ÇA CASSE TOUT

Pour voyager en avion, je me munis (quand j’y pense), de mon walkman, cadeau de Félicie. L’appareil est ultra-perfectionné, puisqu’il ne comporte qu’un casque d’écoute. Les écouteurs sont un peu volumineux et assez lourds, mais la miniaturisation fait son chemin et le jour est proche où ce genre d’engin sera plus petit que l’espèce d’escarguinche acoustique que les sourdingues se collent dans les cages à miel.

Je n’emporte qu’une cassette. Elle suffit à mon bonheur car elle renferme l’essentiel de ce que j’aime. Mon éclectisme est tel que je te cite, en vrac : O sole mio, l’Internationale par les chœurs de l’Armée Rouge, le Concerto pour deux mandolines de Vivaldi, Mon beauf’ de Renaud, les Bancs publics de Brassens, Strangers in the night par Sinatra, Roses de Picardie par Montand, Fascination, le grand air de la Tosca, L’appel du 18 juin interprété a capella par le général de Gaulle et le Petit vin blanc joué à l’accordéon par l’inoubliable André Verchuren.

Je me suis offert mon petit concert privé, au cours de ma nuit insomnieuse, car je roupille peu en avion, ayant sans cesse l’impression que le plancher de celui-ci se détache et que je vais valdinguer comme un con dans les espaces, attaché à mon fauteuil, avec, à mon côté, une vieille dame anglaise poudrée au plâtre de Paris.

Parvenu à New Delhi, je m’informe d’un mode de locomotion pour rallier le Bihar ; je constate que la meilleure façon de m’y rendre (il est distant de cinq cents bornes) c’est par le train. Manque de pot, il n’existe qu’un départ journalier et le dur d’aujourd’hui s’est déjà barré. Alors, bon, je prends mon temps et descends au Ka~ma-Su~tra Palace, lequel est situé à gauche de la mairie quand tu es face à la gare.

Hôtel luxueux, comme tous ceux des pays à forte densité d’affamés. Je commence par un bon bain, puis je m’offre une roupillette dite réparatrice, d’une paire d’heures. Qu’ensuite requinqué à bloc, l’Antonio décide d’aller lézarder à la piscaille en attendant l’heure de la croque. Elle est vachetement tentante avec sa forme en huit, son eau bleue, les plantes exubérantes qui la cernent et toutes les jolies gonzesses qui y font tremper leurs adorables volumes. Je me munis de mon walk ultramoderne, ce qui pourrait constituer le cas échéant une entrée en matière. Suffit qu’une petite péteuse louche sur l’appareil pour que je lui propose de le tester, et alors à nous les folles nuits de l’Inde éternelle.

Je déniche, comme dans tout palace qui se respecte, une boutique où l’on vend de tout, c’est-à-dire un peu de nécessaire et beaucoup de superflu. J’y emplette un slip de bain orange avec une bande bleue sur le côté. Et puis, le bel Antonio, dûment bronzé par l’été européen (l’été indien, c’est pour plus tard), fait une entrée pas dégueu sur le terrain de manœuvre. Ma serviette de bain sur mon transat de caoutchouc rouge et blanc, mon walk, mes lunettes de soleil. Plongeoir. Toujours commencer par le saut de l’ange si tu veux marquer ton territoire dans ce genre de coinceteau. Quelques flexions préliminaires. Je vaporise l’assemblée d’un regard circulaire et accroche une demi-douzaine de pécores bien carrossées qui peuvent donner quitus à leurs chers parents : produit surchoix, pas ébréché le moindre.

Je voltige, me goinfre d’élément liquide, exécute un orbe aquatique et ressors dans un jaillissement qui doit être drôlement féerique.

