ÇA RENTRE DANS L’ORDRE

Les membres de l’assistance étaient en smoking ou robe de soirée. Les lustres du château de Laeken brillaient de toutes leurs loupiotes. L’orchestre de chambre de Bruxelles, dirigé par Hubert Van Tripotan, jouait l’introduction de « Si ton chat perd ses poils, arrête le vélo », cette œuvre magistrale de Wolfgang Amadeus Koluch (né à Kronenbourg). Lorsqu’il eut achevé son interprétation, l’orchestre salua du cul et de la tête et quitta l’estrade drapée de velours aux couleurs de la chère Belgique, si glorieuse que tout le monde, chez nous, connaît l’Histoire belge (et même en connaît plusieurs).

Un technicien, également en smoking, mais qui portait une cravate représentant une vahiné sur fond de soleil couchant au lieu du nœud pap’ traditionnel, vint régler le micro. Qu’après quoi il fit un signe d’acquiescement.

Un huissier enchaîné testa l’appareil, le tapotant du doigt, ce qui fit déferler un grondement de tonnerre sur les invités. Après quoi il souffla dedans, et ce fut un remake de Typhon sur la Jamaïque. Puis, consciencieux jusqu’au bout, l’huissier parla. Il murmura, avec un délicieux accent flamand : « Zidor fait une grosse bise à Lolotte, une foué ! ».

Ça marchait.

L’homme se ramona la gorge, et l’on crut que le château s’effondrait. Ensuite, il déclama :

— Mesdames, messieurs, Sa Majesté le roi, vous cause !

Une salve d’applaudissements retentit et le bon monarque se hissa sur le podium. Il portait son grand uniforme de glandeur-major à boutons dorés et épaulettes d’astrakan rouge. Il était nu-tête, ce qui diminuait sa ressemblance frappante avec une tête de nœud triste à lunettes. Le souverain belge est un homme très bien, sérieux sous tous les rapports (y compris sexuels), qui aurait fait un excellent expert-comptable si la fatalité ne l’avait placé sur le trône. On devine cet homme triste de n’avoir pas d’enfants ; peut-être sont-ce les causes de l’infécondité de son couple royal qui le turlupinent car sa chère épouse (qui n’a rien d’une saute-au-paf, j’en conviens) est peut-être moins stérile que le bruit n’en court. Qui peut affirmer que leur mariage n’est pas demeuré blanc comme au jour de sa célébration ? S’il est un homme dont on peut penser qu’il baise en play-back, c’est bien ce grand mec à frime de veuf constipé, dont les enfants se drogueraient ou seraient en prison.

Il se tenait plus raide que la tige du micro, les mâchoires crispées, le nez en bec d’aigle, les lunettes mal réveillées.

Je soufflai à l’oreille du Président:

— Je pressens que c’est maintenant qu’il va se passer quelque chose.

— Ah ! vraiment ? murmura distraitement notre Empereur, de plus en plus envapé.

— Oui, dis-je. « Elle » est ici, je l’ai aperçue. Et sa présence me donne à redouter le pire.

Car c’était vrai : Iria avait réussi à se faire inviter à la réception royale organisée pour célébrer l’amitié franco-belge. Ainsi, la gueuse tenait-elle deux de ses « clients » infortunés sous son regard maléfique : notre Président et le locataire de Laeken dont je prévoyais qu’il était déjà programmé, lui aussi.

C’était la première fois que je retrouvais Iria Jélaraipur depuis mon retour des Indes. Certes, j’aurais pu, d’entrée de jeu, en la revoyant, tenter d’exercer sur elle le pouvoir neutralisateur dont j’étais investi ; mais avant de m’y risquer, il me fallait la laisser « tirer la première ». J’attendais donc, angoissé, debout auprès de l’Illustre.

Ce dernier avait beaucoup changé. Son teint ivoire me paraissait presque jaune, son visage s’était allongé comme s’il tenait à ressembler à ses caricatures. Les paupières empesées cachaient mal un regard de chien abattu. On devinait en lui un harassement total ; il était passé de l’inquiétude à l’abasourdissement complet. Encore quelques semaines et, si le déclin s’accentuait, il faudrait lui mettre des rollers pour passer les troupes en revue.

— Pardonnez-moi, Sire, fis-je au Valeureux, je dois « m’occuper » de cette sorcière.

— Faisez, faisez ! répondit l’Illustre qui, pourtant, manie en toute occasion un français irréprochable.

