ÇA COMMENCE

Au bout d’un certain temps, comme on dit dans l’horlogerie de haute précision, il s’est dégagé un peu des brumes. Se rappelait son blaze, son adresse, sa fonction, le prénom de Marchais, celui de sa femme et de quelle race était son chien.

Je l’ai relancé sur ses rails. Maintenant me fallait m’occuper de la belle Hindoue. Je pressentais qu’elle s’était esbignée et, de fait, après avoir fait à plusieurs reprises le tour de l’assistance, je ne l’avais pas retrouvée.

Alors j’ai pris le chef du protocole à l’écart pour l’interviewer au sujet de la mystérieuse femme au sari bleu. Il se rappelait l’avoir vue, mais n’était pas foutu de me dire qui elle était. Il la supposait l’épouse de quelque diplomate asiatique prié aux festivités quatorze-juillaises. Je lui ai déclaré qu’il me fallait la liste des invités dare-dare et il a chargé son vice-sous-chef d’aller la chercher.

Pendant qu’on branle-basait à ma requête, je me suis rendu dans la cour d’honneur et j’ai interrogé les gardes républicains.

Ils avaient vu repartir la dame comme je te vois, au bras d’un homme de type hindou lui aussi, assez âgé, portant des lunettes cerclées d’or et qui avait les cheveux complètement blancs. Non, le couple ne disposait pas de voiture officielle et s’était retiré à pince-broque par la rue du Faubourg-Saint-Honoré.

Je gagnai icelle. Tiens, j’allais beaucoup mieux depuis mes trois scotches. Ça cognait moins fort dans mes veines et ma gorge me foutait un peu la paix. En tout cas, côté nausées, j’avais droit à une puissante rémission. Les factionnaires, eux aussi, me parlèrent des deux Hindous. Ceux-ci avaient fait quelques pas en direction de la rue Royale. Puis une bagnole les avait rejoints et ils s’y étaient engouffrés. Un adjudant de gardiens de la paix, homme sagace, intègre, âgé de 46 ans, père de quatre enfants dont l’aîné faisait médecine, s’il vous plaît, m’apprit que l’automobile portait une plaque CD, qu’il s’agissait d’une BMW noire et qu’il se rappelait le nombre 42 placé quelque part sur la plaque d’immatriculation. Certes il y avait d’autres chiffres avant et après, mais ce 42 l’avait frappé car c’était l’âge de son épouse, Marguerite, dont il s’apprêtait à célébrer l’anniversaire le surlendemain, tu te rends compte le combien c’est coïncidant, la vie ? Elle clopine d’un détail à l’autre, nous lâchant de-ci et de-là d’humbles avertissements, de menus symboles, voire de vagues présages qu’il convient d’interpréter si tu ne veux pas te laisser sodomiser par elle comme tout un chacun qui finit par s’attraper un vrai cul de singe gros comme une citrouille, à force d’enculades express.

J’ai annoncé à l’adjudant qu’il serait appelé à des destinées pas piquées des vers, intelligent comme je le découvrais. Et quel était son nom, que je puisse appuyer sur le tube de sa carrière pour ça gicle le plus loin possible ?

Il s’appelait François-Georges Martinet, ce qui est une raison sociale très convenable pour devenir préfet de police un jour. On s’en est serré cinq (chacun), à l’issue de quoi il m’a demandé si je ne faisais pas une grosse fièvre ?

Tant de perspicacité chez un homme lâché sur un trottoir m’émut. Je me retins de l’embrasser et retournai à mes préoccupations.


L’homme qui se tenait penché au-dessus de moi avait un visage familier.

— Bonjour, monsieur le Président, lui dis-je.

— Il a le délire, chuchota la voix éplorée de ma Félicie.

Je visionnai l’homme d’un peu mieux et reconnus le docteur Guilleray, notre médecin de famille.

Il avait une seringue à la main. Vide. Son contenu, je le compris, vadrouillait déjà dans mes miches, à la recherche de mes foutus microbes auxquels il allait faire leur fête.

— Comment vous sentez-vous ? demanda le toubib.

— Comme vous voyez, doc, m’efforçai-je de répondre.

Je cherchai quel cheminement m’avait ramené à la maison mère. Mais je cloaquais du bulbe. Je n’avais que des soubresauts d’images. Je voyais l’adjudant Martinet, la rue populeuse du Faubourg-Saint-Honoré-à-la-Crème, les sentinelles bien briquées devant leurs guitounes…

Et ensuite ?

Ça raccrochait plus du tout. Et cette absence, ce coma, me donnaient envie de gueuler.

