On se pointe au Monoculé, rue Sainte-Anne (priez pour Félicie !), m’man et moi. Elle a voulu me suivre bien que je lui eusse vaguement parlé de l’ambiance des lieux. Pas par curiosité. Féloche, elle s’en fout, des mœurs contre nature. D’un signe de croix furtif elle les conjure, ma vieille. Bien qu’elle soit une dame de haute tenue morale, elle pense que si certains gars s’amusent à prendre du fion, c’est leurs miches qui trinquent et que ça ne dérange personne. Juste le Seigneur qui doit fulminer de voir dégénérer Ses créatures, mais ça se serait plutôt rebecté depuis la Rome antique. Il marque Son mécontentement en balançant le Sida, le Tout-Puissant, manière qu’ils s’emplâtrent pas de gaieté de cœur, ces messieurs-dames ; ce serait trop facile d’y aller plein pot, sans arrière-pensée. Alors bon, Il a créé le danger pour mettre un peu les braguettes à l’heure, Notre Seigneur. Il est le Père, alors qui aime bien châtie bien.
Si elle m’escorte dans cet endroit si peu conforme à son esthétique, ma Douce, c’est parce qu’elle entend me lancer, comme on lance le cycliste dans un contre la montre. Elle souffre de moi, m’man. Elle a, tu sais quoi ? Le mal de mère, en permanence.
Et donc on pénètre chez ces loutes. L’atmosphère est ce que tu devines : ombreuse, musicale, moite et équivoque, comme disait jadis Albert Londres pour décrire des bouges qui, aujourd’hui, ressembleraient à des jardins d’enfants.
On se prend une table à l’écart. Te dire si nous sommes regardés est inutile ; les sourires fleurissent. Ce beau gars (tu peux y aller, je viens de mettre des leggins) escortant une dame digne, c’est peu courant au Monoculé. Mais bon, j’en ai rien à frotter. On se commande une boutanche de brut rosé, au diable la varice ! Je porte un toast à ma vieille.
Santé, longue vie, tout bien !
— Bonjiour, susurre une voix.
Et tu vas te faire éclater la glotte, Francotte, mais celui qui vient de s’adresser à ma pomme n’est autre que celui que je viens chercher, à savoir Peter Stone-Kiroul.
Il est fringué de blanc, avec une chemise bleue à col ouvert. Superbe.
Présentation :
— Peter… Maman…
Félicie a un sourire comblé. Ravie, elle est, de voir combien le hasard s’harmonise avec mes préoccupances. Elle y lit un bioutifoul présage. Comme quoi ça va se cheviller de première dorénavant.
Peter nous aide à écluser le champ’. Il me fait un rentre-dedans discret, biscotte my mother, mais pressant. Visiblement, j’ai tout pour être son genre.
J’amène la converse sur Iria… Innocemment.
Il engrène facile. Le los, tout de suite ! Un enthousiaste, malgré sa britanniquerie. C’est rare.
Et voilà m’man, tout soudain, qui me met la main sur le bras et qui murmure :
— Mon grand, tu penses à téléphoner ?
D’aucuns glandus ouvriraient des vasistas larges comme des trous d’homme de wagon-citerne (j’ai jamais vu un wagon si terne). Ils bêleraient des : « Quoi, qu’est-ce, quel coup de téléphone ? » Mais je possède au plus haut niveau le contrôle de mon cher self. Alors j’opine.
— J’allais oublier, m’man, excuse-moi. Alors je lui dis que c’est d’accord pour demain ?
— Si tu veux bien.
Paroles de rien : en l’air, par terre, en fumée.
Me lève. Des fripons m’arrêtent sur le chemin des toilettes-téléphone.
— C’est ta gouvernante ou ta riche protectrice ? ils gouaillent.
Moi, je me retiens très fort de leur shooter les frangines. Touche pas à ma mère ! Mon style ! Je suis un farouche. Si t’as pas une planète à défendre, t’es un clodo de l’âme. Nous faut des valeurs auxquelles s’agripper, sinon on devient de la vaseline à enculades.
