mettre pour aller à la noce de Marie-Marie ? La nièce d’un ministre, fatalement, ce sera un grand mariage, non ?


M’man est belle comme une dame de la haute dans sa robe bleu marine à pois. D’ordinaire je ne raffole pas des pois, mais je dois convenir que sur elle ils en jettent. Un col châle, une ceinture blanche et bleue, elle vient de se gommer quinze piges, la chérie. La ligne, en plus ! Toujours taille de guêpe, Félicie. Un nuage de fond de teint, un rouge à lèvres à peine marqué, et son collier d’or composé d’une longue chaîne trois fois enroulée à son cou : un cadeau de son grand fils, un soir de « prime exceptionnelle ».

— Ben, ma loute, tu vas draguer à mort dans cette tenue ! m’exclamé-je.

La voilà toute éperdue d’effaroucherie.

— Antoine, ne dis pas des choses pareilles !

Je la contemple avec amour. C’est vrai qu’elle aurait pu « refaire sa vie », m’man. Et qu’elle pourrait encore. Je me rappelle même deux trois grelus qui lui firent du gringue, à certaines époques, et qu’elle découragea vite fait bien fait parce qu’elle nous sera toujours fidèle à mon père et à moi. On est ses deux hommes. Que l’un d’eux soit mort depuis des lustres ne change rien à cette institution que nous formons depuis qu’elle a répondu « oui » à un maire du Bas-Dauphiné. Moi, en puissance seulement, bien sûr, mais programmé dans son destin, m’man. Fils de l’homme, prolongement de l’homme, nouvel homme… Une histoire d’amour ; une vraie.

Si je ne m’étais pas attardé trente ou quarante secondes à la détailler avec émotion, à lui consacrer ce temps de silence admiratif, je n’aurais pas reçu le coup de grelot de Biboche, vu que nous étions déjà sur le seuil de la lourde. Et puis, comme je filais un tour de clé, « Dringgg ! ». Mon réflexe ç’a été de passer outre que, et merde ! on part en java, foutez-nous the peace !

Mais tu sais ce que c’est ?

— Va répondre que je ne suis pas là, m’man !

Elle se précipite sur le poste de la cuistance.

— Allô ? Bonjour, monsieur, non, il n’est pas ici. Dois-je lui laisser un message pour quand il rentrera ? Pardon ? Que l’officier de police Biboche l’a appelé. Que c’est urgent.

Elle va pas plus avant, Féloche. Je suis déjà à côté d’elle, m’emparant du combiné.

Biboche c’est le gonzier qui s’occupe des « écoutes ». Un rat mulot toujours fringué quatre épingles. Il se prend pour Brummell mais fait mannequin de grand magasin bulgare.

— C’est moi, je t’écoute !

— Oh ! bon !

Il perd pas de temps à s’étonner du mensonge de Félicie, ni moi à m’en excuser.

— La fille a déjà appelé ! annonce-t-il.

— Lequel des deux mecs ?

— L’Hindou.

— Qu’a-t-elle dit ?

— Je n’en sais rien encore.

— Comment ça ? m’étonné-je.

— C’est un domestique qui a décroché, elle lui a dit, en anglais, qu’elle était miss Iria et qu’elle voulait parler à son oncle. Le larbin a envoyé l’appel sur un autre poste et, à partir de là, l’oncle et la nièce ont discuté en dialecte de leur pays. J’ai tiré plusieurs copies de leur communication et mes petits copains vont faire écouter la bande à des Hindous qu’ils essaient de recruter dans des restaurants folklos de Saint-Germain-des-Prés ; dès que j’aurai la traduction je vous aviserai.

— O.K. ! Je dîne en ville. Je serai au Mandarin, le chinois de la rue de Berri.

— Entendu.

Cette fois nous caltons. J’espère que je vais finir par y voir un peu plus clair dans cette flaque d’encre de Chine, non ?

On commence par des travers de porc, ensuite une fabuleuse langouste sauce aigre-douce et, pour suivre, un canard laqué.

M’man renonce aux baguettes, malgré mes leçons. « Je me demande, Antoine, comment tu peux en user avec une telle facilité ! »

Elle est fière de moi, pour ça aussi. Une mère, surtout une comme elle, tu peux déféquer sur la table, elle crie bravo, prend l’Univers à témoin de ton incomparabilité.

Un petit coup de rosé de Provence qui se conjugue si bien avec la tambouille chinoise. On parle « du » mariage, naturellement. Marie-Marie qu’on a connue si mouflette, si espiègle. Et qui est devenue belle et sérieuse, avec un mystère de femme. Une énergie de femme. Alors, elle plonge, cette fois ? Elle m’adore, pourtant, m’attend depuis l’enfance, a cru plusieurs fois m’avoir enfin pour elle, mais le grand dégueulasse de Sana, penses-tu, Lisette ! Se marier alors que le monde est peuplé de culs sublimes qui n’attendent que sa grosse bibite pour faire la fête ! Je pouvais pas la mettre au congélateur, cette gosse.