— Qu’est-ce qui m’est arrivé ? ai-je gémi.

— Tu t’es évanoui devant l’Elysée, mon chéri, a expliqué maman. Un adjudant de gardiens de la paix t’a ramené ici et m’a aidée à te coucher.

— C’est l’anniversaire de sa femme après-demain, il faudra trouver son adresse et lui envoyer des fleurs, décidai-je.

— Mais oui, mon grand, mais oui.

M’man me croyait encore en déblocage incontrôlé. J’avais pas le courage de la dissuader.

J’avais trop tiré sur la ficelle, pas étonnant qu’elle se fût rompue.

— Il y a longtemps que je suis de retour ?

— Deux heures. Le docteur Guilleray est venu tout de suite.

Le susnommé rangeait son matériel dans une vieille Samsonite, du genre attaché-case déglingué. Il passait pour être radin, de fait, il s’obstinait à conserver sa vieille bagnole, sa vieille trousse, et sa vieille veste de tweed à pustules rouges dont les coudes foiraient. Sa mégère y avait cousu des pièces en faux cuir.

C’était un bon praticien qui nous avait toujours tirés de toutes les mistouilles.

Il me prenait pour un zozo dépravé et gauchisant, lui qui votait Le Pen des deux mains, et considérait qu’avec mes écrits j’étais un artisan de la dégénérescence des mœurs.

Bougon, il grommela :

— A présent, finies vos guignolades, l’ami ! Vous gardez la chambre pendant huit jours au moins. Si vous mettez le nez dehors avant ce délai, inutile de me rappeler, vous vous chercherez un autre médecin !

Il s’installa à ma petite table de travail où je commettais mes turpitudes et se mit à rédiger une ordonnance longue comme le traité de Versailles.

J’ai attendu qu’il se soit fait la paire pour réclamer le bigophone à ma mère préférée. Elle a bien tenté de protester qu’il me fallait le repos ab-so-lu, mais j’étais décidé ; alors elle est allée chercher le poste à longue prise qu’on sort dans les grandes occases et l’a posé à côté dans le plumard.

J’ai eu la force de tuber à Mathias et à Pinuche, après quoi j’ai formellement compris que je devais absolument me laisser cuire au bain-marie ; alors je me suis enfoncé profond sous mes toiles et j’ai lâché prise.


Il s’est passé deux jours au cours desquels mes anticorps se sont bigornés comme des zouaves avec les chieries qui m’avaient investi la carcasse. J’ai dû suer six litres d’eau. Après quoi j’avais maigri pis que le douanier Démis Roussos. Je ressemblais à un tubard d’avant la pénicilline, quand ses soufflets étaient en vraie charpie. Félicie pleurait en me voyant à ce point démantelé. Elle passait ses journées à confectionner des laits de poule et des gâteaux de riz auxquels je touchais à peine.

J’ai chopé le journal que la Féloche continuait de déposer au pied de mon plume. Ça disait comme quoi le Président venait de maller pour le Fort de Brégançon où il allait bouffer un aiolli avec le chancelier ouest-allemand (un grand tas, avec une montre, en compagnie de qui il avait fait Verdun, la main dans la main). Peut-être qu’il allait mieux, le Vénéré ? Qu’il avait retrouvé la mémoire ? A moins qu’il ne se tînt à l’écart pour essayer de récupérer ?

Me voyant en pleine renaissance, Féloche s’est apportée avec deux missives cachetées. On les avait délivrées par exprès pendant mes torpeurs. A présent que j’amorçais ma convalo, elle m’estimait apte à les lire.

La première était de Mathias. Le Rouquemoute m’y apprenait que le produit trouvé dans « l’inhalateur » était du Brimboryon dispensé 13 dont on se sert parfois en anesthésie pour traiter les opérés souffrant de troubles vibromasseurs complexes. Ce produit crée un engourdissement longue durée des centres neuro-blédinés mixtes. Son usage répété peut conduire à une perte de mémoire accompagnée d’un état de torpeur endémique.

Je griffonnai un ordre pour qu’on enquêtât discrètement afin de découvrir qui avait déposé le flacon sur la coiffeuse présidentielle.

Après quoi j’ouvris le second « exprès ». De Pinaud, celui-là. Le vieux crocodile édenté avait déniché le propriétaire de la voiture des Hindous. Un certain Peter Stone-Kiroul, attaché d’ambassade au consulat général de Grande-Bretagne à Paris (75).

