ÇA EXPLOSE

Une odeur de café.

Un instant je me crois chez nous et j’évoque Félicie, m’attendant à la voir entrer dans ma chambre avec le vieux plateau d’argent aux anses ciselées et tout le fourbi du petit déje.

Mais non : tout me revient. Je me trouve dans la chambrette de Dolorès qui fut à peine assez grande (la chambre) pour contenir nos ébats. Notre furie sexuelle débordait de partout, cognait aux murs, heurtait le plaftard, renversait les pauvres choses l’aidant à vivre. Pour te situer l’ampleur du séisme : lorsque j’ai voulu lui exécuter « l’estafette en folie », y a fallu que j’ouvre la porte afin de pouvoir prendre mon élan depuis le palier !

Je soulève une paupière. Le soleil fait le vingt-deux derrière le rideau du vasistas. Tout reluit déjà d’un vif éclat, à l’exception de la frimousse de ma conquête, dévastée par ma tornade blanche. Son regard lui pend comme des boucles d’oreilles. Elle se coltine une bouille d’épagneul harassé, ce matin, la mère. Une troussée de cette intensité, elle osait pas l’imaginer dans ses rêves les plus oniriques.

Elle me présente une tasse de caoua, avec quelques biscuits tristounets posés en corolle sur la sous-tasse.

— Bois, querido ! Ça te réveillera.

Je goûte. Assez infect, merci. Le café, excepté m’man et deux ou trois Turcs, je connais personne qui sache vraiment le faire.

Malgré tout, je l’avale. Elle me contemple avec admiration. Une nana réussie, tu peux te moucher dans ses doigts ou te torcher le cul avec son slip, elle est éperdue de gratitude, de passivité, de béanterie incomblable par autre chose que ta grosse bitoune. Elle te veut tout, ne t’en perd pas une miette, s’enorgueillit de ta présence à son côté.

Je lui souris. Très mâle sup’. Elle, en réponse, s’ouvre comme une bûche sous la cognée du forgeron[8], de bas en haut et plus du bas que du haut.

— Je suis morte, me complimente-t-elle.

Le sourire avantageux de l’Antonio se fait pédant. Jules t’es, jules tu comportes. Impossible d’échapper à la vanité du paf. Tout individu préfère bander dur que d’être pédégé ou chevalier de la Légion d’honneur. Il en tire gloire alors que ça lui est naturel, accordé par nature comme à des millions d’autres.

Je me force d’avaler sa mixture. Après quoi, je lui flanquerai la petite ramonée du matin, histoire de démarrer la journée sur le bon pied. Pour me conditionner, je fourrage son système glandulaire supérieur de ma main libre.

— J’espère que ton ami Johnson ne t’infligera pas de représailles, quand je serai parti, murmuré-je.

La voilà paniquée. Pas à cause des possibles vengeries du grand blond, mais à l’évocation de mon départ.

— Tu vas t’en aller, querido ?

— Hélas oui.

— Quand ?

— Après que nous aurons fait une dernière fois l’amour, ma belle Andalouse.

Elle dodeline, son regard est triste comme celui de ta belle-mère quand sa fille lui raconte tout ce que tu lui as fait au lit et qu’elle, la vieille, n’a jamais connu que par ouï-dire.

— Où vas-tu ?

— Tanger, de là je prendrai un avion pour Paris.

Je me tais car je viens de percevoir un bruit au-dessus de nos têtes. Or, qu’y a-t-il au-dessus de nos têtes ? Le toit !

Je dresse le doigt pour attirer l’attention de la môme.

Elle écoute.

— Ils doivent mettre une antenne de télévision, dit-elle, il en était question.

Mais moi, tu me connais ? J’ai cette espèce de sonnerie stridente et pourtant silencieuse dans la tête qui m’avertit toujours d’un danger imminent.

Je saute du lit et tire Dolorès par le poignet.

— Viens !