Satisfait, un rien rouleur, je quitte l’onde pour passer les nanas en revue, choisir laquelle est-ce que je vais essayer de charger. Petite déambulation enjambeuse. « Pardon, pardon, pardon, sorry… » Des œillades, des sourires balancés comme confettis en carnaval. Je sonde, repère leurs points de contact, les possibles, les bandantes, les chichiteuses, les garces honnêtes, les garces friponnes, les sérieuses sans espoir… Tout ! Au bout du parcours, j’ai sélectionné quatre gaufrettes de première : une Scandinave blonde (pléonasme) roulée comme un poster de Lui ou de Playboy, une Hindoue pétassière — chose rare et intéressante — une Anglaise auburn avec seulement cinq millimètres de dents en trop, ce qui rend toutefois la pipe dangereuse si les salivaires ne sont pas à la hauteur, et une Eurasienne pensive, avec de la loloche, chose rarissime, et des joues rose pêche.

Leurs regards ont fait remuer mon scoubidou farceur dans mon maillot et mon dévolu dans ma caboche. Avec les nières, c’est comme à Roland-Garros : on procède par élimination. Celles qui arrivent en demi-finale ont tout pour rendre un homme heureux jusqu’au départ du prochain train pour le Bihar. Va falloir aller plus loin dans la sélection. Alors seconde passade du héros. Cette nouvelle revue me permet de rejeter l’Hindoue, décidément trop radasse, et l’Anglaise qui ne doit pas être opérationnelle sur les chibroques de camionneur. Reste la fabuleuse Scandinave et l’Eurasienne dont la carnation m’excite tout autant que l’apparente mélancolie. N’oublie jamais, lecteur surdoué (puisque tu me lis), que, chez moi le sentiment l’emporte toujours sur la viande. Je préfère les culs pensants aux culs idiots qui ne sont jamais de longue conservation.

Avant de faire jouer la finale, je décide de me sécher au soleil et reviens à mon transat. Un énorme mec qui semble être en cours d’emballage, tant il est velu, la peau sombre, le nez fort, les cils pareils à des œillères, la bouche lippue et la moustache comme deux queues de chevaux, examine mon walkman avec intérêt.

A mon approche, il me sourit et demande :

— Il est à vous ?

— Oui.

— C’est technique, hein ?

— Pas mal.

— Je peux l’essayer ?

— Faites.

Il prend l’écouteur comme un rugbyman le ballon en sortie de mêlée et s’en coiffe. L’appareil disparaît dans le fourrage de ses cheveux grisonnants.

— On n’entend rien ? se désole le gros mec.

— Actionnez le contacteur jaune placé sur l’écouteur de droite.

Il tâtonne pour trouver le bitougnet indiqué. A cet instant, quelque chose me surprend : le commutateur n’est pas jaune, mais bleu. Est-ce une erreur de mémoire de ma part ?

La petite cliquetoche disparaît dans ses gros doigts.

Et ce qui suit défie la raison. En général, comme disait Dourakine, y en a pas lulure dans mes books, mais alors là, y en a moins que peu. Un gros bruit retentit, épais, flouzard. Tu sais celui d’un sac en papier qu’un gamin s’amuse à faire éclater après avoir soufflé dedans ? Eh bien ça, mais en beaucoup plus fort. De la fumée se dégage de l’écouteur droit, puis un flot de sang de la tempe défoncée de Gros-lard. L’homme demeure un brin de moment debout. Il me regarde, je te jure ! Ne lui reste plus que trois quarts de tronche, mais ses yeux demeurent fixés sur moi. Et puis, d’un coup, ils s’éteignent, deviennent pas plus expressifs que ceux d’une poupée gonflable. L’homme casqué part en arrière et choit dans la piscine.

Autour de nous, onc n’a remarqué le drame car une musique débilitante du groupe Triple Zéro sévit à outrance, que c’est à se demander où tu dois planquer tes tympans si on continue de t’agresser les feuilles jusqu’à New Delhi avec ces viornes ricaines, bonté de merde ! Le brouhaha des baigneurs s’y ajoute, si bien que tu pourrais tirer un coup de canon ou un coup de bite sans qu’ils fussent perçus de la société.