Je déboule aux chiches. Deux épaves mordorées sont en train de se piquouzer sans vergogne dans le pli du bras. Ils ont l’aileron si constellé qu’on les croirait en pleine scarlatine, tant qu’ils pustulent, les navetons.
Il ne leur suffit pas de se faire emplâtrer, faut qu’ils se filent du sirop de délire dans les tuyaux, ces cons !
Pour passer le temps, je licebroque une petite larmiche, puis me recoiffe. Bon, after ? M’man doit vouloir interwiever le Peter à sa guise. Quelle idée l’a emparée, brusquement, ma vieille chérie ? Pour lui laisser de la marge, je décide de tubophoner à Pinuche. Je tombe sur sa rombiasse éplorée. Elle est sans nouvelles de lui. En espérait de moi. Comme je lui explique qu’il se trouve en mission au Caire, elle se prend à deux mains, se charge sur ses frêles épaules et s’emporte dans l’infini.
— Au Caire ! En pyjama ! Vous vous fichez de moi, commissaire. En réalité, il s’est rendu chez quelque gourgandine. Je le sens bien, allez ! Il a un tempérament de feu, ce sacré César. Je ne lui suffis plus. Il lui faut des femmes de mauvaise vie pour assouvir ses bas instincts. Et moi qui commence une occlusion intestinale. Ma troisième ! J’ai des adhérences, mais il s’en moque. Plusieurs jours et les nuits qui vont avec, sans un mot ! Au Caire ! En pyjama ! Je serai peut-être morte quand il rentrera.
Je la laisse s’écouler, bonbonne à la renverse. Il en glougloute des misères, des pestilences, des miasmes affreux. Quand on l’entend, on mesure à quel point nous sommes putrescibles, tous. Bien pourrissants de partout. On coule, pire que le Titanic, plus profondément, plus irrémédiablement. On se dilue ; on s’abandonne. La mère Pinuche, c’est la mort au boulot. Elle est sanieuse à outrance, la dame. De la boutanche et pas d’enfants ! Une inappétence pour la baise. Que faire d’autre sinon s’intéresser à sa crevance ?
Je tartine un bout, la relance à propos, pour faire durer. Et puis, salut, je raccroche. Un quart de plombe, Félicie a eu le temps d’entreprendre ma joyeuse pédale grande-albione.
J’ai un haut-le-corps, en remontant. Ils ne sont plus deux, mais trois : m’man, Peter et… l’Hindou ! Oui : le maharaja de Mormoalkipur a rejoint son petit pote. Et bon, je déboule dans le trio, plus effaré que le taureau à sa sortie du toril, clignant des yeux dans l’éblouissement de l’arène.
Peter nous présente. Le vieux diplomate me salue, déférent, hermétique, componctueux. Belle tronche ambrée, yeux de jais auréolés de bleu, ce qui lui donne un regard étrange.
Sait-il qui je suis ? Il n’y paraît pas. Poli mais maussade. Il est venu retrouver sa gazelle des ambassades et pas pour causer tricot en compagnie d’une vieille dame. Aussi, après deux trois insignifiances, m’hâté-je de leur prendre un grand congé, ces jolis messieurs. Bonne bourre ! Le maharaja caresse sa couronne de cheveux blancs aux ondulations savantes. Une chevalière ornée d’un brillant gros comme un projo de D.C.A. éclabousse la boîte de mille lumières tournoyantes. Pour un peu, on danserait le tango. L’homme me la présente. Je serais bijoutier, je me visserais une loupe à l’œil pour procéder à l’estimation, mais, simple pékin (comme disent les Chinois), je me contente de recueillir cette fortune dans ma main, de la presser en même temps qu’un fagot de phalanges et de la restituer à son propriétaire.
