ÇA SE DESSINE

Bon, qu’est-ce que tu veux : fallait puiser dans mon stock d’héroïsme. Je pouvais pas le laisser patouiller dans son cloaque.

Il voulait être bien certain que j’allais l’accompagner. Je représentais une perspective de salut et il me surveillait comme un dinamitero surveille la combustion d’une mèche : s’assurer qu’elle crame convenablement avant de prendre le large.

J’ai conjugué tous mes efforts comme on dit puis. Toujours, tu verras : on conjugue ses efforts ; plus aisément que le verbe moudre. J’ai rabattu drap et couvrante ; me suis assis sur mon lit. Ça valsait intense. Comme je ne porte qu’une veste de pyjama, malade ou non, la peau de mes roustons s’étalait sur le matelas, vaste comme une aile delta. Par contre, l’angine me recroquevillait le bigorninche. Je sais des dames, comblées par mes soins assidus, qui auraient écarquillé grand les vasistas en m’avisant aussi mignard. La zifolette farceuse, c’est fou ce qu’elle change d’aspect selon ton état d’âme ou de santé. Tantôt mandrin féroce à défoncer les portes de granges, tantôt humble abat pour le chat, le vrai, celui qui fait « miaou » et qui a des moustaches.

Le Président, pudique, détournait son regard de statue africaine.

D’un élan, je me suis arraché. Embardée. J’ai eu que le temps de me rattraper à ma table de chevet. Comment m’étais-je démerdé pour avaler cette lampe à souder qui me balayait le tuyau de descente ?

— Ce serait dramatique si je ne me rasais pas, monsieur le Président ?

Il avait retrouvé son indomptable énergie de Machiavel diplômé de l’Etat.

— Généralement, les gens de mon entourage le sont, mon cher. Et quand ils ne le sont pas c’est parce qu’ils portent la barbe.

O.K. !

Pas de cadeau. Grandeur et servitude !

Je parvins à gagner ma salle de bains. La douche était à cinquante degrés, mais je claquais des dents dessous comme si elle m’avait arrosé d’eau glacée.

Après ce fut mon Braun, bourdon rageur, qui arpenta mes joues pour tondre ce foutu gazon dont le Magistral ne voulait pas.

Il m’attendait toujours dans ma chambre, assis, au milieu de la pièce sur la chaise-prie-Dieu, et j’eus le sentiment qu’il priait, justement. Cet homme comblé avait la foi et élevait son âme au-dessus du niveau de l’amer chaque fois qu’un turbin fâcheux le dépourvait. Là, il devait prier pour récupérer l’intégralité de sa mémoire. Mais se rappelait-il les paroles de sa prière ?

Je sortis des fringues de ma garde-robe. Puis j’appelai m’man. Quand elle me vit saboulé, elle ne put s’empêcher de lancer à notre Illustre :

— Mais il a quarante !

— L’Académie également, plaisanta l’Empereur, qui ne détestait pas de bouter en train à l’occasion.

— M’man, prépare-moi deux aspirines effervescentes, suppliai-je. Y a que ça pour te redonner une certaine vitesse de croisière.

Cinq minutes plus tard, nous descendions l’escadrin. La garde rapprochée du Souverain attendait dans notre salon. Ils étaient trois, capables d’allumer n’importe qui en moins d’une seconde. Pour l’heure, c’était des cigarettes qu’ils avaient allumées (après avoir demandé la permission à ma mother). Ils s’engrouillèrent de les écraser et se mirent en essaim autour du noyau.

Dans ma strasse fumante, d’un noir mouillé, tout neuf, mais bientôt salopé, des ouvriers immigrés tartinaient la chaussée en louchant sur les deux motards assis en amazone sur leurs péteuses au repos.

Deux bagnoles attendaient dans une zone déjà rechargée. La grosse noire du Président, et une Renault 11 d’escorte. Le Souverain m’invita à prendre place près de lui. Moins pour m’honorer que pour continuer la converse à voix basse.

— A compter de cet instant, vous ne me lâchez plus d’une semelle, décida-t-il. Vous passez tout au crible de votre observation que je sais aiguë. Si vous suspectez qui que ce soit, agissez immédiatement, n’importe si vous vous trompez. Vous avez les pleins pouvoirs, commissaire.

L’aspirine jointe à la douche prolongée me redonnait un peu de vitalité.

— Si vous me racontiez vos tout premiers symptômes ? lui fis-je. Cela a débuté comment et quand ?

Il regardait droit devant lui, comme toujours. Lui, le futur : à nous deux, Paris ! Dans le fond, il avait toujours aperçu ce que les autres ne songeaient même pas à regarder. Un regard de prophète et de vigie, si tu mords le topo ? Les yeux à la fois out et in. Tournés vers les confins et braqués à l’intérieur de soi-même. Paré, imbaisable ! Il est gagnant, celui qui peut surveiller simultanément sa bite et ses miches.

— Cela, je me le rappelle, déclare triomphalement l’Auguste. C’était au cours d’une conférence de presse que je donnais à…

Il se crispe.

— C’est trop bête, je l’avais sur la langue. Un pays d’Afrique… Ou d’Europe… Enfin, bref, vous voyez ?

— Et donc, au cours de cette conférence de presse ?

— Des journalistes étrangers me posaient des questions par le canal d’un interprète. Notez que je parle toutes les langues usuelles, mais je fais semblant de n’en comprendre aucune afin de contraindre mes interlocuteurs à s’exprimer en français. Moi, la mano dans la mano, très peu, ce n’est pas mon genre. Je me livrais donc à ces assauts routiniers, car ce sont toujours les mêmes questions qui me sont posées et seules mes réponses diffèrent selon les circonstances. J’étais donc à pied d’œuvre lorsque, brusquement, j’ai senti mes idées se brouiller et mon entendement s’obscurcir. Je suis formel, San-Antonio, cela ressemblait à une espèce d’anesthésie.

La force de cet homme, c’est qu’il possède au plus haut point l’art de se faire croire. Un individu capable de transmettre des certitudes, voire de les imposer, est immanquablement promis aux plus hautes destinées.