Assis sur mon transat, je regarde le gros sac velu en train de faire la planche à cercueil dans l’eau bleue. On dirait un cétacé harponné par un chalutier. Un nuage pourpre entoure sa tronche mutilée.

Indécis, j’attends un peu. Le cadavre agité par les effets du jacousi (ou jakusy ?) s’éloigne du bord. Ce qu’il y a de nouveau dans notre rutilante société c’est que, désormais, tu crèves en public sans que personne n’en soit ému.

On te viole, on te trucide, on te lynche au milieu de la vie courante, et les autres continuent de vaquer. Ils s’en foutent. Pour eux, c’est « touche pas à ma popote » ; le reste ? Fume !

Au bout d’un petit brin d’instant et comme le cadavre continue de faire trempette avec les autres baigneurs, je me lève languissamment, tel un lévrier afghan, pour aller draguer l’Eurasienne qui, décidément, vient de remporter la coupe.

Elle est à plat ventre, légèrement dressée sur ses coudes pour permettre qu’on admire ses nicheloques. Son regard de velours, un peu pincé, me fascine.

J’avance jusque z’à elle, m’assieds auprès, les pattounes dans la piscaille, les mains en arrière. Pose classique du gigolo en action dans ces sortes d’endroits.

Je me tourne légèrement en biais (envie de biaiser) pour lui offrir mon visage mâle et chevaleresque. Sourire ! Sourire ! Accroché ! Le reste n’est même pas littérature, juste feuilleton de gare, voire seulement de métro. T’as qu’à faire jouer tes charmeuses, y aller franco de convoitise. Bouche un tantisoit ouverte. Prélude à la nuit ! Promesse caractérisée. Si tu savais tout ce dont je peux te faire, ma gosse ! Tu le sais ? T’es sûre ? Alors n’hésite pas. T’hésites pas ? Bravo, j’arrive. Opère un petit travelling avant jusqu’à mon maillot de la Maison d’Orange, je te prie. T’as vu comment il protubère ? Tu le subodores, mon membre actif ? Et crois-moi, c’est ni une courgette ni une aubergine ; ma ratatouille à moi comporte d’autres ingrédients.

Je me renverse un peu plus davantage. Ma tête se trouve à soixante-huit centimètres de la sienne (je viens de mesurer).

— J’adore votre prénom, murmuré-je en anglais, langue internationale, hélas, mais c’est tout de même préférable à l’allemand ou au bengali.

Son sourire cesse. Toujours déconcerter les frangines de primevère à bord (comme dit Béru).

— Mais vous ne le connaissez pas, elle objecte d’une voix gazouilleuse.

— Non, mais quel qu’il soit, porté par vous, ce ne peut qu’être un enchantement !

Bien ciblé, non ? Un peu garçon coiffeur sur la frange, mais l’intonation et l’œillade ponctuatrice enlèvent le morcif.

Je te passe la suite de la saynète (comme disait Mac), sache seulement, mon bien cher frère, que, le temps pour toi de compter posément jusqu’à deux, Mlle Sandy accepte de venir prendre un Colibri au bar.

C’est le moment que choisit une rombière pour hurler à la mort car elle vient de constater le décès du gros monsieur basané qui la frôlait de près dans la piscine. Elle mouillait pour un mort, la pauvrette ! Foin général ! Alerte !

Tout en acheminant ma nouvelle conquête au bar, je rétrospecte les récents événements, vérifier si je peux échapper à l’enquête. J’avais posé mon walk sur un matelas que je n’avais pas encore occupé. Quelqu’un que ma belle santé agace l’a remplacé par un autre, piégé. Comme j’ai une chance honteuse (et une série de polars à assumer), un gros glandeur m’a demandé d’essayer l’appareil et s’est fait fendre la gueule en mes lieu et place. Personne n’a pris garde à notre bref colloque. Et même si, je dirais simplement que le bonhomme m’a demandé l’heure. Ne plus retourner à ce matelas. M’esbigner avec l’Eurasienne. Il n’en reste pas moins qu’un tueur est là, tapi (comme Bernard), et qu’ayant constaté l’échec de sa tentative va en opérer probablement une autre. Pas trente-six hypothèses : une seule. C’est le maharaja tonton qui m’a reconnu au Monoculé. Il a compris que j’allais casser coûte que coûte la cabane à la belle Iria et qu’il était temps de me neutraliser.