— Mais quoi, où veux-tu aller, nous sommes tout nus !

Je me fais plus pressant :

— Viens, je te dis !

Elle sort à son tour du lit. La pièce est tellement exiguë que je peux déjà empoigner le verrou de la lourde et ouvrir. La gosse m’échappe d’une secousse pour aller ramasser son peignoir sur le dossier de la chaise. Ah ! la pudeur espagnole !

A cet instant, la vitre de la tabatière vole en éclats.

Des choses rondes comme des poires, mais beaucoup plus lourdes, tombent sur le rideau placé en hamac sous le vasistas. Une, deux, trois.

Des œufs d’oie ! Ils se détachent en sombre sur l’étoffe baignée de soleil.

Je me jette d’un bond forcené dans le couloir. Comme mon concurrent malheureux de la veille, je me paie un traînard sur les marches, bouille la première.

Au même instant, tout se déclenche. C’est un condensé de Verdun et de Pearl Harbor. Un vacarme inouï. Tout tremble, tout pète, tout crame ! Trois grenades pour un local de quinze mètres carrés, je peux t’affirmer que c’est beaucoup ! Un souffle embrasé, comme j’ai toujours lu dans les bouquins de guerre, m’enveloppe. Je me retrouve au virage de l’escadrin, contusionné mais entier. Un bref regard sur la pièce que je viens de quitter : ce n’est plus qu’un brasier. J’aperçois une jambe de la gentille Dolorès près de la porte. Elle brûle comme un journal. La pauvre gosse doit être déchiquetée.

Ne peux plus que prier pour elle, si accueillante et brave baiseuse, si espagnole dans son genre, et bonne vendeuse, ses patrons peuvent te le dire.

L’Antonio, à poil dans un petit immeuble qui crame par le faîte, réfléchit très très vite à sa situation. Une vengeance de mister Johnson ?

Peut-être, après tout, encore qu’il me semble bizarre qu’un simple quidam dispose de grenades.

Si ce n’est lui, c’est une force mystérieuse, une association de gens qui commencent à me trouver encombrant, trop empêcheur d’hypnotiser en rond et qui ont décidé de m’éliminer. Dans cette seconde hypothèse, il ne serait pas mauvais que je leur donne à croire, pendant un bout de temps en tout cas, qu’ils ont réussi l’opération.

Je me relève, remonte les marches. J’avais accroché mon veston au pommeau de la porte. Courageusement, je me pointe dans l’encadrement. J’aperçois ma veste en feu, saisis un pan du vêtement et l’emporte hors de la pièce. Sur le palier, il y a une caissette de bois servant de poubelle. Je m’en sers pour éteindre mon veston. Il est à demi consumé du bas. Je le tiens par le col, éloigné de moi car il est brûlant, et je dévale une dizaine de marches.

Un fenestron ouvert éclaire et aère l’escadrin. Il donne sur un conduit de ciment de section carrée d’environ un mètre de côté. Je lance les restes de mon vêtement par la fenêtre, exécute un rétablissement afin de m’enquiller à mon tour par l’ouverture. Une dizaine de mètres me séparent du fond de ce goulet. Je parviens à allonger mes jambes et à plaquer mes pinceaux sur la cloison d’en face. Après quoi, je descends par brèves reptations. Laissant d’abord glisser mon dos, j’amène ensuite, l’un après l’autre mes pieds à son niveau et recommence.

Les aspérités du mur m’arrachent la peau des reins. Très vite je chope le rythme. Le carré de ciel bleu rétrécit, là-haut. Je descends toujours. Enfin, mon talon (pas celui d’Achille, celui d’Antoine) rencontre une surface dure. Il s’agit d’une grille. Je me mets à genoux et, haletant, essaie de reprendre souffle. Mes membres tremblent. J’ai le guignol qui breloque comme dans la boutique d’un horloger. A croire que cent pendulettes sont prisonnières de ma cage thoracique.