Je me mis à gamberger un bon bout de moment en regardant cette lézarde du plafond de ma chambre qui me semble représenter un visage (de dieu grec, je crois bien). Ce personnage a toujours été de bon conseil avec moi. Combien de fois l’ai-je muettement interrogé, dans les cas difficiles ! Toujours, il m’a inspiré la bonne réponse.

A l’issue (des pieds) de cette aimable confrontation, le gars Zeus me souffle de charger Pinuche d’un complément d’information. J’appelle le noble vieillard et lui dis que je veux tout savoir sur Peter Stone-Kiroul et en particulier sur ses accointances avec une belle Hindoue portant un tatouage en forme de bouton-pression au milieu du front.

— Je vais m’y atteler tout de suite, promet la vieille haridelle.

Rassuré, je gobe mes médiques et rempile pour une dorme salvatrice.


M’man m’a confectionné un hachis parmentier. Une merveille ! La purée est authentiquement mousseline et la viande tendre comme une petite chatte de lycéenne. Ayant clapé au lit, je me lève pour une douche et un rasage soigné. Qu’ensuite de quoi je me saboule princier. Gué-ri ! M’man a un haut-le-corps en me voyant descendre l’escadrin.

— Antoine ! Mais tu n’y penses pas ! Tu sais ce que t’a dit le docteur Guilleray : huit jours de chambre ! Et ça ne fait que trois jours…

Je la prends dans mes bras et la presse sur mon cœur. J’aime bien son odeur, Féloche. Pas mèche de te la raconter. Elle sent « le foyer bien tenu », et puis la verveine avec un soupçon de cannelle et de rose trémière.

— Tes jours de soins comptent triple, m’man, donc j’ai largement mon taf.

Une bisouille et me voilà dehors. Un peu flottant, certes, mais comme nettoyé de fond en comble.


C’est Mme Pinuche qui vient m’ouvrir. Elle porte une blouse ancienne, mauve, un tablier genre scandinave, des gants de caoutchouc mousseux car elle était en train de faire la vaisselle.

C’est une dame sans grande importance collective, dirait Sartre, faite pour des malheurs quotidiens, des états grippaux, des ulcères stomacaux, des ovaires foireux et des ablations presque annuelles. Elle a été tant de fois opérée que je me demande comment elle peut vivre avec ce qui lui reste ! Elle porte sa tracasserie d’être comme un cilice mais avec une touchante volonté de paraître résignée. Ils ont fini par déteindre l’un sur l’autre, César et sa rombière, pour composer une forme de couple idéal.

La bouille sinistrée de la Pinaude se fend d’un sourire à ma venue. On s’échange la petite salve de couenneries usuelles : « Comment t’allez-vous ? » « Je tale bien, merci, et vous ? »

Fâcheuse contre-question.

A bout portant je morfle une bassinée de ses chieries de l’heure. Ça « péclote » mochement dans son entrepont : les rognons qui filtrent mal. Plus sa plaie variqueuse qui s’est rouverte. Et elle me cause pas d’une bronchite inguérissable qui continue de la faire tousser comme une perdue (là, elle place une quinte témoin). J’enregistre tous ses naufrages. Profère les paroles qu’elle attend, auxquelles elle ne croit pas, mais qui lui permettent d’étaler ses angoisses.

Et puis, bon, au bout de dix broquilles de tarte aux fraises, je réclame après Pinuche.

Le Racorni est à la tévé, en pyjama plus que douteux : pelucheux, grisâtre, auréolé de jaune par-devant et par-derrière, avec la lacette de la taille distendue. Il porte de fortes charentaises grosses comme deux bagnoles de formule 1. Son éternel mégot vissé au coin du bec, il regarde, avec un certain détachement, les exploits d’un cove-bois de série américaine. Le gonzier course une diligence sans postillon (tué par les Peaux-Rouges) dont les chevaux emballés foncent comme des fous en direction d’un précipice vertigineux. A l’intérieur, une ravissante jeune fille hurle à s’en disjoncter le clitoris. Folle de terreur, la pauvrette ! On la comprend.

— Je te parie à dix contre un que le cow-boy arrivera à temps pour stopper l’attelage ! fais-je à la Vieillasse.

Le géronte se tourne vers moi, radieux dans ses rabougrances. Il a le rire en colique verte.

— Il me semblait bien avoir entendu sonner, dit-il. Tu es sur pied ?

— Non, mais je fais si bien semblant de me tenir debout que les gens croient à ma verticalité.

Il se lève, tourne un siège vers mon arrière-train et, du menton, m’intime de l’occuper. Ce dont je.