Sandy se juche. Cuisses exquises qui me grisent. Je lui dis tout sur moi, à savoir que je suis suisse, que je m’appelle Robert et que je suis journaliste, grand reporter à la Gazette de Versoix, venu à New Delhi pour faire un reportage sur l’industrie horlogère hindoue.

Elle me répète qu’elle se prénomme Sandy, ajoute qu’elle est la compagne d’un importateur américain de Detroit (il s’appelle Behring) venu ici en voyage d’affaires. Pendant qu’il gagne leur corned-beef, Sandy joue les couleuvres.

On plaisante aimablement. Des flics se ramènent. Ensuite des brancardiers. Elle s’informe auprès du loufiat. L’homme lui dit qu’un monsieur est mort d’hydrocution. J’assure à Sandy qu’on devrait organiser une visite de ma chambre en attendant que les responsables de l’hôtel changent l’eau de la piscine. Elle admet que c’est une riche idée et me suit docilement.


Je n’apprécie que deux sortes de gonzesses bien distinctes : les femmes sérieuses et les femmes faciles. Les autres, je t’en fais cadeau. Les femmes sérieuses me rassurent, les femmes faciles me comblent. Tout ce qui est intermédiaire me pompe l’air en attendant que ce soit la bite.

Sandy, tu l’auras déjà deviné, sagace comme je te sais, appartient à la seconde catégorie. Mais alors à fond. Avec elle, pas de chichis, pas de gnagnas : droit au cul !

Le temps pour moi de refermer ma porte et son mutin maillot, composé d’une simple ficelle, il est vrai, gît sur la moquette. Me voilà avec ses bras noués à mon cou, exquis collier !

Mon lit bas est plus large que long, ce qui incite à des ébats à grand spectacle, Sa Majesté Elizabeth Il me le faisait remarquer l’autre jour. Sans attendre d’avoir la météo de demain, nous nous lançons dans cette folle aventure que constitue toujours un coït impromptu. Je comprends, d’entrée de nœud, que les Asiates sont les surdouées de la lonche car, depuis ma fameuse liaison avec Lili Pute, je n’avais pas retouché une partenaire de ce niveau.

Ma sélection de la piscine est digne des doges (comme dit Béru) ; ni la Suédoise ni l’Hindoue et encore moins la Britannique ne m’auraient apporté autant d’agrément. Apprendre de nouvelles figures, quand on a mon pedigree, constitue une joie absolue. Or, Sandy m’enseigne le « paquetage indonésien », ce qui t’entraîne loin dans la volupté. J’en sais qui vont m’écrire pour savoir le dont il s’agite. Histoire de leur faire faire l’économie d’un timbre, d’une enveloppe et d’une feuille de papier, je leur signale que pour exécuter cette prouesse faut avoir des possibilités de femme-serpent. Ça consiste, pour la femme, à se transformer en jerrican en repliant ses membres de telle sorte qu’elle adopte un volume rectangulaire ; tu vois ? Même sa tête, elle la rabat entre ses seins. T’as plus que l’ouverture à dispose, tournée vers le haut et il t’appartient de jouer les pompistes au gré de ton inspiration. Très évidemment, c’est pas à la portée de toutes les dames, je vois mal Mme Thatcher, par exemple, opérer cette royale performance ; mais quand une sœur parvient à se transformer en attaché-case, alors là, crois-moi, on touche à l’exploit.

Nous sommes en pleine concentration, agrémentée de mutuelles exhortations, lorsqu’on sonne à ma lourde. Dans ma fougue, j’ai pas eu le temps d’accrocher le petit carton rouge qui effraie les footballeurs et rassure les amoureux. Mais aurait-il détourné le cours du destin ?