Je m’écartai donc pour contourner le salon et gagner l’embrasure d’une fenêtre d’où je pouvais regarder à loisir la dangereuse Hindoue.

Qui donc l’avait introduite ici ? Sans doute quelque familier décidé à perturber l’ordre des choses. Un proche comme celui qui l’avait appelée pour mon Président, comme ceux qui lui avaient permis d’accéder à la résidence du gouverneur de Gibraltar. Les Judas sont partout, prodiguant des courbettes pour dérober leurs frites de faux-culs. Tout cela résultait d’un monstrueux complot à l’échelle internationale conçu pour la grande déstabilisation.

Mais le roi des Belges prenait la parole.

J’ouïs.

— Monsieur le Président, attaqua-t-il, je salue votre venue en Belgique à l’occasion de…

Et patatras, c’est parti !

Il marque un temps. Sa voix a fléchi, ses yeux se vident. Un léger tic l’amène à hocher la tête…

Il se mouille les lèvres d’une langue dont il ne s’est servi jusqu’à ce jour que pour humecter des timbres-poste.

— Si vous êtes reçu ici ce soir, c’est à l’insistance de mon gouvernement que vous le devez. Franchement, je n’étais pas chaud. Moi, cette affaire du Greenpeace, merci bien ! Raison d’Etat ou pas, ça me ferait chier de couler des bateaux à quai, je le disais hier soir encore à Fafa, après notre prière du soir. J’aurais remis cette soirée à la con d’autant plus volontiers que mes hémorroïdes me font souffrir comme un damné. Pendant le dîner, je me suis retenu comme un fou de me gratter l’oignon ; de plus, la compagnie d’un socialiste en peau de lapin, j’en fais cadeau à mon ministre des Affaires étrangères, ce con !

Tu verrais l’assemblée ! Les catacombes de Palerme ! Pire encore qu’à Gibraltar quand Lady Di palpait la bitoune de l’amiral. Là-bas, tout le monde ne s’en apercevait pas en même temps. Ici, tout le monde entend et c’est LA catastrophe.

Il est grand temps que le chevalier Ajax se manifeste.

Je fixe intensément Iria, superbement moulée dans un fourreau de soie noire. Elle porte un énorme collier d’or avec un ballon de rubis en guise de pendentif.

Aussitôt elle se tourne vers moi. Son regard se plante dans le mien. Je soutiens la décharge.

Et c’est elle qui cède, la gueuse. Elle, qui paraît s’affaisser dans son fourreau ; elle qui bat des cils, elle qui se trouble et prend une expression égarée.

J’y vais pleins feux ! Ivre de colère. Tu vas réparer, ma belle !

Elle se met en marche en direction de l’estrade. Le roi est tout ballant, les bras comme deux chéneaux le long d’une tour. L’air siphonné.

Iria, en transe à son tour, gravit les deux marches du podium et s’approche du micro.

Elle parle :

— Mon nom est Iria Jélaraipur. Je suis la nièce d’un diplomate hindou travaillant pour des pays de l’Est. Très tôt, j’ai pris conscience du don de télépathie que je possédais. Mon oncle m’a confiée à un initié fameux de notre province, lequel m’a transmis son savoir immense. Depuis lors, il m’est possible d’agir sur le subconscient des autres et de les amener à prononcer des paroles ou à accomplir des actes fous ou pour le moins absurdes. Ainsi, c’est moi, à la demande de mon oncle, qui ai influencé Lech Valesa pour l’amener à renier son idéal ; de même j’ai dicté à la princesse d’Angleterre des gestes extravagants ; j’ai infligé des pertes de mémoire au Président de la République française ici présent, ce qui vous explique son étrange comportement au moment de l’affaire du Rainbow Warrior ; et c’est moi qui, ce soir, ai inspiré à Sa Majesté les paroles incohérentes que vous venez d’entendre. Une force inconnue me révèle tout l’odieux de mon comportement. J’accède enfin à la lumière et prends l’engagement solennel de mettre désormais mon pouvoir au service de l’humanité souffrante. Votre Majesté, monsieur le Président, j’implore votre pardon.

Remous dans l’assistance.

L’effarement change de forme. Cette confession publique n’efface pas les effets fâcheux des paroles prononcées par le roi. Pour renouer l’ambiance après tout ce circus, faut faire appel à des professionnels chevronnés. Comme il ne s’en trouve pas à proximité, on refait appel à l’orchestre de chambre. Les musicos reviennent et interprètent une nouvelle introduction ; celle du Doigt dans le Culte de Jean-Sébastien Devos.