Devant la force de son affirmation, je fis ce qu’avaient fait avant moi cinquante millions virgule quelque chose de Français : je pris ses paroles au pied de la lettre. « Bon, me dis-je, il doit avoir raison : on le neutralise de façon occulte. » Aussitôt me vint une immense indignation devant pareil forfait, car il est monstrueux de s’attaquer à la vie mentale d’un individu, plus encore qu’à sa vie organique. Et à tout prendre, qu’on eût zingué la mère Gandhi par exemple me parut plus propre que ces torves manœuvres destinées à diminuer l’un des hommes les plus brillants de ces vingt derniers siècles.

Le mouvement souple de la voiture pilotée par un virtuose éveillait en moi des nausées inopportunes. Je n’aurais voulu, en aucun cas, gerber dans la belle limousine élyséenne, ça ne se fait pas. Je me suis laissé dire que Raspoutine avait dégueulé dans le carrosse de Nicolas II, un lendemain de biture, et je conçois la gêne que dut éprouver ce bon moine.

Un court instant je fermai les yeux, me crispai, tous mes sens bloqués. Surmonter ce malaise absolument ! Dévier la fusée de sa rampe de lancement.

D’instinct, mon index cherchait le bistougnet de l’abaisse-vitre. L’air de la vitesse fit une pirouette à l’intérieur de l’auto. Je penchai mon chef par la portière et offris aux populations interloquées, qui déjà se découvraient sur le passage du Tsar, des reliquats de bile qui se tenaient peinards depuis lurette.

Le Président se rencogna pronominalement sur la banquette veloutée. Tandis que je torchais mes babines sanieuses, je l’aperçus dans le rétroviseur : il ressemblait de plus en plus à un oiseau de nuit troublé par les flonflons d’un bal musette.

Je n’eus pas la force de m’excuser. Quand le pire se produit, il est préférable de passer outre.

Un certain bien-être succéda à mon indécence.

— Donc, vous fûtes positivement hypnotisé ? revins-je à nos moutons égarés.

— Vous raffolez des adverbes, ronchonna l’Illustre.

— Ils permettent de mieux cerner la langue, plaidai-je. Je trouve le français trop évasif.

— S’il ne l’était pas, la politique ne constituerait pas une carrière, objecta mon fabuleux voisin.

Un temps s’écoula, flou, avec des pétarades motardes devant nous. Le prince rejoignit le sujet pour lui donner un complément :

— En effet, je fus hypnotisé.

— Cela dura longtemps ?

— Je mis fin à la conférence discrètement, alléguant une obligation du dernier moment. Mon entourage se demanda ce qui se passait. Je dus aller m’enfermer vingt minutes avec je ne sais plus quel ministre du pays où j’étais reçu pour lui parler de mon élevage de moutons afin d’accréditer mon esquive.

— Le phénomène dura combien de temps ?

— Il cessa dès que j’eus quitté la salle de conférences.

— Quand se reproduisit-il ?

— Un mois plus tard, à Paris. Dans des circonstances presque analogues. J’étais allé visiter une exposition, à la requête de mon ministre de la Culture, lequel, entre nous soit dit, me pompe un peu l’air avec son art moderne ; si je vous disais qu’à cette manifestation, un artiste espagnol exposait un sac de pommes de terre. Un vrai sac, avec de vraies pommes de terre. « Où est l’art ? » ai-je chuchoté à mon ministre. « Partout ! m’a-t-il répondu. La décision d’exposer ce sac plein de tubercules est une expression artistique. Il y a désignation subconsciente. L’artiste se projette dans son choix. » On me brandit des micros, je répète cette profession de foi en y ajoutant quelques fioritures de mon cru, vous me faites confiance…

J’opinai pour le rassurer sur ce point.

— Et tout à coup, reprend mon Président, crac ! La panne. Les mots se distordent, pâlissent, pantèlent. Vous avez connu ces potages de pâtes qui représentent l’alphabet. Les petites lettres se gonflent dans l’eau. Là, le phénomène était inversé. Les lettres s’amenuisaient, se déshydrataient, devenaient un tout petit tas indiscernable au pied du mur de ma pensée.

Il pinça son regard entre le pouce et l’index, le malaxa, le fit grincer comme une girouette rouillée. De toute évidence, ces souvenirs le meurtrissaient.

— Et la fois suivante, monsieur le Président ? insistai-je inexorablement.

— Lors d’une réception à l’Elysée.

— Beaucoup de monde ?

— Trois ou quatre cents personnes.

— En somme, la chose ne s’est produite que lorsque vous étiez en public ?

— Au début, oui. Mais maintenant, elle m’arrive même lorsque je suis seul, dans ma salle de bains, par exemple, ou bien à mon bureau, ou encore devant mon crucifix. Je sens l’ombre gagner mon esprit, coiffer ma mémoire, l’étouffer comme avec un drap noir.

— Il n’y a pas une pièce plus propice que d’autres à cette manifestation ?

— Je n’ai pas remarqué. Voyez-vous, il me semble qu’une volonté supérieure à la mienne capte ma pensée et la neutralise. J’ai l’impression qu’un regard intense est braqué sur moi et me paralyse.

Une nouvelle gerbe m’arrivant, je réitérai le coup de la portière. On déboulait dans Pantruche et un agent de carrefour, ayant reconnu le Président, saluait éperdument, la main à son kibour, vibrante comme un tomahawk qui vient de se ficher dans le poteau de tortures. Il dérouilla l’intégralité de mon trop-plein sur son bénouze et en parut à ce point médusé que si tu veux bien y aller voir, il doit se trouver encore dans la même posture.

— A quand la prochaine réunion publique, monsieur le Président ? demandai-je en rengorgeant d’autres malvenances à goût d’acide nitrique.

— Cet après-midi. J’ai grand peur, San-Antonio ; c’est pourquoi je suis allé vous chercher.

Cette marque de confiance me toucha. Je pris sa main sur la banquette et la passai dans l’essoreuse de la mienne pour lui insuffler des confiances nouvelles.

Nonobstant la familiarité du geste, il l’accepta pour ce qu’il valait et nous parvînmes à l’Elysée.

C’était une grande maison, assez simple et qui n’avait d’un palais que le nom. La cour d’honneur n’aurait pas fait bander un promoteur immobilier, malgré la valeur de l’emplacement. Un beau soleil désœuvré l’inondait en cette fin de matinée. Quelques soldats de parade couvaient leurs ombres et des gardiens de la paix punis glandaient sans entrain entre les hauts murs.