Tout de suite, je pense aux flics. Contrairement à mes estimations, quelqu’un m’aura vu converser avec le gros frisé et on vient m’interroger.

Etre stoppé en plein séminaire, voilà qui est épouvantable.

— Je vous prie de m’excuser, dis-je à Sandy en prenant momentanément congé d’elle.

Déjà un second coup de sonnette, plus véhément que le précédent, achève de me râper les nerfs.

Je passe un peignoir de bain et vais ouvrir.

Me trouve en présence de deux personnes : une jeune femme habillée en militaire et un mec en civil. Hindous l’un et l’autre à n’en plus pouvoir. La môme est officière, si j’en crois ses galons. Elle serait belle si elle n’était positivement (toujours ces adverbes qui Marcel[12]) défigurée par un étrange tatouage qui lui coupe la poire en deux. Sur le front, ça représente un losange reposant sur une pointe, des pointillés descendent le long de l’arête du nez, sur et sous les lèvres et jusqu’au bas du menton. Ce graphisme incommode car il est mutilant.

L’arrivante darde sur moi un regard tellement noir qu’il en est presque blanc car il évoque le néant, or le néant, que tu le veuilles ou pas, c’est blanc, et ne me dis pas le contraire, sinon je te balance ma main dans la gueule !

— Montrez-moi vos papiers, je vous prie ! fait-elle sèchement.

Dans le plumard, la môme Sandy s’est dépaquetée pour pouvoir se cacher sous les couvrantes.

Je vais prendre mon passeport dans la poche de mon veston et l’apporte à la policière, laquelle vient d’entrer dans la chambre. Son compagnon est en chemise blanche et short long, kaki.

Elle prend le document que je lui présente, l’examine en conscience, puis le tend à l’homme. Ce dernier le fourre dans une sacoche dont la bride est passée à son épaule.

— Habillez-vous et suivez-nous ! ordonne la visiteuse intempestive — ô combien ! — tiens, regarde, j’arrive pas à dégoder complètement ; c’est malheureux, non ?

Quand tu songes à la brièveté de la vie, à sa folle précarité, tu te dis qu’un coup perdu — voire seulement différé — ne se rattrape jamais. Elle vient, sans le savoir, de commettre un crime contre l’humanité, cette connasse !

— Vous suivre où ? m’effaré-je.

— Pressez-vous ! lance la pécore au lieu de me répondre.

J’hésite. Mais à quoi bon regimber ? Les bourdilles veulent m’entendre au sujet du meurtre de la piscine. Je me berlurais en espérant que personne ne m’avait vu parler à la victime. Le monde est bondé de guette-au-trou qui observent nos moindres fesses et gestes.

— Chère Sandy, déclaré-je, j’espère avoir l’occasion de reprendre cette charmante conversation le plus vite possible. Faites-vous monter des consommations en m’attendant.

Je m’harnache à la Frégoli, plus vite qu’un pompier de Paris chargé d’aller éteindre l’incendie qui ravage la maison de ses chers parents.

— Je suis à votre disposition, madame.

Elle doit avoir un grade, mais lequel ? Ses galons décrivent sur ses manches des tortillons qui me sont inconnus.

Sans un mot, elle fait demi-tour et me précède. Son petit copain ferme la marche.

Un peu à l’écart de l’hôtel, stationne une bagnole, une grosse ricaine cabossée, dans les tons café au lit au lait.

Un gars à turban fume une cigarette bleu ciel au volant. La femme prend place à l’avant, le zig au short kaki m’invite muettement à m’installer à l’arrière.

Fouette clocher !

Peut-être connais-tu New Delhi, toi non plus ? Y a du monde, hein ? Et alors, pour être indien, c’est indien, t’auras remarqué ? Et la circulation, dis ? T’es d’accord ? Bon. Mais assez de description comme ça, qu’après on tourne Zola et le lecteur chéri se met à bouder.