Conformément à mes pronostics, le cove-bois est en train de remonter la diligence. Mais ça va être du peu au jus car le ravin est à moins de cent mètres et ces enfoirés de bourrins mettent toute la sauce !

— Tu as quelque chose sur Peter Stone-Kiroul ?

— Oui, je te demande une seconde.

Il passe dans sa chambre pour fouiller ses poches. Il en ramène un mètre dix de ruban hygiénique double face, satiné et parfumé à la lavande des Alpes. Le parchemin est couvert de son écriture cursive, dont les lettres à boucles ressemblent à une haie de cyprès courbés par le vent.

Tandis qu’il enroule le papyrus dans le bon sens, afin de pouvoir m’en donner lecture, le cove-bois crie à la petite péteuse d’ouvrir la lourde de la diligence et de sauter sur la croupe de son canasson. Mais elle ose pas, paralysée par la terreur, cette connasse. Or, retiens bien ceci : le cañon est à trois enjambées. Que fait le cove-bois ? Ce que toi ou moi ferions à sa place, mon gars : il saisit la donzelle par les cheveux et l’arrache de la diligence ni plus ni moins que si elle était un paquet de linge sale à perruque. Une volte faramineuse ! Ouf ! Sauvée ! La diligence et ses quatre canassons de merde valdinguent dans les abysses. Good night the childrens !

— Voilà, fait la Navrance qui a trouvé le bon bout de son faf-à-train-pense-bête. Peter Stone-Kiroul, sujet britannique, habitant 245 rue Pierre-Premier-de-Serbie. Célibataire. Travaille à l’ambassade de Grande-Bretagne. Vie nocturne assez intense. Fréquente tout particulièrement des boîtes d’homos, principalement Le Doigt dedans, Le Monoculé, Le Petit Machin. Passe pour avoir un riche protecteur originaire des Indes…

Il continue de dérouler son document précieux. A cet instant, un petit rectangle glacé tombe sur le parquet. César le ramasse et me le tend.

— J’ai pu me procurer une photo de l’intéressé.

— De quelle manière ?

— J’ai mis le petit inspecteur Rigolet en faction devant son immeuble. C’est un as de la photo. Celle-ci est parfaite.

Je fais connaissance de Stone-Kiroul. Il ressemble à Anthony Perkins jeune. Brun, l’œil luisant et langoureux, plutôt romantique, saboulé avec une extrême élégance. J’empoche le document.

— Voilà de l’excellent boulot, mon père !

— Tu prendras bien une larme de vin d’orange ?

— Non, merci.

— C’est ma femme qui le fait ! insiste-t-il, croyant me convaincre.

Un frisson me gouline l’échine.

— Je regrette, mais je suis encore aux antibiotiques et l’alcool m’est provisoirement interdit.

— Tant pis… Attends, j’ai encore son numéro de téléphone à te communiquer.

Il continue de dérouler son papelard et épelle des chiffres, de sa voix bêlante de vieux bélier podagre qui n’arrive plus à recoller au troupeau.

— Je peux utiliser ton biniou, Césarin ?

— Je t’en prie, mais vas-y doucement car il n’est pas en très bon état.

Effectivement, le combiné a été brisé et ne tient plus que par du scotch. Pour garder la communication, il convient de respecter une parfaite immobilité, sinon elle s’interrompt.

J’obtiens un serviteur, probablement asiatique, cela s’entend à sa voix déférente et un tantinet zézayante.

Il m’apprend que Monsieur est sorti et qu’il rentrera très tard. Y a-t-il un message à lui laisser ?

Je rétorque que je rappellerai.

Ma montre m’annonce vingt et une heures trente-huit.

— Je te laisse, Pinuche. Bravo pour ta prestation.

Il me tire par la manche.

— Antoine, puisque tu travailles en direct pour le Président, ne pourrais-tu pas lui parler de moi ?

Le Chenu pendouille sur ses os, comme des algues à l’armature d’un ponton hors d’eau.

— Légion d’honneur ? Promotion ? Réajustement de pension ? Esquimaux Gervais ? Toblerone ?

— Je voudrais sa photo dédicacée au nom de notre concierge. Elle aimerait faire endêver son époux, lequel est communiste. Elle s’appelle Mme Courjus. Adélaïde Courjus, faut-il te le marquer ?

— Note-le sur un bout de papier, je dirai au Président qu’il s’agit d’une princesse.

Le Fané décide de me raccompagner jusqu’à ma voiture.

Sur l’écran, le cove-bois intrépide épouse la petite glandeuse de la diligence et lui roule une galoche superbe, bourrée de Sida.