Nous gravîmes le perron de cette allure à la fois souple et noble que le Souverain a mise à la mode depuis son accession au trône. Jadis, il était de bon ton d’escalader les marches quatre à quatre pour montrer qu’on fignolait une France dynamique et en aucun cas rhumatisante ; mais le style a changé : on ne rate pas un degré, on le gravit en y affirmant sa présence car chaque marche compte, qui conduit au sommet.

Quand tu pénètres dans la taule, à droite, t’as les grands salons de réception, pleins de dorances, de moulures et de fromages. Depuis le Grand Siècle, le monde entier exprime le faste de la même façon conne et pompeuse. Nous traversâmes le hall et gravîmes l’escadrin menant au cœur du pays, c’est-à-dire à ces quelques pièces où se règlent le sort de la France et certains comptes particuliers.

Notre venue courbait les têtes, comme le vent les épis de blé. Le prélat bénissait, d’un sourire à peine esquissé, d’un brin de geste aussitôt avorté, voire d’un début de regard qui vite se reprenait pour récompenser d’autres échines.

C’était admirable comme dans une superproduction japonaise ; beau parce que silencieux. On sentait passer dans les voiles de l’Elysée le souffle de l’Histoire.

Ma fièvre radinait fissa et pilonnait mes tempes. J’avais comme un rouleau compresseur dans le gosier, en train de concasser des cailloux aigus et brûlants. Chaque fauteuil devant lequel je passais me tentait comme un cul de sommelière[1]. J’aurais voulu y faire halte, m’y lover pour tenter de reprendre vie. Mais l’énergique maître des lieux m’entraînait irrésistiblement. Nous fûmes dans son bureau : une pièce assez modeste, sobrement décorée du drapeau français et d’un photomontage humoristique qui représentait Georges Marchais en premier communiant.

Parvenu dans le sein du saint, il s’assit, soupira, croisa loin ses mains sur son maroquin grand comme la place Vendôme et leva sur moi un regard implorant.

— Maintenant, allez, commissaire. Enquêtez ! Démenez-vous ! Triomphez ! Montrez-vous digne de la confiance que je place en vous.

Je fis une génuflexion, les mots me manquant. Ensuite de quoi, je pris une chaise, étalai mon mouchoir dessus et m’en servis comme d’un escabeau pour examiner les quatre murs de la pièce.

Ces investigations n’ayant rien donné, je partis à l’aventure.


Le monarque ne dort pas volontiers dans son palais. Il aime ses habitudes civiles et leur reste attaché dans la mesure où sa charge le lui permet. Néanmoins, il a sa chambre à l’Elysée et c’est cette dernière que j’examinai en dernier ressort (à boudin) après avoir inspecté toutes les autres. Un beau costume bleu se trouvait déjà étalé sur le lit, ainsi qu’une chemise blanche et une cravate assez triste. Ce complet évoquait si parfaitement un homme étendu sur la courtepointe qu’il m’incita à m’allonger un instant à son côté. Je me sentais malade à crever et la position verticale relevait de l’exploit. J’ôtai mes pompes et me plaçai en travers de la couche royale. Ça se mit à tourner à toute vibure. Le plafond était un carrousel de cauchemar. Il semblait creuser un entonnoir en tournant.

Je dus fermer les yeux. Un sentiment d’angoisse me poignait. Je songeai que le palais présidentiel manquait de gonzesses. Je n’y avais rencontré que des hommes jusque-là, à croire que les femmes étaient jugées indignes de servir le premier des Français. On m’avait pourtant assuré, de sources multiples sinon très sûres, que l’hôte ne boudait pas le beau sexe, ce qui ajoutait à la considération que j’avais pour lui.

Dans la torpeur nauséeuse où je macérais, d’autres pensées inquiétantes participaient à mon délabrement interne. Le Président se trouvait dans une fichue situasse. Déjà que ces manques de mémoire lui avaient fait perdre comme qui dirait la clé du champ de tir, et voilà que son plan de bataille électoral barbotait dans les limbes de son esprit. Merde ! Ça ne pouvait pas continuer ainsi. Souffrait-il d’une brusque déficience mentale ? Je ne le croyais pas. Il continuait d’être brillant, affûté. Seulement, il y avait ces fichus couacs ! Comment pouvait-on s’y prendre pour lui chancetiquer la pensarde ? L’envoûtement ? Ça blessait mon entendement simpliste. Le merveilleux, pour moi, est une source délectable à laquelle j’adorerais m’abreuver, mais que je n’ai encore jamais rencontrée dans la vie réelle.

On devait saborder le grand homme autrement. Par des moyens peut-être chimiques, peut-être physiques ? Les savants modernes se livrent une lutte à mort concernant les gadgets en tout genre. J’imaginais assez une sorte de laser astucieux venant balayer le crâne de l’Unique, de temps à autre, pour lui faire gicler les neurones de la tronche comme les noyaux des cerises qu’on prépare à la confiture. Oui, je remuais tout cela dans la tambouillasse de ma fièvre. Je ne parvenais plus à avaler ma salive. Et d’abord, je ne fabriquais plus de salive.

Je finis par m’endormir, ou m’engloutir, ou tout ce que tu voudras, sur le couvre-lit, à côté du costard présidentiel.


Une exclamation m’éveilla.

J’aperçus, debout à deux mètres vingt-huit de moi, un homme de courte taille à mine hostile et renfrognée qui me regardait avec cet œil impropre au pardon du corbeau baisé par le renard. Le personnage « me disait quelque chose », mais tout en étant persuadé de le connaître, je ne parvenais pas à lui « mettre un nom » comme on dit chez nous.

Il ressemblait confusément à Tino Rossi sur la fin de sa vie.

— Vous avez une curieuse manière d’enquêter, nota l’arrivant avec aigreur.

Sa voix sortait de lui par courtes giclées, comme le sang d’une entaille.

La phrase donnait ceci :

— Vous avez (tiret) une bien (tiret) curieuse (tiret) manière (tiret) d’enquêter.

Il semblait prendre son élan à chaque début de mot. Le tout pilonnait l’entendement de ses interlocuteurs. L’agacement du départ passé, c’en devenait fascinant.

« Je suis certain de l’avoir déjà vu », me dis-je désespérément.