Les restes de mon veston sont encore chauds, sous moi. Bon, tu t’es suffisamment dorloté, Tonio, ton chemin de croix n’est pas fini.

Heureusement, la grille qui obstrue la base du conduit n’occupe que la moitié de sa surface. Je la soulève sans problème. Au-dessous, il y a un local voûté, taillé dans le roc (Gibraltar, tu penses !). C’est un couloir desservant des caves. Traînant mon bout de veste, je pars à l’aventure. Une porte de bois est facile à craquer. Me voici dans un réduit qui pue la vermoulance.

La lumière n’est accordée que par un étroit goulet qui doit accomplir un bon bout de trajet dans le sol avant de déboucher là. Mais nous avons tous sans le savoir des dons de nyctalope et, en quelques secondes, le regard se convertit à la plus épaisse des pénombres.

Je m’assieds en tailleur contre un mur humide. Si je m’en crois — et je ne doute jamais de moi —, il va falloir passer quelques heures ici, pendant qu’on éteint l’incendie et que les flics anglais se livreront à leur enquête. Prudence, prudence !

J’ai faim et je regrette les biscuits maussades de la pauvre Dolorès chérie.

De l’extérieur me parvient un brouhaha fait de piétinements nombreux, de cris, de sirènes à deux tons.

Je bâille.

Ça risque d’être long.

Et voilà qu’un éternuement retentit, tout proche de moi dans le noir. Ai-je rêvé ? Ou mal interprété quelque couinement de souris en train de limer ?

Second éternuement.

Cette fois, le doute n’est pas possible. Ça provient du local voisin, dont je ne suis séparé que par un lattage de mauvaises planches.

— Il y a quelqu’un ? demandé-je en anglais.

Silence.

— Quelqu’un ? redis-je, mais en espagnol cette fois.

— Oui, chevrote une voix, il y a quelqu’un.

Du ton que prendrait un vieillard occupant des chiottes publiques dont il va encore avoir besoin un certain temps avant de triompher de sa constipation chronique.

Je glisse ma main entre deux planches, en saisis une que je tire à moi. Elle vient sans difficulté. Par la brèche, mon regard d’oiseau de nuit capte une forme bizarre. Celle d’un très vieil homme en perruque blanche. Il porte quelque chose de stupéfiant qui m’a l’air d’être un costume de cour de l’époque Louis le Quatorzième. Il a des bas, des souliers à boucles et il est assis sur une grosse malle de fer rouillée.

— Puis-je vous demander qui vous êtes et ce que vous faites ici ? demandé-je, toujours dans la langue de Cervantès que je manie moins bien que l’auteur de Don Quichotte, hélas !

Le très très vieux fantôme se dresse.

Marqués Alvaro de Telestar y Alvarez de Trabajo, décline-t-il avec une grande noblesse.

Je regrette de si mal le voir ; à la lumière, il doit payer, le marqués. Couleur de vieille muraille, ses fringues sont en lambeaux et tapissées de toiles d’araignée qui festonnent.

Il ajoute :

— A qui ai-je l’honneur, mon gentilhomme ?

— Duc Antoine de Bonnefontaine et San-Antonio.

Sa menine décharnée passe par la brèche. Mon camarade Edmond Dantès dut éprouver ce que je ressens lorsqu’il découvrit le pauvre abbé Faria dans son trou du cul-de-basse-fosse.

La première fois que je serre la louche d’un squelette parleur[9].

— Et que faites-vous céans, marquis ? insisté-je.

— J’attends qu’ils partent, monseigneur.

— Qui « ils » ?

— Mais ces gueux d’Anglais, naturellement.

— Et vous êtes là depuis longtemps ?

— Depuis 1704, monseigneur, faites le compte.

Egaré, je répète :

— Depuis 1704 !

Pour bien poser la chose, je la reprends en lettres, éviter toute contestation ultérieure : depuis mil sept cent quatre ?