La nuit est lourde comme le manteau du sacre de Bokassa. Des cumulus jouent aux nimbus.

Pinuche, décontracté, arque d’un pas glissé de garde royal faisant le con devant Buckingham Palace, because les énormes pantoufles. Sans vergogne, il déambule en pyjama. Avant de sortir, il a seulement décroché son bitos à la patère du vestibule car il ne supporte pas de mettre le nez dehors tête nue.

Pas seulement par frileusité, mais parce qu’il s’agit d’une habitude solidement établie, ancrée, inexpugnable et qu’une habitude, ben mon vieux lapin, quand tu veux t’en débarrasser, tu peux toujours essayer de la saupoudrer de désherbant, ou bien mâcher des cachous à la place : impossible de la faire se sauver. Obstinée comme chien errant ou mouche à miel, elle est.

Nous atteignons ma chignole.

— Tu vas où cela ? s’enquiert le Filandreux au moment où je lui tends la main.

— A la recherche du temps perdu au cours de ma maladie.

— Metz Angkor ?

— Il faut que je trouve le gars Stone-Kiroul dans une de ses boîtes de tantes.

César ouvre la portière côté passager.

— Je vais avec toi.

Mon effarement pourrait être turc car il va croissant.

— En pyjama !

— Bien entendu je t’attendrai dans la voiture. Ça te fera de la compagnie si tu ne le trouves pas immédiatement. Mme Pinaud est en grand ménage du soir car elle va chez sa sœur dans le Loiret, demain ; elle ne sera pas au lit avant deux bonnes heures.

Il prend place. On dirait que je ramène à l’hosto un grabataire qui s’en serait sauvé.

On commence par Le Monoculé, rue Sainte-Anne. La présence de la Pine me permet de laisser ma tire en double file, charge à elle de la déplacer en cas d’urgerie.

La boîte est loin d’être bondée vu que, dix heures du soir, c’est un peu l’aube des nuiteux.

Nez en moins, c’est déjà peuplé de gentils couples, chuchoteurs comme des ruisseaux printaniers. Ils se paluchent ou se bécotent dans les pénombres propices tandis qu’une musique à te décoller les oreilles fait vibrer la salle tel un début de séisme.

Je parcours l’établissement de part en part sans apercevoir le moindre bipède qui ressemblât à Peter Stone-Kiroul.

— Tu cherches quelqu’un, chaton ? me demande un loufiat déguisé en archange (il porte une chasuble blanche avec comme deux ailes dorées dans le dos et marche les pieds nus, mais t’affole pas : y a de la moquette épaisse comme du gazon anglais au sol).

Le chaton adresse un sourire embobelineur à la follingue de service.

— Tu n’as pas aperçu Peter, ma biche ?

— Quel Peter, l’Angliche ?

— Oui.

— C’est pas son heure, grand fou ! Il finit par nous, tu le sais donc pas ?

— J’ai dû me gourer. Et par où commence-t-il ?

Le Doigt dedans, à Saint-Germain-des-Prés. C’est là-bas qu’il mange son croque-monsieur du soir.

— Merci.

Pinaud s’est endormi bien que seize voitures lui klaxonnent au fion pour obtenir le passage. Je démarre en trombe et la Vieillasse se réveille.

— Rien ? demande-t-il.

— Si : un tuyau. Tu es sûr que tu ne veux pas rentrer faire dodo ?

— Je ne pourrais pas dormir, j’ai une période d’insomnie.

— Des soucis ?

— C’est ma femme qui m’inquiète. Ses reins. Je crains bien qu’une intervention soit nécessaire.

Il me raconte des choses passionnantes à propos du viscère pair de sa chère épouse, allant jusqu’à déclarer que, le cas échéant, il est prêt à lui consacrer l’un de ses propres rognons.

— Ce ne serait pas un cadeau, le douché-je. Avec les camions-citernes de muscadet que tu as éclusés, les tiens doivent ressembler à deux vieux porte-monnaie de cuir râpé.

Il bougonne que, s’il a pu se permettre les excès évoqués, c’est, précisément, parce qu’il possédait des filtres de qualité.