Pour gagner du temps, je me mis sur mon séant et massai ma gorge en folie. C’était tout brûlant, enflé et glandu comme la jambe variqueuse d’une marchande des quatre-saisons.

— Vous me la (tiret) baillez bonne (tiret) San-Antonio, reprit le petit homme, de plus en plus flétrisseur.

Le voile se déchira, je le reconnus impétueusement le Président !

Il sortit du bref anonymat dans lequel mon subconscient l’avait plongé. Je le retrouvai tel qu’en lui-même : scrutateur, sceptique et sans appel. Il avait pigé depuis des chiées de lustres que les hommes n’étaient tous que des serpillières et son pouvoir avait crû parallèlement à cette certitude.

Un hymne d’allégresse s’éleva dans mon pauvre être tourmenté par la maladie.

— Je crois que je viens de trouver, monsieur le Président sénateur maire ! articulé-je, hautement sonné.

Il retira son complet de grande réception d’un geste rageur car, en dormant, j’avais bavé sur l’une de ses manches et avec ce costard sur les endosses, il aurait eu l’air de revenir de la chasse aux escargots.

Il fallait que je domine ma misère animale. Ma fièvre devait battre un record absolu, quelque part. Je ne pouvais plus parler, ou alors juste avec des onomatopées.

Le Prince haussa les épaules.

— Vous me paraissez (tiret) franchement (tiret) mal en point !

Ça chantonnait sur la fin des syllabes. Léger, mais on sentait des relents méridionaux.

J’arrondis ma main pour simuler un verre, la portai à mes lèvres et fis mine de boire. Il comprit et se dirigea vers la salle de bains. Je l’entendis remuer de la verrerie, ouvrir puis fermer une porte d’armoire métallique. Quand il revint, il tenait un godet plein d’un breuvage mousseux qui bullait comme un fou.

— Buvez, c’est un tonic excellent contre les coups de pompe.

Je pris le verre d’une main, mon courage à deux autres mains (tiens, je devais ressembler à Bouddha) et entrepris d’avaler cette petite éruption volcanique. Ce fut horrible, pourtant j’y parvins après avoir ardemment demandé au Seigneur de m’assister.

Il y eut un moment de flou. Après quoi je dégueulai sur le couvre-lit broché. C’était la première fois que je dégobillais dans le lit d’un Président de la République, en sa présence, et j’en éprouvai quelque gêne. Si je demandais pardon, j’étais foutu. Jouant mon va-tout, je fonçai :

— Ici se trouve la source de vos ennuis, monsieur le Président.

— Vous entendez : dans cette chambre ?

— Oui. Je viens d’en subir moi-même les effets.

— C’est-à-dire ?

— Il m’a fallu un certain temps pour vous reconnaître, je ne me rappelais plus qui vous étiez !

Il réfléchit, puis le début de joie que j’avais fait naître se mit à panteler comme la bite de l’ayatollah Khomeyni.

— Evidemment, vous êtes complètement groggy, mon pauvre vieux !

Le pauvre vieux secoua sa misérable tête.

— Je suis certain de ce que j’avance… Tout correspond…

— Tout quoi ?

Il me plumait, avec ses questions fulgurantes. J’arrivais pas à suivre, moi ; mon tout-à-l’égout incendié faisait de chaque syllabe proférée une ablation des amygdales sans anesthésie.

— Vous dormez ici après les grandes réceptions, n’est-ce pas ?

Il s’économisa d’un battement de cils affirmatif.

— Je suis convaincu que vous êtes victime d’un double effet. On vous agresse par hypnose d’abord, lors d’une manifestation publique, ensuite de quoi, on parachève l’effet du phénomène en vous « traitant » nuitamment.

— Et que serait ce traitement, commissaire ?

— Je vais trouver.

— Vous n’avez pas exploré cette chambre ?

— Je suis tombé en digue-digue peu après y être entré.

Il haussa les épaules.

— Tout cela me paraît bien fumeux…

— Qu’est-ce qui vous paraît fumeux ?

Il eut l’air las et absent.

— Je ne sais pas, de quoi parlez-vous ?

— Vous voyez que sitôt que vous êtes dans votre chambre, votre amnésie reprend.

— Quelle amnésie ?

Il était de plus en plus dans le sirop. Une couverture grise se rabattit lentement sur moi.

— Je ne sais pas, balbutiai-je, qui parle d’amnésie ?

Ça pouvait durer longtemps.

Quand j’y repense, je me dis qu’on devait faire un fameux duo, le Président et moi, à s’échanger les perplexités et les trous de mémoire comme des rugbymen s’échangent leur pastèque en cavalant vers les poteaux.

J’ai eu la présence d’esprit de l’entraîner hors de la chambre.

J’avais des choses à dire, mais ça me faisait trop souffrir. Je rêvais d’être davantage que pétomane : culiloque, afin de trouver un mode d’expression qui épargnât mon hémisphère nord.

Dans l’antichambre, y avait un larbin rase-mur, saboulé comme au théâtre. Il fourbissait des choses, ou faisait semblant, avec des gestes de démineur. Entre ses pattes expertes, les petits Sèvres pouvaient roupiller sur leurs deux anses. Le Président lui a commandé d’aller chercher un costard sombre et le harnachement conséquent et de lui apporter le blaud dans son cabinet de travail où il se changerait. Ma pensarde retrouvait des points d’appui. A nouveau j’allais pouvoir soulever le monde. Le médicament de l’Illustre me dopait superbe. J’allais redevenir opérationnel, bravo !

— Je peux téléphoner, Président ?

— Venez !

Il retrouvait sa confiance en moi et oubliait mes gerbes malencontreuses.

Une fois dans son burlingue, j’ai tubé à Mathias de venir me rejoindre dare-dare à l’Elysée. C’était son jour de congé et il devait emmener ses chiares au Luxembourg. Je lui ai conseillé de les flanquer, tous, dans une maison de redressement et de ne plus me bassiner les couilles avec ses proliférances de lapin. Il a répondu que, bon très bien, monsieur le commissaire, il arrivait.

Dans l’administration, on est tous soumis à des instances supérieures. Et quand t’arrives comme mon Président au poste suprême, t’es soumis au populo et alors là, attention les dégâts !

Il jubilait, le Président, me tapotait l’épaule en se mettant sur la pointe des pieds. Les yeux dans les yeux.