Une paix triste s’étale en moi. Puisque tout cesse, immanquablement, un jour ou l’autre, autant que ce soit une affaire classée, Marie-Marie. Un capiteux souvenir, un lumineux moment. En route, ma fille, le moment est venu d’apporter ta contribution. Ponds tes gosses, aime-les et pleure pour eux !

A la table voisine de la nôtre : deux couples B.C.B.G. faussement badins, cherchant à s’entr’impressionner. L’un des matous, cadre supérieurement supérieur, baisse la voix tout à coup, ce qui, bien entendu, mobilise l’attention générale.

Il chuchote comme quoi il paraîtrait que le Président aurait des charançons sous la coiffe depuis quelque temps ; qu’il patouillerait de la matière grise. Ça le fait marrer, cézigue odieux. Les gens n’ont autrouducune compassion lorsque leurs intérêts ou leur philosophie politique sont en jeu !

Il donne le fait sous toute réserve, le bécébégiste, mais y a pas de fumée sans feu, n’s’pas ? Ses compagnons se réjouissent. L’autre glandu déclare que ça va chier des rondelles de fromage mou pour la gauche.

M’man hoche la tête avec commisération. Elle déteste qu’on se félicite des maux d’autrui. Et c’est alors que l’officier de police Biboche fait une entrée de lézard dans le restau. Beau comme une bite de coiffeur pour dames, saboulé Bodygraph, de la tête aux arpions et de pied en cap (de vieille). Il nous cherche, du bout de son cou télescopique, nous repère, s’approche, l’échine comme le panneau signalisant les dos-d’âne.

Je le présente à m’man. Il s’incline à quarante-cinq degrés. Se redresse un tantisoit pour me présenter deux feuillets dactylographiés par un mec ignorant tout de la machine à écrire, beaucoup de la syntaxe et pas mal de l’orthographe.

— Ça n’aura pas été long, n’est-ce pas, monsieur le commissaire ? il cautèle, de son ton mielleux qui englue les mouches.

— En effet, approuvé-je sobrement (ne jamais trop mouiller la compresse aux subordonnés, sinon, très vite, ils se croient supérieurs à toi et te pissent contre).

Je déplie les feuillets et lis exactement ceci :

Retrenscryption de la conversion H.B. 124. an registrer à 18 h 42.

(Trouduction assurer par Sakam Erd, glaçon de restorant à La Routine des Hindes, 65, rue du Ckerche-middi.)

LUI : C’est toit ! J’aitais enquiet !

ELLE : Ça a faillite maal touner, je t’espiquerai.

LUI : Cosse est-ill passer ?

ELLE : L’autre imbécile (ou sale con, ou connard, le tardructeur dit qu’en maharatî, le mot janfûtre a plusieurs significautions) a flailli tout fichet paterre. Ce salaud me préturbe, gant il me reglade je ne plaviens plus à me concentrier ; il est insensibe à la surgestion mantale, ses ondes neurtlisent lai miennes.

LUI : Il faut le naturaliser.

ELLE : C’est fait.

LUI : Bravo ! Tu n’as pas pu finir le travaille de Gibraltar ?

ELLE : Non, mais je rtlouvarai le sujait la sémieune pochaaine. J’ai jluste l’otant de prendel avion por Vasorvie car c’est domin le gland joure.

LUI : Campant-ce tu rentrerer ?

ELLE : Dix i cinq ou sis jxour, je placerai par Blukssel avant.

LUI : J’ai hhhatre de te levoir.

ELLE : Moine ausqsi. Comment va mon cklient de l’Eliser ?

LUI : Très mal, d’aplé mai rensesègnements.

ELLE : Je continue le traitement à distance.

LUI : Jome en doutre !

ELLE : Peter vâm bien ?

LUI : Il bouat un pneu tro, messe autment, c’est hoquet.

ELLE : C’est un amour, enblasse-le poul moi.

LUI : Que Siva te protése, mon enflant.

ELLE : Je baise tes ortreils vénables, mon noncle bien némé.

Faim de la clomunication.

J’abaisse la feuille. Songeur.

— C’est toi qui as écrit cela ? démandé-je à Biboche.

— Oui, déclare-t-il fièrement, mais en relisant par-dessus votre épaule, je m’aperçois qu’une faute d’orthographe s’est glissée dans le texte. J’ai écrit salaud avec un « d » au lieu d’un « t », j’espère que vous me pardonnerez, monsieur le commissaire.