Cette conversation paramédicale, dont l’intérêt ne t’échappe pas, nous permet de traverser la Seine et d’atterrir à Saint-Germain-des-Prés. Parvenu devant Le Doigt dedans, même manège. Seconde file ! Je fonce dans la boîte. Le cadre diffère. C’est moins feutré que Le Monoculé, plus « vivant ». Un immense bar où des gars consomment des nourritures à main, des tables où l’on peut manger sur assiettes… Le « salon » se situe au premier étage. N’ayant pas aperçu mon client dans la partie restaurant, je gravis l’escalier tendu de velours bleu night. En haut, c’est rupinos. Imagine une immense cheminée Louis XIII avec un petit feu, malgré l’été, pour créer l’ambiance. Des banquettes coussineuses, des tables basses sur chacune desquelles somnole la flamme sage d’une bougie fichée dans un bougeoir ancien. Au mur, des tableaux style hollandais qu’on devine plus qu’on n’admire à cause de l’obscurité.

Inspection express. Pas de Stone-Kiroul.

Merde !

Mon tour de salon incommode les minets en action. Ils ne me sentent pas des leurs et donc me suspectent des noirs desseins.

Bonsoir, m’sieurs-dames ! Je redescends.

Et depuis le coude de l’escadrin, bol ! J’avise Peter au bar. Il est arrivé pendant que j’explorais le premier laitage.

Il est beau, très pâle, très mince, un peu flou. Vient de se jucher sur un haut tabouret. Semble fatigué, et j’ajouterais même épuisé.

Veine : il y a une place disponible auprès de lui.

Hop ! L’Antoine s’y perche comme un ouistiti sur sa branche.

Le barman qui connaît les habitudes de l’Anglais lui a déjà filé un croque dans le grille-bred. Il pose une assiette devant lui, avec une serviette de papier frappée du motif de l’enseigne qui est un médius dressé au milieu d’un poing.

Il sert un scotch de twenty years et se tourne vers ma pomme.

— Pareil ! lui dis-je en montrant le glass de mon voisin.

Stone-Kiroul ne réagit pas. Il est plongé dans des pensées qu’on pressent pas fofolles le moindre. Ça ne va pas être fastoche d’engager la converse. Un Anglais triste, pour lui dévisser la menteuse, faut s’employer, espère !

Je risque un sourire engageant, mais il paraît ne pas le voir. A cet instant, j’entends des rires derrière moi. Mon Anglais se retourne et le voilà qui se poile aussi. Une main décharnée se pose sur le pli de mon coude.

— Je te demande pardon, grand, mais tu as emporté les clés de ta voiture machinalement et on gêne un car de perdreaux.

Pinuche ! En pyje et pantoufles, son chapeau à la main ! Si t’as déjà vu du plus cocasse, envoie, j’achète ! Les gays du Doigt dedans sont cisaillés par l’apparition. Ils croient à une attraction.

Rageur, je présente mes clés à Baderne-Baderne.

— Il vaut mieux que tu y ailles toi-même, grand, car je n’ai pas mon permis de conduire sur moi, et ces crétins refusent de croire que j’appartiens à la Grande Maison.

Fou de rage, je m’arrache du bar et fonce vers la sortie. Les poulets de nuit rouscaillent avec des relents de beaujolais-village, comme quoi, qui est-ce qui m’a-t-il permis des fantaisies de ce genre ? Etais-je-t-il tellement pressé d’aller me faire tailler un petit calumet par les lopes de cette boîte ? Quand c’est qu’on veut prend’ du rond, on gare au moins sa bagnole avant de se faire miser, bon Dieu ! Allez ! Papiers ! Et que ça saute ! Ils vont m’ faire voir ce qu’on encourt à bloquer une rue pour se ruer à l’œil de bronze ! Et en abandonnant son vieux protecteur en pyjama dans sa tire, en sus ! Outrage aux mœurs pour ainsi dire ! Oust !

Je produis ma brème. Ils regardent, lisent, la bouclent, saluent.

— Puisque vous êtes là, les gars, leur dis-je, vous allez me faire embarquer l’une de ces bagnoles mal garées et ensuite vous mettrez la mienne à la place.

Lorsque je fais retour au rade, je trouve l’Eminent Pinaud en grande converse avec Peter Stone-Kiroul. Le Rosbif, ce type déboulant dans une taule de gays en pyjama, ça l’hilarise complet. Il a proposé un gorgeon à la Vieillasse, laquelle ne se fait jamais répéter ce genre d’invite, si bien qu’il écluse un godet de chablis frappé à la perfection. Il raconte que son ami (moi) étant venu lui rendre visite alors qu’il était déjà au lit, il l’a raccompagné sur son palier. Un courant d’air a claqué la porte ! De ce fait, il est « enfermé dehors » et doit attendre le retour de sa bergère, laquelle est ouvreuse dans un cinoche. Version excellente et que je ratifie de bout en bout.