— Si vous (tiret) m’arrachez (tiret) cette épine (tiret) du pied (tiret) je vous revaudrai ça !

Revaloir « ça », c’est fastoche quand t’occupes sa place. Tas qu’à puiser, c’est tout bon. Seulement, pour l’heure, l’épine qu’il avait dans le pied, moi je me la faisais à la gorge. Et j’en avais au moins mille plantées autour de la luette (gentille aluette).

Messire le Roy s’est loqué dans son cabinet particulier. Il a fait un strip devant moi, comme moi devant lui tout à l’heure, on ne se gênait plus l’un de l’autre. Il portait de la lingerie indécise d’honnête homme. On comprenait que les coups furtifs, à la bonne aubaine, c’était révolu, ce temps-là. S’il calçait encore des frangines, ça devenait plus élaboré. Ça devait tourner autour des gentilles petites journalistes friponnes, et encore au fin fond de ses campagnes, après des séances de rêveries philosophales, style l’or du soir qui tombe, sur la nature exaltée. Un petit coup dans les baguettes, à l’abri de sa garde rapprochée. Moi, ça ne m’aurait pas plu, son turf au Président. Limer avec plein de guette-au-trou désœuvrés qui n’ont rien de mieux à fiche que de mater le comment tu l’embroques, Ninette, si c’est à la papa ou façon grand veneur, j’aurais déjanté. D’ailleurs, malgré son tempérament de feu, ça lui coupait fatalement les tendresses, à force d’à force. Et il était à un âge où, si tu perds l’accoutumance de la gode, tu peux faire coudre l’ouverture de ton slip kangourou. Tu te trimbales une navrance fluide au lieu du chouette bâton de dynamite gros comme celui avec lequel Eddie Barclay se fait sauter la gorge. Son mandat terminé, il allait se retrouver avec une canne à pêche entre les doigts, le Fameux. Et il lancerait pas loin, crois-moi !

On s’était récupérés, les deux.

— Alors vous croyez avoir découvert le pot aux roses, commissaire ?

— J’en ai l’intime conviction, Monseigneur.

Peu après, Mathias s’est pointé. Beau comme une exposition internationale de bites. Costard sombre, cravetoche de soie marine, pochette blanche. Juste les croquenots étaient à lanières, genre sandales. A spartiates, tout va bien ! comme je dis souvent, quand je me sens d’humeur plaisante.

Je lui ai résumé le topo. Il m’écoutait, son regard éperdu d’admiration posé sur le Président.

Ce dernier a eu pour le Rouquin un regard de père. Ça lui arrivait parfois ; bien que chez lui, ce ne fût pas sa tasse de thé habituelle. Il avait des disciples, mais peu d’enfants.

— On lui donnera la Légion d’honneur, s’il nous arrange ça, murmura le Poignant ; ça ira bien avec sa couleur de cheveux.

Les taches de rousseur de l’Incendié se sont mises à en jeter comme des gyrophares de pompiers.

Je lui ai expliqué qu’il existait dans la chambre du Président un fluide de perlimpinpin destiné à provoquer des pertes de mémoire. Fallait qu’il sagace à mort pour le dégauchir. Au bout d’un moment, comme lui-même subirait les effets de la potion magique, j’irais le récupérer, s’il n’avait rien trouvé, ce serait à moi de chercher, et ainsi de suite jusqu’à l’aboutissement. O.K. ?

Il s’est prosterné avant de pénétrer dans la chambre. Il avait un peu envie de se signer en plusieurs exemplaires, ayant été élevé religieusement par un père qui, comme celui du général de Gaulle, professait dans un institut extrêmement catholique ; mais l’aspect laïc de la chose républicaine le retint.

Il disparut à notre vue, l’échine arquée, le cul menu dans son falsoche, comme un qui vient apporter l’extrême-onction au roi avec une onction extrême.

Ma pomme, je n’avais plus qu’une idée en tronche : trouver un autre coinceteau où somnoler sur mon angine. J’expliquai au Président qu’il me fallait un bout de P.C. (deux lettres qui le font sortir de ses gonds) pour conduire l’opération. Il m’attribua le salon bleu, ainsi nommé parce qu’il est tendu de soie grège, mais sur la cheminée duquel trônent deux potiches de Sèvres-Babylone aux tons Delft. D’entrée de jeu je repérai un canapé susceptible de convenir à mes desseins. J’ôtai mes targettes et m’y allongeai en chien de fusil. Je claquais des chailles comme un râtelier dans un verre d’eau quand le fantôme du château pénètre dans la chambre. Des frissons puissants comme des soubresauts m’agitaient. Franchement, j’étais pas en état de sauver la France.


Un cauchemar…

On était à la table du Président, Bérurier et moi. On bouffait un chili con carne, ce plat brésilien que les travelos de Rio nous ont apporté en même temps que le Sida. Because ma gargane fanée, je parvenais mal à avaler cette bouffe plantureuse. Le Président se méprenait sur mon apparente inappétence, croyait que je redoutais les flatulences qui consécuteraient. Il expliquait que ces haricots noirs étaient américains du Nord, non du Sud, et qu’ils avaient été traités de manière à ne pas causer de gaz après ingestion[2]. Du coup, Béru qui bâfrait comme douze ogres, s’indignait jusqu’à l’incarnat, comme quoi vous-pouvez-t-il-me-dire-à-quoi-ça-rime-t-il-de-claper-ce-machin-là-si-t’enlèves-la-moitié-du-plaisir.

Je tentais d’avaler ma bouchée de fayots, mais bernique, elle exigeait sa liberté. Alors je la restituai. Et ça me réveilla. Je dégueulai sur l’Aubusson du salon bleu. Pas du chili con carne, mais des cloaques sans nom. Le Président, saboulé grand siècle, me contemplait, flanqué de Mathias. Il avait enfilé son gilet pare-balles de cérémonie et il paraissait tout compact à l’intérieur, comme une tortue sous sa carapace.

— Décidément, nota le Suprême, vous n’épargnerez aucune des pièces de cette maison !

Malgré sa bougonnerie, il semblait enjoué. Je compris pourquoi lorsque Mathias brandit un flacon d’eau de toilette coiffé d’un gros bouchon de verre.

— J’ai trouvé, monsieur le commissaire.

Sans attendre que je me sois récupéré, il enjamba ma vilaine flaque pour me présenter la bouteille.