Notre chauffeur nous faufile à travers le vacarme ambiant le long d’une immense avenue. On vire à droite au carrefour, devant la pharmacie. On suit une rue interminable, tellement qu’on la termine pas pour pénétrer dans une sorte de vaste hangar tapissé d’affiches de cinéma ; car le cinoche marche très fort en Inde, comme dans tous les pays pauvres. J’aperçois une immense affiche comme on n’en a plus vu chez nous depuis la guerre de Quatorze ; elle célèbre une production de Chaâ Brôll, le cinéaste hindou à la mode. Ça représente un type beau comme Rudolph Valentino, brandissant un couteau pour défendre une malheureuse et belle guenilleuse, aux prises avec un gros vilain à moustache de Tartare.

Pas le temps d’admirer le chef-d’œuvre, nous voici dans l’entrepôt.

Quelqu’un referme la porte de tôle ondulée après notre passage et la voiture stoppe.

Mon mentor (cuit à point, puisqu’un mentor n’est jamais cru) m’enjoint (de culasse) de sortir. Ce dont j’obtempère.

L’entrepôt est misérable, en haillons. Les vitres de la verrière sont cassées et rien n’y est entreposé, si ce n’est une caravane de camping pas mal délabrée. La porte en est ouverte. Un type habillé d’un short en jean et d’un tricot de corps à grille est assis sur le marchepied du véhicule, écoutant la musique d’un transistor épuisé. Ça joue du nasillard car s’agit probable d’un orchestre de potirons et courgettes évidés comme ils sont friands dans ce pays.

L’officière se dirige vers la caravane et y pénètre. Le chauffeur va ranger sa charrette dans le fond du hangar. Mon gardien trouve un bidon rouillé et l’adopte comme tabouret. Je mate en direction de l’entrée et aperçois un petit Hindou scrofuleux, adossé à la porte. La musique est acide à t’en faire éclater les testicules. Moi, toute une soirée à écouter ce zinzin et me voilà bonnard pour Charenton.

Bien que tu sois d’une intelligence nettement au-dessus du niveau de la mer, tu dois commencer à te dire que cet endroit n’a rien de policier.

Ça sent le méchant coup fourré à plein tarin, mon pote. Il s’est laissé viander de première, l’illustre commissaire. Cette fille officière l’a possédé sans problo. Mentalement, je passe en revue le contenu de mes vagues. Pas le moindre bout d’arme. Mon sésame, certes, comme toujours, ma lime à ongles, mon petit canif comportant des ciseaux… Ai-je mon paquet de cigarettes magiques ? Impossible de me souvenir si je m’en suis muni ! Et ce n’est pas le moment de porter la main à ma poche pour m’en assurer car ils m’observent et pourraient mal interpréter mon geste.

Le gros chauffeur est descendu de son tas de boue et y reste adossé. L’homme de la caravane continue d’écouter sa musique merdique. Mon mentor a les mains sur les genoux et semble récapituler les faits notoires de son existence.

La fille tatouée réapparaît. Elle vient de troquer son uniforme contre un sari vert à motifs noirs qui modifie son maintien, lui confère une certaine noblesse d’allure.

— Venez par ici ! m’enjoint-elle depuis le seuil de son véhicule.

Docile, je m’avance. Suis obligé d’enjamber le type assis sur le seuil pour entrer. La caravane pue le fauve et le parfum de santal. Elle comprend une penderie abritant un monceau de fringues disparates, des coussins énormes, crasseux et avachis, et un meuble bas, aux pieds tournés, comprenant des tiroirs.

— Asseyez-vous ! invite la dame pointillée.

Je choisis le coussin le moins cracra pour lui confier mon dargif. Je déteste cette position qui nous est inhabituelle, à nous autres Occidentaux accidentés. Elle me met en posture de faiblesse.

Mais enfin, hein ? Bon.