Jusqu’à l’auto, m’man ne moufte pas. C’est au moment de la décarrade qu’elle s’anime.
— Je sais, Antoine ! exulte ma douce vieille.
— Que sais-tu ?
— Au sujet de l’initiateur de cette fille.
— Vraiment ! Comment as-tu fait ?
— J’ai tout de suite pensé que l’innocence d’une mère pouvait être efficace. Ce garçon est un snob naïf, je l’ai compris à notre premier contact ; il m’a été très facile de lui tirer les vers du nez.
La voilà qui chique les Mata Hari, m’man. On aura tout vu.
— Qu’as-tu appris ?
— En deux mots, Mlle Jélaraipur est la fille du frère de l’Hindou aux cheveux blancs. Sa mère est morte en couches et son père a été tué au cours d’une chasse au tigre alors qu’elle avait quatre ans. Son oncle, célibataire, l’a recueillie et la considère comme sa propre enfant.
— Qu’il aurait eue par l’opération du Saint-Esprit, gouaillé-je.
Maman sourit miséricordieusement aux plaies de l’humanité et poursuit :
— Très tôt, cette jeune fille a manifesté des dons médiumniques qui ont fasciné son tuteur. Il l’a alors confiée à un vieux sage du Bihar, vivant près de son palais, un certain Kandih Raâton qui détient, paraît-il, des pouvoirs occultes effarants. Elle s’est montrée une élève surdouée. M. Peter assure qu’il l’a vue obtenir des résultats stupéfiants qui, selon lui, tiennent du miracle.
— Dans quelles disciplines ?
— Santé, réussite. Ce garçon m’a l’air sincère. Je suis convaincue qu’il ignore tout des activités illicites de son amie, si toutefois elle en a vraiment.
— Tu en doutes ?
— Non.
— Alors, pourquoi cette restriction ?
Elle hausse les épaules.
— Pour laisser sa chance à l’erreur, Antoine ; n’est-ce pas le B.A. BA de ton métier ?
Je lâche mon levier de vitesses pour capturer sa main fraîche et la porter à mes lèvres.
C’est quelqu’un, ma mère. Une symphonie, ou bien un verger, le matin au soleil.
Je n’aurai pas assez de toujours pour l’aimer.
Partira, partira pas ?
Je m’éveille, lesté d’un lourd sentiment d’indifférence.
Je vais faire un viron en Inde ? Je rencontre le mage initiateur ? Et puis je lui dis quoi, à cet homme ? « Vous avez formé une petite pécore qui use mal de ses dons, fournissez-moi le moyen de lui casser la cabane ? » Grotesque ! D’autant que si ça se trouve, il parle pas une broque d’anglais, ce vénérable. Je l’imagine d’ici, avachi sur ses coussins brochés, sa barbe de six mètres déroulée sur le tapis.
M’man fait gémir les marches. Sûr qu’elle m’amène mon caoua. Je saute du lit pour galoper jusqu’au couloir.
— Monte pas, m’man, je descends petit déjeuner dans la cuisine.
Je la ferme en découvrant le Président à mi-étage, portant le plateau fumant. A première vue j’ai quelque mal à le remettre car il a modifié son aspect. Blazer, polo blanc, casquette de marinier, lunettes aux verres jaunes (pour s’ensoleiller l’existence, le pauvre).
— Je rêve ! bégayé-je.
Au bas des marches, Félicie, effarée, me lance :
— Je t’avais préparé le plateau. M. le Président est arrivé sur ces entrefaites. Il tient absolument à te le monter.
— Et ce n’est pas par esprit de démagogie, m’assure le grand célèbre.
Je m’efface, il entre, dépose mon café et mes croissants sur ma table de travail. Puis il va s’asseoir sur mon lit et y prend une pose récamière.
— Alimentez-vous ! m’ordonne l’Empereur. Moi, pendant ce temps, je vais vous regarder. Ce que ça doit être agréable d’habiter cette petite maison tranquille !