Après le départ de Biboche, je ne mange plus que par routine. J’ai beau m’efforcer de rester présent et de tenir une converse normale avec ma Félicie, mon esprit revient sans trêve sur la conversation qu’a eue Iria avec son tonton (lequel est une tata dans le privé). J’en ressasse les points forts et m’en fais un petit paquet cadeau. Il est bien évident que je suis le janfûtre dont elle parle. Indication intéressante : je suis imperméable à son pouvoir et, mieux, je le perturbe. D’autre part, elle me croit mort. Voici les deux points me concernant. Si je me penche sur son maléfique boulot, j’apprends : primo que notre Président est toujours sous hypnose et qu’elle continue de le traiter à distance ; deuxio, qu’elle compte s’occuper de la chère Lady Di dès la semaine prochaine ; troisio, qu’elle est à Varsovie pour y accomplir quelque chose d’important (puisque demain sera un grand jour) ; quarto, enfin, qu’elle passera par Bruxelles avant de rentrer et je doute que ce soit pour aller y admirer la bitougnette du Manneken-Pis. Cette fille est un danger plus que public ! Un danger privé ! Quelqu’un possédant le pouvoir de dicter à ses contemporains des actes inconsidérés peut compromettre l’équilibre du monde ; tel que je te le dis, bouffi, et si tu trouves que j’exagère, lis du Yourcenar et ne m’emmerde plus !

Que faire ? S’emparer de cette belle sorcière ? Et puis ? On ne peut la trucider, malgré ce qu’elle met en cause ! L’embarquer pour l’Inde ? Qui nous dit que ça conjurerait ses mauvais sorts, et qu’elle y demeurerait ?

— Tu me parais bien soucieux, mon grand. C’est le mariage de Marie-Marie ?

Je refais surface.

— Le mariage de la Musaraigne ? Non, franchement, je n’y pensais plus, ma chérie !

— Alors c’est ce message qu’on vient de t’apporter ?

— Oui.

Je vais me balader au fond de ses yeux, m’man.

— Quelqu’un, une Hindoue splendide, a entrepris d’hypnotiser certaines hautes personnalités et de les faire dérailler ; et elle y parvient avec une aisance terrifiante.

— Vraiment ?

— Hélas. Ça paraît insensé mais c’est vrai, j’en ai la preuve. Tu as entendu ce qui se disait du Président à la table voisine tout à l’heure ? Eh bien, figure-toi que c’est vrai : notre Monarque est l’une des victimes de cette fille. Elle a le « don » et parvient à l’exercer même à distance quand son « client » est à point. Comment la neutraliser ? En la faisant disparaître ? Je m’y refuse.

— Mon Dieu, évidemment !

M’man gamberge un bout, puis, catégorique :

— Il faut lutter avec elle sur son terrain, Antoine, dit-elle soudain.

— Vas-y, je t’écoute ?

— Son pouvoir, c’est plus qu’un don, tu t’en doutes : c’est une initiation. Tu dois trouver quelqu’un, dans son pays, ou ailleurs, qui soit assez initié pour la désarmer psychiquement.

Je repousse mon couvert et me mets à table, si je puis dire. Je lui bonnis tout dans le détail, à ma vieille. Et pour finir lui montre la pittoresque transcription de l’appel téléphonique due à l’O.P. Biboche.

Elle lit, sourit de la qualité du texte.

— C’est de toi qu’il est question, là ?

Elle souligne de l’ongle l’expression « l’autre imbécile ».

— C’est bien de moi.

— Elle admet que tu as un don, toi aussi.

— Elle ne va pas jusque-là, elle prétend simplement que je contrecarre ses séances par ma présence.

— Ça ne me surprend pas, mon grand. J’ai toujours été frappée par ce phénomène de télépathie qui nous permet de communiquer toi et moi sans avoir besoin de parler. Tout petit déjà, tu faisais preuve de prémonitions étonnantes. Ainsi, tu me parlais de quelqu’un que nous n’avions pas vu depuis des années, et le jour même, ce quelqu’un débarquait à la maison.

Elle me prend la main.

— C’est toi qui dois la… la désamorcer !

En la voyant comporter, je pige soudain que c’est d’elle que je tiens cette énergie indomptable (merci pour lui), cette détermination farouche (n’en jetez plus, la cour est pleine), cette fureur de vaincre stupéfiante (arrêtez, vous me fêlez les tibias, bordel !).

Certes, c’est avant tout une maman, maman. Elle tremble pour moi, elle me voudrait papetier-libraire dans la Lozère et elle prie en m’attendant, le soir à la chandelle. Mais confrontée à mes problèmes, elle devient Jeanne Hachette (pas celle des Messageries, l’autre, celle qu’a essayé de dégommer la petite d’Arc pas l’ancienne de Delon, celle de Charles VII).

— Je sais que tu vas sauver la situation, Antoine pour cela il faut que tu parviennes à dominer cette femme, à lui imposer ta propre volonté.

Elle prend sa chère belle tête de maman-archange dans ses doigts de mansuétude.

— Cette initiation lui a été prodiguée par quelqu’un, je suppose ?

— C’est probable.

— Puisque cette fille est jeune, son initiateur vit probablement encore ? Trouve-le et…

Je ne la laisse pas achever.

La prends dans mes bras par-dessus la table, que tant pis pour ma baveuse dont l’extrémité trempe dans la sauce brune du canard laqué.

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