Docte, il expliqua en présence du Tout-Grand :

— Chaque pointe des facettes est percée d’un trou. Par ailleurs, vous le constaterez, le bouchon est prolongé par un tube de verre plongeant dans le liquide. A l’intérieur du tube se trouve une mèche semblable à celle d’un brûle-parfum. Par capillarité, le liquide monte dans la grosse tête de verre taillé du bouchon et s’évapore par les petits trous de celui-ci.

J’opinai :

— Champion, Rouillé ! C’est classe d’avoir trouvé si vite ; comment t’y es-tu pris ?

— J’ai tout de suite pensé qu’il s’agissait d’un produit destiné à être inhalé, donc j’ai cherché du liquide et, partant, je suis allé droit à la commode. J’emporte immédiatement cela au laboratoire pour l’analyser.

— Minute !

— Pardon, monsieur le commissaire ?

— Transvase d’abord cette charognerie dans un autre flacon, vide. Remplace-la par une autre, innocente, mais de même couleur. Onc ne doit savoir que nous avons découvert « la chose ».

— Entendu, monsieur le commissaire.

— Quelqu’un t’a vu sortir de la chambre avec ça à la main ?

— Je l’avais glissé dans ma poche, monsieur le commissaire.

— Irréprochable, Mathias ! complimentai-je. Tu mérites bien cette Légion d’honneur que M. le Président t’a promise.

J’ignorais qu’il pouvait rougir davantage, l’artiste.

Ben si !

Le Président, primesautier, lui pinça l’oreille, comme l’un de ses devanciers le faisait aux héros non morts.

— Il l’aura ! Je tiens toujours mes promesses quand la chose est possible, assura l’Empereur.

Happy hand ! Pardon : end.

— Tu me communiqueras les résultats dès que possible, Rouquemoute, je rentre chez moi pour tenter le record du monde de température, je dois déjà avoisiner le 41°.

Il acquiesça, adressa une révérence au Superbe, qui écoutait, altier comme une tirelire suisse, dans son beau gilet qu’il n’y a que cotte de mailles qui lui aille.

— Je dois descendre à la réception champêtre, annonça Sa Majesté.

Il éleva la main à la hauteur de l’épaule pour une rapide bénédiction, celle qu’il a enseignée à Jean-Paul II et qui procède un peu du salut scout ; très pratique dans les bains de foule et les réceptions en petit comité. Hop ! Deux doigts, avec les autres joints par-dessous. Vite fait sur le gaz ! Je te connais bien. Va, tes écrouelles sont en bonne voie !

Deux larmes perlèrent aux cils presque blancs du presque albinos.

— Merci, éjacula-t-il dans un souffle pâmé.

Et il retourna dans la chambre pour y transvaser le liquide.

Le Président me désigna mes déjections.

— Vous n’oublierez pas cela avant de partir, n’est-ce pas ?

Il s’emporta majestueusement, bâté de sa protection métallique qui le caparaçonnait tel un cheval de corrida.

Epuisé, je m’allongeai à nouveau. J’avais trop tiré sur la ficelle, mon pote. Il était raide nazé, l’Antonio joli.

Bon pour la casse.

Je tentai de me tenir droit, mais j’étais au bout du circuit ; pas mèche de se remettre en circulation.

Inhumain de comporter de la sorte !

J’étais même pas joyce de notre rapide victoire. Au fond de mes gambergeries, elle me paraissait trop fastoche. Elle faisait truquée. Tout ce bigntz survenant au Président, et ma pomme s’allonge dans son royal pucier, somnole, se réveille en semi-amnésie… Allô, Mathias ! Il se pointe ! Voilà le flacon, commissaire ! Non, non ! Ça me débottait, ça faisait film en accéléré sur la culture des asperges. Je déteste les questions à dix francs. Piège à con, style les annonces pourléchantes des baveux. Voulez-vous gagner un voyage autour du monde ? Citez-nous une capitale de la France et n’oubliez pas de joindre un mandat de cent pions pour les frais de victoire. Le premier qui aura trouvé aura droit à sa photo dans le journal et à une pipe exécutée par une haute personnalité du monde artistique.

J’avais beau faire du 40 et des, je me rendais parfaitement compte qu’on chavirait dans la mer des Facilités.

C’est un peu le moribond auquel tu affirmes qu’il a mal digéré les frites de la veille.

J’aurais bien aimé oublier tout ce circus un instant. C’était lui qui me flanquait des nausées. Mon canapé tanguait comme une chaloupe sans rames sur une mer démontée ayant des creux de dix mètres vingt-cinq.

Ça grimpait, plongeait, roulait. Il m’arrivait encore des sous-produits à évacuer d’urgence. J’ai penché la tête par-dessus bord, et vlaouf ! Affreux ! En plein palais de l’Elysée ! Merci bien, tu me la copyright ! J’y allais de tous mes sabords. Des bordées monstres ! Feu ! Flaoff !

L’ignominie ! Y avait qu’à moi ! Faut ben être un écrivain de moins que rien pour se livrer à des saloperies pareilles ! Faut avoir tout perdu : veau, vache, cochon, couvée, sens commun, pour oser raconter des immonderies d’un tel calibre ! Se soucier de plus rien ni personne ! Avoir abdiqué toute possibilité de projet d’ambitions ! Voguer en plein je-m’en-foutisme absolu ! N’être plus que la statue du bras d’honneur ! La Mecque du poil à gratter ! Régner sur le j’emmerdisme international. Somptueux, triomphal !

Dans le fond, c’est vachement arrangeant d’être seul : personne vient te faire chier dans ta boutique. Tu l’ouvres ou la laisses fermée, selon ton humeur. T’es pisseur-au-cul par vocation. Bouffeur de sottises. Miam-miam. De là, l’indigestion. Trop à claper, tu te goinfres. Tiens, je me fais encore ce con ! Et puis encore celui-ci. A force d’à force, ça t’encombre l’estom’.


J’ignore pendant combien de temps j’ai lutté avec ma maladie, mes pensées torves, mes angoisses. J’avais plus envie de rien à la longue, même pas de guérir ! Un comble, non ?

Une sourde rumeur m’arrivait de l’extérieur. Pas une rumeur de fête, non, c’était un brouhaha sage, dompté. Rampant ! J’ai pensé qu’il s’agissait du ronron de la réception.