Il ôte sa casquette (il a toujours eu, lui, le chef suprême, la marotte des couvre-chefs), la dépose à l’envers sur le plancher et y place ses lunettes.
Une marque rouge se lit sur son nez, causée par la monture. Il la fourbit entre pouce et index pour l’atténuer.
— Ne me demandez surtout pas l’objet de ma visite, je l’ignore moi-même. Un élan. Un instinct. Il se trouve que ce matin je me suis réveillé tôt avec le sentiment que j’étais en sursis. Je m’explique : ces derniers temps, je me sentais envoûté. Je répète, commissaire : en-voû-té. J’avais l’affreuse impression qu’une volonté pesait sur la mienne, que ma personnalité, mes pensées les plus secrètes se trouvaient sous tutelle. Je n’avais plus de libre arbitre, j’étais incapable d’initiative. Des symptômes horribles de l’amnésie, j’étais passé à la perte de contrôle de mes actes. Ils m’échappaient. C’est abominable. Quelqu’un m’investissait. Je ne trouvais de rémissions que la nuit, comme si l’esprit qui me dominait me rendait un peu de ma liberté psychique en s’abandonnant lui-même au sommeil. Je dépendais de son état de veille et récupérais pendant son relâchement mental. Un enfer ! J’ai tout envisagé : la cure de sommeil, le suicide, voire même la démission ! Vous m’entendez ? La démission, moi !
— Et ce matin, vous êtes affranchi de cet envoûtement, monsieur le Président ?
Le Proconsul croise les doigts pour conjurer son mauvais sort de merde.
— Hé ! doucement ! Disons que je sens un relâchement de cette emprise féroce. Un simple relâchement.
Je m’abstiens de tremper mon croissant dans mon café en présence du Glorieux, puisque les bonnes manières proscrivent cette pratique, pourtant si délicieuse ; encore qu’il doit bien le faire quand il est seul, l’Amour.
Je grignote les deux cornes de cette merveilleuse pâtisserie des humbles et, brusquement, m’enquiers :
— Président, un après-midi de la semaine passée, sur les choses de dix-sept heures, n’avez-vous point éprouvé un pareil relâchement de la pression psychique ?
Il se dresse sur un coude.
— Si fait ! Pourquoi ?
Que lui répondre ! Je ne vais pas lui dire : « Parce que cette gourgandine d’Iria Jélaraipur était occupée à « envoûter » la future reine d’Angleterre ! Ses dons étant conjugués sur une nouvelle cible, vous avez bénéficié de ce que j’appellerais une chute de courant. » Et cependant c’est cela que je pense. De même suis-je convaincu qu’elle fait relâche aujourd’hui avec notre populaire Président parce qu’elle est concentrée sur un nouvel objectif. Est-il opportun de tout lui raconter d’Iria Jélaraipur ? Cela ne risque-t-il pas de porter un coup fatal, définitif, à son moral déjà cruellement atteint ? A moins que, pour se délivrer de la « sorcière », il ne confie aux services secrets le soin de la mettre à la raison ?
Raison d’Etat.
Mais l’Etat n’a pas toujours raison.
Alors, je la ferme.
— Croyez-vous que si je me rendais aux antipodes, j’échapperais au maléfice, mon cher ami ?
— Peut-être…
— J’ai bien envie d’aller faire une tournée des popotes dans le Pacifique, histoire de faire endofer ces voyous de Greenpeace qui n’en finissent pas d’aboyer contre nos installations nucléaires. De quoi je me mêle, je vous demande un peu ? Des îlots perdus… même pas : des atolls ! Nous chercher noise pour un agglomérat de coraux. C’est eux qui nous polluent, San-Antonio !
— Je trouve aussi, monsieur le Président.
— Qu’ils y viennent, et je les désintègre comme des Japonais, ces salauds !
— Ça ferait jaser, monsieur le Président.
Il réfléchit.