Peter se présente, moi itou (en taisant mon job, of course). L’Anglais clape son croque-monsieur avec grâce. Moi, insidieux, je lui déclare l’avoir rencontré au Monoculé, à moins que ce ne soit au Petit Machin. Il admet fréquenter ces lieux amis. Comme je suis un impétueux, j’aborde sans tergir ni verser le délicat problo qui m’amène. Ce qui m’enhardit c’est de constater que j’ai un monstre ticket avec l’attaché d’embrassade. Il m’enrôle d’office dans son harem, cézigue. Oeil de velours, sourire entrouvert. Promesses du soir, espoir ! Je le laisse grimper en mayonnaise.

Je prends quasiment pour ainsi dire un ton boudeur pour l’attaquer :

— Je suis sûr de vous avoir aperçu en galante compagnie, avec une fille.

Il y va des vasistas et des ramasse-miettes.

Me ! il égosille dans sa langue maternelle.

— Une Hindoue, certifié-je, de plus en plus maussade.

Sa figure se décrispe.

— Oh ! I see.

Il see, donc il voit ! Et comme il voit, il explique :

— C’est la nièce d’un vieil ami à moi, un maharaja du Bihar qui vit davantage à Paris que dans son palais de Mormoalkipur.

— Belle bête ! dis-je. Pour un peu, avec un verre de trop, on se laisserait haler.

Il a une moue répulsive.

— Je la préfère en photo que dans mon lit.

Il déguste une gorgée de scotch sec, comme pour se désinfecter la bouche. Un irréductible. Lui, il est sensible à un beau fessier, mais à condition qu’il y ait une grosse bitoune de l’autre côté.

— Ça existe toujours, les maharajas ? ricané-je.

Il opine (il adore).

— Ça n’est plus ce que ça a eu été, mais on en trouve encore.

— Et il fait quoi, le vôtre ?

— Diplomate.

— Pour réparer le toit du palais ?

— Non, par vocation. C’est un type qui entend servir son pays autrement qu’en se baguenaudant sur le dos d’un éléphant blanc.

— Et sa ravissante nièce ? Dans la carrière également ?

Il sourit.

— Oh ! pour elle, il s’agit d’autre chose…

— C’est indiscret de vous demander ?

— Dites, on pourrait penser qu’elle vous a fait de l’effet ?

— J’avoue que oui. Pas ce que vous pouvez croire. Elle m’a impressionné psychiquement. Nos regards se sont croisés et j’ai reçu comme une… Vous me promettez de ne pas rigoler ? Comme une décharge électrique.

Il ne rit pas.

— Je sais. Justement, c’est ça, son hobby : la télépathie. Elle a reçu la révélation de je ne sais quel vieux type de chez elle et depuis, elle traite les gens à problèmes.

— Qu’entendez-vous par « traiter », Peter ?

Il fait signe au loufiat de renouveler les breuvages. Puis, répondant à ma question :

— Elle soigne par télépathie toutes sortes de maux. Surtout des affections mentales.

— Intéressant.

— Très.

— C’est un exercice de la médecine, somme toute ?

— Sauf qu’elle n’a aucun diplôme et pratique en dilettante, sans rémunération.

— Où est son intérêt ? Philanthropie ?

— Elle cultive son don, plus exactement. C’est en forgeant qu’on devient forgeron.

— J’aimerais drôlement la rencontrer.

— Vous souffrez de quelque chose ?

— D’une curiosité aiguë. Pour être franc, le sujet me passionne. Vous pourriez m’arranger une entrevue avec votre ravissant phénomène, Peter ?

— Quand elle sera de retour, avec plaisir.

Il consulte sa montre.

— Elle s’envole dans deux heures pour Le Caire.

— Elle part longtemps ?

— Avec elle, on ne sait jamais. Peut-être huit jours, peut-être un mois.

Je carme les dernières consos et je déclare qu’il est grand temps de rentrer mon pote Pinaud at home. On se reverra dans l’une de nos boîtes d’élection, Peter et moi. Et alors, l’avenir nous appartiendra. Il me sourit et soupire :

— N’attendez pas trop, j’aimerais tant vous retrouver. On ne pourrait pas dîner ensemble demain soir ?

— Ici ?

— Si vous voulez.

— Je ferai mon possible, mais je ne vous promets rien. De toute manière, à un de ces soirs.

On taille la route.


Il reste encore des places en first sur le vol du Caire. J’aligne ma brème de l’American Express et m’en achète une, côté hublot siouplaît, que je puisse admirer les anges.

— Prends-en deux ! décide brusquement la Vieillasse.

Sa requête me transforme en radeau (il me méduse).