Je suis parvenu à me charrier jusqu’à la fenêtre. J’ai écarté les doubles rideaux. Un Renoir républicain s’étalait sous les frondaisons du parc. Le Président dans toute sa pompe, dans toutes ses bonnes zœuvres. Sourire Fantômas aux lèvres. Masque aux dents blanches. Grévin, plus que nature. Magnanime, condescendant, le coude à la taille pour tendre la main. Il décollait les lèvres à peine pour proférer. Le chef du protocole à manger de la tarte présentait des lavedus empressés, cauteleux, parés pour la monstre sucerie. Serrements de phalanges. Malgré tes serrements, tes promesses (air connu). Des buffets champêtres croulant sous des bonnes choses pas phrygiennes la moindre. Larbins gantés de blanc, à épaulettes dorées. Bidasses de luxe. Ministres de meute rassemblés pour la curée au toast. J’avisai des vedettes de ciné ou de la chanson. Des journalistes illustres aux épaules robustes, ce qui leur permettait de changer leur fusil de côté à volonté. Des belles gonzesses sortant d’on peut pas croire, élégantes à t’en filer des souffles au cœur. Elles sont omniprésentes, pullulantes. N’importe les régimes, les républiques, tu les trouves partout où c’est chic et où y a du champ’ ; partout où il convient d’être vu. Où y a du prestige à moissonner, du fric, de la bitounette fraîche, des articles de presse, des perspectives…

Ils semblaient bien joyces, tous. Se trouvaient importants d’être là, s’entre-souriaient, se pressaient follement la louche, tâchaient de se faire flasher et de se montrer au Souverain. Les frères ennemis oubliaient leurs dissentiments, se bichaient par le bras pour la photo souvenir. La nausée me revenait, à les visionner, tous ces nœuds volants, j’avais décidément le dégueulis à marée haute.

Voulant faire un geste en faveur du tapis, j’ai ouvert la fenêtre pour parachuter le potage. Ça a fait une chouette fusée romaine dans la beauté de l’été. Quèque chose qui ressemblait à la photo d’un ectoplasme. C’est parti en molle dérive par-dessus les massifs à la française. Une grosse femme de président-de-je-ne-sais-plus-quoi-de-pas-tellement-important en a dégusté plein sa capeline bouquetière. Elle a rien senti et ne s’est pas arrêtée de perrucher malgré mes stalactites qui déguisaient son bada en chapeau breton. Juste un garde républicain qui m’a vu derrière son sabre au clair et qui s’est fendu la gueule (pas avec son sabre heureusement !).

Allez, ça suffisait, je devais rallier mon home et me zoner pour de bon. Huit jours en cale sèche pour me remettre en état, je pressentais. J’avais de monstres brèches à colmater. L’angine dégénérait. Je ramifiais dans les pneumonies. On allait me virguler à l’hosto, du train où j’imprudençais.

Moi, cette dégueulanche éperdue, je me rappelais pas en avoir subi de pareille. Ça sous-entendait d’autres problos. Tout qui craquait chez l’Antonio : la rate, le gésier, les soufflets, l’éponge, les rognons, la boîte à ragoût. Je disloquais entièrement, me répandais comme les pièces d’un lego bousculé.

Allez, adios, joies élyséennes !

J’ai refermé la croisée.

Et c’est dans le mouvement que je l’ai aperçue et que mon sang daubé n’a fait qu’un tour.

Une splendeur !

Hindoue, ça tu peux y compter. Grande : tige d’arum, liane souple et autres culteries descriptives de romanciers collection Colombine. La peau verte, le regard sombre « ombragé » (comme ils disent toujours, mes confrères guimauve) de sourcils d’un noir de (tu l’as deviné, René) jais (ou geai si le « j » te fait chier). Very superbe, crois-en un amateur de frangines qui en a passé des centaines à l’établi. Vêtue d’un sari bleu intense avec des bandes vert émeraude dans le bas. Un fabuleux collier d’or captait tout l’été. Elle portait en plein mitan du front un tatouage rond qui ressemblait à une cible. Tu la pralinais à ce point précis et t’étais certain que sa cervelle mignonne partait en vacances.

Elle se tenait immobile contre un arbre du parc, les bras allongés sur son ventre plat avec, tout au bout, les mains qui se superposaient devant sa moule. D’où j’étais, comme elle me faisait face, je pouvais capter l’intensité extrême de son regard braqué sur le Président. Elle ne bronchait pas d’un poil. En état d’hypnose aurait-on dit. Lointaine. Sauvage. Elle fixait le petit bonhomme pavaneur d’une manière éperdue. A croire qu’elle allait se projeter en lui. S’incruster (partiellement puisqu’elle était plus grande) dans sa personne, comme les martyrs d’Hiroshima s’incrustèrent dans les murs encore debout.

Chose inouïe, personne ne paraissait se préoccuper d’elle, ni seulement l’admirer. Y avait plein de mâles avantageux, de ganaches surdécorées, friandes de culs mignons pourtant, plein d’artistes capables d’admirer ce qui est beau, et nul ne lui accordait la moindre attention.

Le Glorieux palabrait au milieu de sa cour, lâchant des répliques uniques au monde avec le seul coin de la bouche. Son léger sourire sardonique (à l’huile d’olive) imprégnait son beau faciès d’une grâce que je vas qualifier de démoniaque (comme Ajax démoniaqué) cré bon gu !

Il était à l’aise, fier de lui et dominateur, selon le Général dont il fut la mouche à merde attitrée. Il se sentait enfin dégagé, l’Extrême. Maître de son époustouflant destin. Par moments, sa sérénité était si totale qu’il faisait semblant d’être grand, lui aussi. Il lui poussait nez et oreilles comme au père la Victoire. Mulatier, Morchoine, Ricord, mes fabuleux mousquetaires du dessin, l’auraient croqué en éléphant et non plus en dindon comme d’habitude. Il bombait de partout, confondant tour de taille et stature dans l’euphorie de sa sécurité mentale retrouvée.

Ma pomme, je matais la scène comme au tennis, allant d’un personnage à l’autre : l’Hindoue, le Président ; le Président, l’Hindoue… J’attendais ce qui allait se produire ; car je savais que ça se produirait. Et puis la chose a eu lieu, brutalement.