— Je me suis réfugié dans ce souterrain à compter de l’instant où l’abominable Sir George Rooke a planté dans mon jardin le drapeau infâme de la reine Anne d’Angleterre, cette salope que Dieu punira bien un jour ou l’autre. Neuf ans plus tard, j’ai appris que le traité d’Utrecht assurait la souveraineté de Gibraltar à]’Anglais, dès lors, je n’ai pratiquement plus fermé l’œil.

— Vous savez en quelle année nous sommes, marquis ?

Il a un geste badin qui me fait éternuer à mon tour du fait de la poussière qu’il déplace.

— Peu m’en chaut, mon cher duc !

— Confidentiellement, nous serons bientôt en 1986.

— Je gage qu’ils n’en ont plus pour longtemps à occuper le sol de mes aïeux, rétorque le marqués Alvaro de Telestar y Alvarez de Trabajo. Quoi qu’il en soit, je ne remonterai à la surface que lorsqu’ils l’auront quitté.

Bon, ce n’est pas le premier dingue que je rencontre. J’aime beaucoup les fous. Trouvant la réalité invivable, ils se sont construit d’autres vérités plus conformes à leur esthétique. Ce qui revient à proposer la folie comme forme de liberté.

Je m’apprête à poser au vieux dément les plus pressantes des questions qui me viennent, lorsqu’un bruit de pas se fait entendre, non loin, répercuté par les voûtes de la galerie servant de cave.

Une voix dit en anglais avec un fort accent espagnol :

— Il faut sauver le vieux loco ! Si l’immeuble s’effondre, il sera enterré vivant.

— Vous êtes sûr qu’il y a quelqu’un dans ce sous-sol tout noir ? fait une voix typiquement britannique, elle.

— Mais oui : le fou. C’est un ancien professeur. Il vit là depuis des années, c’est les gens du quartier qui lui déposent de quoi manger sur les marches…

Les pas se rapprochent. Moi, je m’aplatis dans mon réduit. Des gens de bonne volonté arrivent jusqu’à mon voisin.

L’Espagnol dit, en espingo cette fois :

— Venez vite, marqués, il y a le feu à l’immeuble.

— Eh bien ! qu’il brûle, que tout Gibraltar brûle avec la pouillerie anglaise !

— Il faut l’embarquer de force, annonce l’altruiste, sinon il ne nous suivra pas.

Ça remue-ménage, le squelette regimbe de tous ses osselets. Il m’appelle à la rescousse :

— Monseigneur le duc, de grâce, prêtez-moi main-forte !

Mais le duc est devenu un grand lâche qui s’écrase et retient son souffle. Les survenants entraînent le marquis, ce qui n’a rien de bien calé vu qu’il est moins fringant que le taureau pénétrant dans la reine (God save the gouine).

Le silence retombe sur moi comme une chape de ce que tu veux, je m’en torche.

Je passe alors dans les « appartements » du marquis Alvaro de Telestar y Alvarez de Trabajo pour inventorier sa malle des Indes.

Elle recèle un monceau de hardes style dix-septième siècle (dit le Grand).

Vêtir ceux qui sont nus ! Nous existons en des temps où n’importe qui se fout n’importe quoi sur le cul sans attirer l’attention de quiconque. Je déchire avec les dents une culotte de velours pour la transformer en bermuda, ôte les parements d’une veste prune et en retrousse les manches. Que me voilà fringué de pied en cap, non en seigneur du Grand Frisé, mais en touriste à la page. Une paire de tartines dont j’arrache les boucles complète mon équipement.

Quand, pour conclure cette partie dramatique du récit, je t’aurai dit que je récupère mon passeport et mes dollars dans ma veste incomplètement consumée, tu sauras que le vaillant Santonio est paré pour de nouvelles aventures.

Le Seigneur soit avec lui !

Загрузка...