CUCUSION

Je le savais que m’man placerait l’oiseau des Indes sur le montant de la boîte à sel. Ç’a été son réflexe. Ça fait une tache de couleurs vives sur le bois brun.

Elle tourne une mayonnaise dans un énorme bol ancien au fond duquel, comme motif, ça représente un coq. C’est moi qui lui tiens le bol bien à plat sur la table. Une manie qui remonte à ma petite enfance. Mais à cette époque je le tenais moins fermement plaqué à la toile cirée. Selon les caprices giratoires de la cuiller de bois, on aperçoit un bout de coq, sa crête, ses pattes, mais la mayonnaise en formation l’emplâtre tout de suite et il disparaît.

— J’ai oublié de te dire que M. Pinaud a téléphoné pendant ton absence, mon grand.

— Ah ! bon, qu’a-t-il dit ?

— Qu’il est toujours au Caire et qu’il compte s’y fixer dès qu’il aura obtenu ses papiers. Il a fait la connaissance, là-bas, d’une ancienne religieuse protestante, une Hollandaise, avec laquelle il espère refaire sa vie. Il voudrait que tu ailles trouver Mme Pinaud pour la mettre au courant de la situation et aussi pour lui faire expédier des vêtements, car il est toujours en pyjama. C’est malheureux, à son âge, de prendre une pareille décision.

— Chacun sa vie, soupirai-je. Et le mariage de Marie-Marie ?

— Le douze du mois prochain. Elle est venue hier me présenter son futur époux, un garçon charmant.

— Parfait, tout le monde il est heureux, en somme ?

Dans le fond, on doit être bien au Bihar, dans la masure coloniale du colonel Branlett, à attendre la mort en se berçant soi-même au creux d’un rocking-chair.

Pourquoi une nostalge de ce pays me point-elle depuis la fin de l’aventure ? En me repassant son don, le bon Kandih Raâton m’aurait-il inoculé l’amour de son pays ? Si je te disais (mais que ça reste entre nous) ce matin, j’étais aux chiches et je me suis surpris à me coller dans la bouche l’extrémité du rouleau de papier hygiénique, pour l’avaler et ensuite m’astiquer l’alambic ! Marrant, non ? Je me suis repris à temps, mais ça m’a laissé rêveur.

Son don, au mage, que vais-je en foutre, à présent en attendant sa mort ? La cause qui l’a motivé ayant disparu, je détiens en somme un pouvoir qui ne m’appartient plus. Ah ! si, tiens, je vais faire rentrer Pinuche au bercail ! Allez, c’est dit : je le télécommande…


— A quoi penses-tu, Antoine ? Tu as l’air complètement perdu.

— Je songeais à Pinaud, m’man. Je te parie qu’il va revenir…

Bon, et si maintenant j’annulais les projets de mariage de la Musaraigne ?

TOUT m’est possible ! TOUT !

Mais non, son destin lui appartient, à cette gosse. Son choix est l’expression d’une détermination intime…

— Coucou ! lance une voix.

Et le Président surgit, une fois de plus, radieux. Vingt ans de moins que la dernière fois, à Bruxelles. Sémillant dans son complet beige à reflets roses offert par Jack Lang, il rit de ses grandes ratiches qui, ce jour, ne font pas vampire. Il y a du soleil plein ses yeux. Décidément, ça baigne pour mes relations. J’espère que ça va devenir contagieux et que je m’arracherai bientôt à mon marasme.

Comme maman s’essuie les mains à son tablier et que je largue le bol de mayonnaise pour me mettre au garde-à-vous, l’Illustre agite ses mains en essuie-glaces.

— Non, non ! Surtout continuez : c’est si charmant ! La famille française telle que je la rêve, telle que je la veux ! San-Antonio, que de reconnaissance ! Je me sens totalement guéri ! En forme, paré pour d’autres batailles. Invincible, si j’ose un tel mot !

Il plonge son médius dans le bol.

— Vous permettez, chère madame ?

Il goûte !

— Délectable ! Vous la faites au citron ? Comme vous avez raison. Souhaiteriez-vous la Légion d’honneur, ma bonne amie ? Votre fils la refuse, mais je suis certain qu’il l’aimerait sur vous, n’est-ce pas, commissaire ?

— Pourquoi pas, monsieur le Président, balbutié-je.

Maman ne sait plus où elle en est. La Légion d’honneur pour mayonnaise réussie, c’est beau, non ?

— A propos, monsieur le Président, m’enquiers-je, avez-vous retrouvé votre botte secrète ? Ce fameux plan qui va vous permettre de gagner les futures élections ?

Il m’adresse un clin d’œil.

— Ce matin, mon petit ; en me rasant. Tout m’est revenu comme déferle une vague. Je les tiens, tous !

— Mes compliments.

— Si je vous disais, tout compte fait, cette période noire de mon septennat que je viens de traverser aura été positive. J’en ressors fortifié.

— Vos paroles sont pour moi une musique, monsieur le Président.

Je le fixe.

— Est-il indiscret de vous demander sur quoi repose la manœuvre électorale qui va vous conduire au succès ?

— Pas du tout, Antoine, je vais vous la dire. Tout simplement…

Il se tait.

— Seigneur, voilà que j’ai encore un trou de mémoire.

Il paraît si navré que je le force mentalement à rire.

Alors il rit aussi.

— Au diable, ça me reviendra demain.

Il m’a possédé, ce fripon !

La mayonnaise grimpe, grimpe. M’man continue de verser l’huile d’une main et de touiller avec régularité. Elle veut pas manquer sa Légion d’honneur par une fausse manœuvre ultime. Ce serait trop sot.

On entend la chanson de la cuiller de bois contre les parois du bol. On ne voit plus du tout le coq.

— Savez-vous, mon petit San-Antonio, que vous feriez un homme d’Etat formidable ? murmure soudain notre visiteur.

— Croyez-vous, monsieur le Président ?

Il opine énergiquement.

— L’énergie, l’intelligence, l’audace… Vous possédez toutes les qualités requises pour diriger la France.

Je souris.

— Alors, après vous s’il en reste, monsieur le Président !

FIN
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