Cependant que je me dirige vers la sortie, où Iria se pointe en chancelant sous les regards outrés de l’assemblée.


— Bonjour, murmure-t-elle en m’apercevant.

Je lui souris.

— Salut, petite démone. Alors, on raccroche ?

— J’étais en perdition, murmure-t-elle.

— En effet, et je peux vous affirmer que le père Kandih Raâton que j’ai vu l’autre jour n’est pas fier de vous, loin de là !

Nous traversons une enculade de pièces dorées à la feuille. Tous ces hauts lieux se ressemblent. Les masures royales n’en forment qu’une. C’est partout le même palais : colonnes, moulures, dorures, brocarts, marbreries en tout genre.

Des valets en livrée nous regardent partir. Un concierge-chef nous demande s’il faut appeler notre voiture. Non, non, pas besoin. On va marcher un brin. J’entends rester un bout de nuit en compagnie d’Iria ; pas pour la chose bagatelleuse que tu soupçonnerais de ma part, mais pour lui en faire cracher un maxi sur ses collusions, le trafic vilain à son tonton. Qui donc a buté ses copains de Gibraltar et a essayé de me faire cramer ? Qui donc l’a placée dans l’entourage de l’Illustre ? Et dans celui de Valesa ? Et ici, hein ? Quel vilain Belge a joué un pareil tour à son roi, petit-fils d’Albert Pommier, le Roi-Chevalier (ma pomme, c’est moi a… a… a…). Quel grand dessein derrière toutes ces sombres manigances ? Discréditer le monde occidental ? Lui avoir la peau, une bonne fois, en loucedé ? Le tuer par le ridicule ? Le noyer dans le grotesque ? Pas mal chiée, la combine ! Bravo ! Fallait y penser. Le ridicule tue, alors on tue l’Occident avec le ridicule. Bien plus performant que la force nucléaire.

Elle trottine à mon côté, dans sa robe étroite. On suit une avenue plantée d’arbres et de réverbères. Des feuilles mortes commencent à craquer sous nos pinceaux. Le vent du nord les emporte dans la nuit froide de l’oubli.

« Ah ! je te tiens, ma fille ! Tu es à ma merci. Fini tes farces catastrophiques ! Je vais, moi, te brancher sur les belles causes. Tu vas secourir, comme je t’ai forcée à le déclarer à Laeken. Se-cou-rir. Qui ? Nous verrons. Y a tellement de boulot à faire… »

— J’ai froid, murmure Iria. J’ai laissé mon boléro de vison au palais.

J’ôte ma veste et la lui dépose sur les épaules.

— Merci.

On marche, on marche.

— Où allons-nous ?

— A mon hôtel.

— Je n’ai jamais fait l’amour, avoue-t-elle.

— Vous auriez peut-être dû, mais ça n’est pas pour ça que je vous conduis à l’Amigo.

— C’est pour quoi ?

— Une mise à jour. On va liquider le passé pour pouvoir se tourner vers l’avenir.

— C’est une bonne décision, approuve Iria, soulagée.

Combien de temps restera-t-elle soumise à mon emprise ? Tant que Kandih Raâton vivra, il me l’a dit ; mais après ? Mon pouvoir temporaire cessera et elle retournera à ses coups fourrés ! L’eau va toujours dans le sens de la pente !

On arrive vers le centre. La circulation est fluide. L’air fraîchit de plus en plus.

Iria s’arrête, ôte l’un de ses escarpins qui la blesse. C’est pas tellement fait pour le jogging ces petites pompes-là.

Je la contemple, fasciné par sa beauté, éclatante dans la lumière du réverbère auquel elle s’appuie. Tout à ma contemplation, je n’entends pas s’arrêter une moto, près de nous. Du moins, si je l’entends, je n’y prends pas garde. Une détonation claque, terrible dans le presque silence de l’avenue. Un bruit ample et creux. La tête de ma compagne n’existe plus. Iria s’abat dans les bégonias belges d’un massif, sans lâcher sa godasse.

Ici est résolu, bien malgré moi, un délicat problème.

Je regarde foncer un bolide noir emportant deux silhouettes également noires. Les patrons du tonton maharaja n’ont pas fait long pour prévenir les aveux de leur magicienne.

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