La fille lance un mot d’une syllabe. Le gars du seuil se lève et ferme la porte du véhicule. Me voici seul avec elle. Une seule syllabe a suffi ; comme quoi, pour s’exprimer, pas besoin de tartines : on peut le faire à moindres frais.

— Je vous croyais de la police et je vois qu’il n’en est rien, lui dis-je ; pourrais-je avoir quelques explications ?

Elle met son index devant ses lèvres.

Quelqu’un te fait ça, illico tu la boucles et tu attends.

On se regarde. Ses yeux plongent dans les miens. Sa figure est très belle. Dommage qu’elle l’ait ainsi divisée en deux avec ses foutus pointillés. Mon regard dévie légèrement pour se fixer sur le motif frontal : le losange dressé sur une de ses pointes. Une espèce d’étrange fascination me biche. J’essaie de fuir. En même temps, un trouble physique me chope, carabiné. Cette péteuse me file une triquerie du diable ! Une de plus ! Le bâton de Guignol, il se prend, Messire Antonio-le-Pieu. Le goumi tout superbe, propre (toujours) à casser les noix de coco dans leur cosse ! La farouche matraque d’apache, comme les malfrats se servaient jadis, à l’époque débonnaire qu’on flinguait pas encore d’entrée de jeu. Maintenant, tu veux la Rolex d’un gus, tu lui vides d’abord un chargeur dans le baquet avant de la lui prendre, au lieu de la lui demander poliment.

Moi, cette monumentale membrane, très vite, je ne sais plus qu’en faire. Me tourmente pour son devenir. La mettre où ? Je deviens de plus en plus sujet, t’as remarqué ? Je mate une frelotte et, bing ! le chauve à col roulé qui se met à rouler des épaules.

Ça tourne infirmité, mon truc !

Mon bénouze se met à craquer de toutes ses coutures, comme un rafiot par gros temps. Je vogue en pleine mer des orgasmes. Me faut une crique qui me croque, une anse où blottir ma caravelle. J’ai besoin d’un port où jeter l’ancre !

— Vous êtes belle, je bredouille piteusement, pâteusement ; permettez-moi de vous présenter mes hommages !

Elle les regarde sans manifester ses sentiments. Et moi, la bandoche s’accroît à la vitesse grand cul ! Plus moyen de me contenir, Ninette ! Je ne suis plus qu’une énorme bitoune qui enfle, qui gonfle, qui va exploser.

— Par pitié ! je lui implore. Ne me laissez pas dans cet état, ce ne serait pas charitable. J’ignore à quelle religion vous appartenez, mais j’implore votre dieu pour qu’il vous inspire de la compassion à mon endroit.

Elle continue de me regarder sans mot dire. Je me mets à genoux devant elle, tends la main…

Fulgurante, la petite cravache qu’elle a saisie derrière son coussin me cingle les doigts, pénétrante, acide. Instantanément, j’ai la pogne qui sanguigne.

Ma copine zifolette, au grand jamais je l’ai vue dans un tel épanouissement. Même dans mes rêves les plus érotiques j’imaginais pas pareille ampleur.

Elle a un secret, cette gueuse, merde ! Un philtre ! Un charme ! Un don ! Quèque chose, bordel ! Quèque chose d’irrésistible, de stupéfiant. Et voilà que mister Braquemuche poursuit sa dilatation. Je pulvérise Béru, cependant surnommé Queue-d’âne. Je vais franchir le point de non-retour. Je trouverai jamais plus chaussure à mon pied ! J’ai le zob éléphantesque. Pour m’accoupler, faudra que je me fasse des dames pachydermes. Au secours !

Elle reste toujours impavide, la garce. Non, mais tu sais que mézigue, cravache ou pas cravache, je vais la violer, mam’zelle, tant pis pour son pot d’échappement.

Elle lit les prémices du forfait dans mon regard.

— Calmez-vous, dit-elle. Vous pourrez me faire l’amour dès que vous aurez répondu à mes questions.