— Moui, vous avez raison. Ce qu’il y a d’éprouvant, en régime libertaire, c’est qu’on doit toujours tenir compte de l’opinion publique. Nos camarades soviétiques, eux, n’ont pas tous ces scrupules. Rappelez-vous l’avion coréen. Poum ! Descendez on vous demande. Moi, je tire sur un bateau de pêche espagnol et on crie au charron ! Il leur demandait quoi, aux Soviétiques, ce Boeing ? Rien ! Tandis que moi, en cartonnant ce chalutier, je défendais nos harengs, vous en êtes bien d’accord, commissaire ? Merci. Pour vous en revenir, je vais essayer de fuir le mauvais œil de l’autre côté de la planète. Tenez, je vais aller assister au prochain lancement d’Ariane. C’est performant, Ariane, prestigieux. Regarder partir un peu de la France à travers le cosmos, voilà qui est grand, non ? Même ces fesse-mathieux de l’opposition applaudiront à cette décision. La gloire de la fusée rejaillira sur la mienne, l’amplifiera ! D’accord ; vous avez raison : je pars.
Il s’allonge complètement sur mon lit.
— Me trouveriez-vous outrecuidant, commissaire, si je m’invitais à déjeuner chez vous ? J’ai quartier libre jusqu’à seize heures. Cette atmosphère de paix que je trouve ici me ragaillardit. Chez vous, je me sens mieux que dans un fortin. Un calme miraculeux m’envahit. Ils sont bons, vos croissants ? Donnez-m’en la moitié d’un. Merci. Vous savez, San-Antonio, je commence à comprendre Napoléon. Je m’étais toujours demandé pourquoi, après Waterloo, il était allé se réfugier en Angleterre, c’est-à-dire chez l’ennemi. Ce comportement me paraissait sot et odieux. A présent je sais. Le seul refuge de l’homme vaincu, c’est la demeure de son vainqueur. Partout ailleurs, il serait un paria. Mon refuge, à moi, monarque moderne, c’est la maison de mon peuple. Vous votez, j’espère ? Tant mieux. Et pas pour moi ? Merci. Je peux donc me sentir bien chez vous, à tête reposée.
Il enfonce son occiput dans mon oreiller qui conserve mon empreinte. Ferme les yeux ! Comme il est formellement beau. D’une noblesse infinie. Marmoréen. On croirait son masque mortuaire.
Il s’endort.
Je saisis mon plateau, me retire à pas de loup.
Tout éperdue, Félicie a mijoté un repas de liesse pour notre Seigneur. Elle a ouvert une boîte de foie gras, cadeau annuel de Lasserre ; pour suivre, elle mijote un poulet au vinaigre accompagné de menus haricots verts répartis en petits fagots enveloppés d’une barde de lard ; ensuite c’est le rôti de veau des dimanches, aux girolles. Pour finir : fromage de canuts et tarte tatin.
Informé de ce programme, je sélectionne les vins adéquats : château-d’yquem 67 pour le foie gras, un richebourg, et pour finir, une bouteille de roteux pour si des fois le Président voulait se pétiller la clape au dessert. Cette légère digression gastronomique, non pour tirer à la ligne, ce qui n’est guère mon genre, mais pour l’éducation du lecteur analphacon. De même qu’on rétablit l’histoire-géo et l’instruction civique à l’école, de même il convient d’initier le Français, détenteur depuis toujours de la science bouffemique à la Table (lui qui ne connaît — et encore ! — que les tables de logarithmes). J’écris utile. Et dis-toi bien que si je suis dans le Larousse, donc reconnu d’utilité publique, c’est pas grâce à mes fautes de français.
La maison embaume lorsque le Président descend. Il se tient la tête à deux mains.
— Vous avez la migraine, monsieur le Président ? s’inquiète m’man.
Il a un geste vague, désabusé.