Tout à coup, le Monarque a cessé pile de jaspiner. Il s’est arrêté en milieu de sa phrase, j’ai bien compris. La bouche enfin ouverte sous l’effet de la surprise, le regard enfin rond et plus du tout en guillemets. Frappé comme par une crise cardiaque. Etourdi, insolationné. Le mur, le blanc, le noir, l’opposition ! Monolithique ! Monosperme[3] ! Eu[4] !

J’ai prié le ciel (en ses lieu et place) pour le remercier qu’aucun photographe ne le portraiture en cet instant de désarroi profond. Dieu merci, il travaille pas à Paris Match, le Président, comme les Grimaldi qui appartiennent à la rédaction de mère en filles. Même qu’ils vont obtenir la médaille des vieux travailleurs à Monaco pour avoir, si tant longtemps, livré au grand hebdromadaire le choc de leurs photos et le poids de leurs maux.

La misère de ce cher Immense m’a bouleversé. Fallait que je lui fasse le don complet de ma personne, mon Suzerain. J’allais en crever, fatal, dans mon état. Mais ouitche ! Donner sa vie à un être de cette qualité, c’était la justifier, non ? Quel meilleur emploi pouvais-je en faire ?

Je me suis cramponné des deux mains au dossier du canapé, éloignant mes pinceaux le plus possible. Qu’après quoi j’y suis allé d’un nouveau voyage stellaire. Beurg ! Beurg ! Toute l’artillerie de marine donnait en même temps.

Ouf !

Raide comme barre, j’ai descendu l’escadrin.

Primo : gagner le buffet et écluser un double n’importe quoi.

Justement, le général-serveur venait d’aligner une chiée de verres pleins sur un plateau. J’ai saisi le premier. Glaoup ! Féroce ! Un trait de feu dans mon tube. Au suivant pour cautériser les méfaits du premier. Re-glaoup ! Descendez, on vous requiert ! Les loufiats me mataient sévèrement, se demandant à quel malotru gougnafieur ils avaient affaire. Mes manières s’accordaient mal à la majesté de l’endroit.

Je les ai achevés en m’enfonçant un troisième glass. Je pensais que, de deux choses l’une : soit je redistribuais séance tenante cette bonne marchandise au petit bonheur la chance, soit je parvenais à la conserver par-devers moi et alors elle produirait fatalement son effet. Lequel ? J’étais anxieux de le savoir.

Un raz de marée intérieur m’a balayé les boyasses.

La tornade féroce, en spirale, kif la feuille du bananier enroulée autour de sa hampe, tel un drapeau, avant qu’elle n’éclose.

Y avait résurgence de la camelote absorbée si vitement. Une folle remontée au carburo. La marée noire de la « noix de coco de Cadix » (comme dit Béru). Déjà mes dents du fond baignaient. Ça grimpait encore. J’ai fermé les lèvres, les yeux, mon sphincter. Une exhortation intense m’est venue. J’ai lancé de toute mon âme : « O maman, ma vieille chérie, je t’en conjure, fais quelque chose pour moi ! »

Le miracle a répondu « Présent ». Quelque chose s’est débouché en dessous de ma glotte. La bonde de sécurité, tu crois ? Ou alors je suis devenu poreux de partout, brusquement, car le liquide ingurgité s’est faufilé dans ma carcasse au petit bonheur et jusqu’à mes doigts de pieds. Ça boumait, j’avais surmonté l’insurmontable, endigué la vague montante, ravalé ma fusée.

Un mieux très sensible a répandu ses bienfaits dans mon pauvre corps dévasté, comme l’écrivait avec délicatesse une grande romancière des îles Fidji.

Relax, Max. Je me suis approché du Président. Il restait bloqué comme Chateaubriand sur son rocher à marée haute. Son entourage commençait à l’avoir à la caille. Le chargé de machin et le porte-truc s’inquiétaient :

— Un malaise, monsieur le Président ?

— Non, non, balbutiait le Guide, je… heu… pense…

Ça les a rassurés. Du moment qu’il pensait c’est qu’il était, hein ?

Moi, familièrement, j’ai passé mon bras sous celui du grand chef. L’assistance en a été sciée en quatre. Mais d’où est-ce que je sortais-t-il pour me permettre une pareille privauté ? Sans me soucier du regard furibard à Chose, le président du Parti-sans-demander-son-reste, j’ai obligé l’Illustre à s’enquiller sous les frondaisons où les merles moqueurs s’amusent à siffler les locataires du domaine. Tout en l’entraînant, je cherchais la belle Hindoue des yeux et ne la voyais plus.

— Vous me reconnaissez, Président : commissaire San-Antonio. Vous venez d’avoir une nouvelle absence, n’est-ce pas ? Ça va passer. J’en connais la cause. Tenez bon. Restez maussade, comme la plupart du temps, c’est ça votre style.

Il demeurait inerte comme un gant vide dans un tiroir.

— Ressaisissez-vous ! Qu’est-ce que je vous montre, là ?

Il n’a rien dit. Je lui ai soufflé :

— Une mm… Une mm…

— Une merde ? il a cru deviner.

— Non, Président : une main ! Allez, du cran, vous n’en manquez pas ! Songez à votre prodigieuse carrière ! Vous n’avez pas fait tout ce chemin pour venir donner du front contre un mur ! Vous vous rendez compte, Président, de tout ce qu’il vous a fallu accomplir pour en arriver là ? Changer de parti, vous dédire, vous contredire, presser des millions de mains dégueulasses, parler pendant des heures et des heures dans des locaux glacés ou surchauffés, sauter des grilles, boire des coups de rouge à des zincs mal torchés, promettre en vous efforçant de ne pas trop battre des paupières, sourire, sourire et encore sourire, devenir masque à sourire, sourire à vos alliés les plus cons, à vos ennemis les plus roués, sourire en vous rasant de peur de perdre le mode d’emploi ! Retomber à zéro, repartir. Prendre des claques. Présider ! Banqueter, colérer, conjurer ! Oh ! Président, pour l’amour du Ciel, faites front !

Il a fini par opiner.

— Je… je peux vous demander un petit renseignement ? a-t-il soupiré d’une voix blanche.

— Si je puis vous le fournir, ce sera avec plaisir.

Il a encore baissé la sono et dans un souffle a demandé :

— Quel est mon nom, déjà ?

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