— Alors pose-les vite, sinon tu vas prendre des éclats de bite dans la gueule, la mère ! j’y lance avec une férocerie peu compatible avec ma galanterie habituelle.

— Vous êtes policier ?

— Oui, et alors, ça te gêne, dis, morue ?

— Vous voulez vous rendre au Bihar ?

— Affirmatif, petite pétasse !

— Pour y rencontrer qui ?

— Un mage, je réponds, c’est tout ce qu’il y a pour ton service, dis, Nid-à-zobs ?

— Comment se nomme ce mage ?

— Kandih Raâton, et alors, radasse ?

— Et qu’attendez-vous de lui ?

— Qu’il développe un don que je crois posséder, espèce de tapineuse au rabais !

— Quel est ce don ?

— Celui qui me permet de neutraliser une peau de vache dans ton genre, pouffiasse !

— Comment se nomme-t-elle ?

— Iria Jélaraipur ; comme si tu ne le savais pas, Sac-à-nœuds ! Allez, ça suffit comme ça, j’ai répondu, tu vas payer, aboule tes miches, prostipute ! Quand tu en seras passée par moi, tu ne pourras plus t’asseoir qu’à plat ventre !

Elle défait son sari. Elle est nue dessous. Je mets un « e » muet à nu pour la dernière fois car la donzelle est un homme.

Oui : un homme. A man, quoi ! La déception me zigomate entièrement. Je reste là, le sensoriel brutalisé. C’est mutilant, une chose pareille ! Un travelo ! Ces Hindous, je te jure : faut pas s’y risquer, on a des surprises. Et même des déceptions. Ma clarinette à moustaches se cabre. Elle reste en arrêt, le museau pointé. Puis une immense désespérance la démantèle. La v’là qui retrouve des dimensions plus humaines, puis plus modestes ; normales enfin ! Mon tourmenteur ne sourit même pas de ma défaite. Il ôte sa perruque. Dessous il a le cheveu plat, oléagineux. Une barrette de nacre est passée dedans. Il l’ôte. A l’intérieur de la barrette, se trouve un minuscule objet ayant la forme d’une fléchette. Il la saisit entre pouce et index, comme Pinaud son mégot. Un éclair, je pige. S’en faut d’un centième de seconde, qu’est-ce que je dis : d’un deux centième ! Je me jette de côté. La main du mec passe au ras de ma joue. Je lui cramponne l’avant-bras à deux mains. N’oublie pas que nous sommes sur le plancher d’un local exigu. On à-bout-portante. Son poing gauche me frappe à la tempe. J’encaisse. Alors il se plaque à moi et passe son bras gauche autour de mon cou. Je comprends qu’il va prendre la fléchette avec son autre main. Je laisse couler les miennes au niveau de son coude. De toutes mes forces j’exerce une pesée d’Archimède, mais de haut en bas. L’homme hurle car son coude vient de craquer. Je le foudroie d’un coup de boule dans les badigoinces. Me redresse. La fléchette gît sur un coussin. Je la cueille délicatement. Cet enragé ne s’avoue pas vingt culs (puisqu’il n’en a qu’un) et brandit la cravache de son bras valide. Il l’abat, je déguste sur la glotte et tout se brouille. Un geste de taureau agonisant, ma main tenant la fléchette file sur le gars. Contact. Silence.

Pendant une tripotée de secondes, je me dis que je suis en train de mourir étouffé. Plus possible de déglutir. C’est bloqué. L’enviandé m’a broyé des cartilages dans le goulet. Je tripote… C’est chaud, ça saigne. Rudement entamé ! Me rabats sur mon tarin pour respirer. Fatalement, le résultat est inchangé. Alors j’ouvre grand ma gueule pour gober de l’oxygène au max. Peu à peu, il s’en faufile dans mes soufflets. Je ferme les yeux.

Quand je rallume mes quinquets, j’avise « ma » vamp bandante morte à mes pieds, toute convulsée et presque noire.

« Bien, me dis-je en catimini. Que dois-je faire maintenant ? »

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