— Peut-être…
Et à moi :
— Je pense que ça « recommence », commissaire. Je dormais comme un Jésus, et puis des cauchemars ont commencé de m’assaillir. Je rêvais que j’allais dans le Pacifique pour assister au lancement d’Ariane ; mais cette conne de fusée foirait miséreusement ; j’avais l’air idiot comme si c’était ma faute…
— Asseyez-vous et prenez un verre ! fais-je avec autorité. Ici, vous êtes en sécurité. Détendez-vous et dites-vous bien que la réalité dément nos rêves. Ce lancement sera une apothéose ! Nous allons déguster un verre d’yquem, Président. Il est convenablement frappé. Respirez ces bonnes odeurs de cuisine. Vous allez vous régaler.
Il a un sourire mécanique. Sa frime est un peu cireuse et j’ai l’impression que ses dents sciées repoussent.
Tout en versant le breuvage indicible, je me dis que la môme Iria a peut-être fini son boulot en Pologne et qu’elle est de nouveau mentalement disponible pour le « service d’entretien » du Président.
Le Roi boit. Il apprécie.
— Sublime !
— C’est ce que la France possède de plus grand après vous, monsieur le Président, assuré-je, sans la moindre intention de faire la lèche.
Il consulte sa tocante.
— Une heure, déjà ?
M’man le rassure : on va pouvoir se foutre les pattounes sous la table d’ici dix minutes.
— Vous voulez bien brancher la télévision pour les informations, commissaire ? Il faut bien que je me tienne au courant du monde.
J’empresse.
— Quelle chaîne préférez-vous, monsieur le Président ?
— N’importe, ils sont aussi sournois sur l’une que sur les autres. Je les sens hostiles, si vous saviez ! Oh ! que je les sens hostiles. En douce ! Faux-culs, papelards… Ils croient que je vais piquer du nez, alors ils se préparent pour l’alternance. L’alternance ! Est-ce que ça existe, San-Antonio ? Comme s’il y avait deux manières de diriger un pays ! Oui, il y en a deux : capitaliste ou communiste ; mais n’étant pas communiste, je ne puis faire que ce qu’ont fait mes prédécesseurs et ce que feront mes successeurs. Je vais vous dire, commissaire. Si les taureaux n’étaient pas foncièrement cons, il n’y aurait pas de corridas car au lieu de charger des morceaux d’étoffe, ils chargeraient ceux qui les agitent ; eh bien, il en va de même en politique : si les électeurs n’étaient pas plus cons que les taureaux, il n’existerait que deux partis politiques, en admettant qu’on puisse considérer le communisme comme un parti.
Il ajoute, du bout de ses dents de croqueur de cornichons :
— Que cela reste entre nous, n’est-ce pas ?
— Qu’est-ce qui doit rester entre nous, Président ?
Il sourit à ma discrétion.
Sur l’écran, un gars succède à l’indicatif. Il paraît vachement surexposé, le gus. En pleine excitation journaleuse. On pressent qu’il a du carabiné à nous apprendre.
Ouvre tes étagères à crayons, gars. Ça vaut d’avoir des trompes d’Eustache pour esgourder pareille nouvelle.
Il dit comme ça :
« Mesdames, messieurs, bonjour. Coup de théâtre à Gdansk. Lech Valesa, qui devait prendre la parole à une réunion de « Solidarité », chante les louanges du général Jaruzelski et prône l’alignement inconditionnel du Mouvement sur le parti communiste polonais. Il est conspué par les militants de Solidarité. »
Le Président se dresse à demi dans son fauteuil.
— San-Antonio ! Ai-je bien entendu ?
— Je crains que oui, monsieur le Président !
Je comprends pourquoi Iria avait laissé « quartier libre » à son client de l’Elysée ! Elle était en train de « traiter » ce brave Valesa.
Comme fouteuse de merde internationale on ne trouvera jamais mieux que cette gonzesse.
Dès lors, mon siège est fait, comme disait une rempailleuse de chaises : je vais partir pour l’Inde !