J’ai déjà entendu beaucoup d’énormités dans ma vie, et j’en ai personnellement proféré davantage encore, mais ce vieux monsieur en pantoufles et pyjama, sans papiers, qui prétend s’embarquer pour l’Egypte dépasse de loin la plus stupéfiante des ahurisseries.

— Non, mais dis donc, l’Ecrémé, t’as le cervelet qui fait de la haute voltige ! Venir au Caire dans cet accoutrement, avec aucun faf sur toi, c’est de la sénilité, non pas précoce dans ton cas, mais tardive !

La Pinerie me fait un signe romain de la dextre et déboulonne sa veste de pyjama. Par-dessous, il porte un tricot de corps fané, couleur de papier-monnaie tiers-mondiste. Il remonte ledit. Alors j’aperçois une sorte de réticule plat, en flanelle, suspendu à son cou par un lacet. A l’intérieur de la poche d’étoffe se trouve un opuscule bleuâtre, ramolli, qui s’avère être un passeport. A l’intérieur, il y a un billet de mille francs suisses, raide et neuf, lui, bien que plié en deux.

— Je ne me sépare jamais de mon passeport et de ce viatique, déclare-t-il, fort du principe que je peux toujours être amené à partir sans avoir le temps de m’habiller. Donc, question papiers, l’affaire est réglée. Avec cet argent, je pourrai m’acheter des fringues demain au Caire.

Vaincu et ébaubi, j’acquiers un second billet à son nom.


Un trèpe somnolent attend dans la salle d’embarquement. Que de monde ! Tu crois que tout ça va pouvoir s’engouffrer dans un seul zinc et qu’ensuite il pourra décoller ? Prodige ! Chaque fois j’admire la technique qui nous envole à bord d’une lampe à souder et nous permet de sauter mers, océans, continents par bonds fabuleux.

Dans la foule, je retapisse vite la nièce du maharaja de Mormoalkipur. Ce doit être l’Hindou aux cheveux blancs en compagnie duquel elle a quitté l’Elysée l’autre jour.

— A partir de dorénavant, je ne te connais plus, soufflé-je à Pinuche.

J’ai pas envie de passer pour un montreur de phénomène. Chose étrange, les voyageurs ne tiquent pas tellement sur son accoutrement. Sans doute le prend-on pour quelque Oriental en costume national ?

La ravissante porte un tailleur d’été, léger, dans les blanc cassé. Elle tient un vanity-case de croco signé Hermès sur ses genoux bien joints. Sa carte d’embarquement est fichée dans une poche du tailleur ; elle voyage en first elle aussi. Alors tu connais l’Antoine ? Il te parie un sac d’embrouilles contre un sac de nœuds bien durs qu’il va s’arranger pour voyager au côté de la merveilleuse.

Nonchalant, je m’approche du bureau d’information où deux jolies hôtesses de terre se racontent comme Hervé baise bien et comme Matthieu l’a grosse comme ça. J’interromps leur discussion d’un sourire qui ferait mouiller un os de seiche. Ensuite de quoi, elles ont droit à ma carte professionnelle. Ça les rend graves, comme toujours, ce rectangle barré de tricolore.

— Mes chéries, leur dis-je, vous voyez cette personne hindoue, assise sous la pendule ? Elle voyage en first, comme moi. Vous devez vous arranger coûte que coûte pour que nous soyons assis côte à côte ; le sort de la France en dépend.

Mon ton grave les pénètre. En attendant mieux !

La plus blonde me dit de lui confier ma carte et d’attendre.

Je lui remets, en supplément, une œillade dont elle parlera encore sur son lit de mort à ses arrière-petits-enfants.

Qu’ensuite, je me baguenaude dans la salle sinistros où les futurs voyageurs ressemblent à un paquet d’émigrants attendant le prochain boat-people.

Au bout d’un instant, le haut-parleur prie M. Krackziboum de se présenter au bureau information. Un gros adipeux coiffé à l’huile d’olive vierge s’approche de mes deux hôtesses, intrigué. Ça parlemente. Puis il leur remet sa brème d’embarquement en échange de la mienne. Bien joué ! Me reste plus que d’aller cueillir la sienne.

— Vous êtes deux déesses absolues, je leur déclare. A mon retour, je vous inviterai à dîner, un soir. Vous verrez : je l’ai plus grosse que Matthieu et je baise encore mieux qu’Hervé.

Elles se marrent.

Mais dans leurs friponnes prunelles, je vois bien qu’elles ont tendance à me croire. J’inspire confiance.

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