ÇA PREND DE L’AMPLEUR !

A mon avis (que je partage entièrement), deux choses essentielles singularisent Gibraltar.

La première c’est qu’il possède le seul aéroport dont la piste est coupée d’un passage à niveau ; la seconde c’est qu’on y sert des tortillas dans des pubs britanniques. Sinon la ville est une longue rue commerçante, débordant de produits détaxés, ceux-là même que l’on trouve dans tous les duty free du monde : radios, photos, alcools. Chaque boutique vend exactement les mêmes denrées que celle d’à côté, aux mêmes prix, aux mêmes touristes avides d’économiser sur le superflu de leur existence de crabes marchant à reculons. Les agités du focal ! En transe devant de nouveaux objectifs, de nouveaux filtres et autres techniqueries qui leur donnent l’impression de s’affirmer. Moi qui suis un homme libre (du moins autant que faire se puisse), je ne m’embarrasse pas de ces agressions endémiques que représentent les bandoulièries[5] kodakeuses ou nikonesques. Ces forçats de la pelloche me font pitié, quelque part, d’être sans cesse aux aguets pour flasher. Ne regardant qu’en fonction d’un objectif et jamais pour le compte de leur émotivité personnelle.

Emmagasineurs d’images ! J’ai déjà tant dit, tant craché d’eux que j’ose à peine reprendre l’antienne. Et pourtant, dès que je fous le pif dans un haut lieu, je leur marche dedans, effroyables merdes à dragonnes. M’interfère sans le vouloir. M’interpose entre leur trou de balle noir crénelé et la carte postale en puissance. Je te parie la Lune, mon fils, qu’en lisière et arrière-plan de chiées de photos japonaises, hollandaises, teutonnes, parisiennes, tu trouveras la frime de Sana. Moi, bloqué par les simagrées d’un konkodak en posture. Mais pas assez défiant par rapport aux grands angulaires ! Moi, l’objection de conscience universelle, stoppé par un jean-foutre à petit bonnet ou à casquette longue visière qui concentre tout son individu sur un trou de voyeur, plus fasciné par une table de restaurant où galimafrent sa hideuse rombière et ses chiares abrutis que par Armstrong posant le pied (lequel, au fait ?) sur la Lune.

Quand je ne serai plus, je continuerai de faire de la sous-présence furtive dans les albums de famille ; pris en flagrant délit de haïssure fugitive. Le nombre de nœuds volants des cinq continents qui m’auront volé sans le savoir, kidnappé bel et bien avec leur Rolleimoncul, leur Bitaflex, leur Kodakon ! Qu’ils sachent que je leur porte plainte pour violation de gueule ! Outrage à homme libre ! Enlèvement suivi de séquestration ! J’exige qu’ils me retirent de leur vie cancrelate ! Qu’ils me gouachent le portrait, même si je ne suis qu’en lointain entre les palmiers, sinon je leur pisse dans la boîte à diapos, je leur défèque plein l’album pour les apprendre. Merde, moi je ne faisais que passer sur cette planète ! Juste pour dire de fabriquer quelques gosses, quelques polars, quelques conneries. Je comptais pas séjourner, je voulais pas laisser ma frite chez Pierre, Paul, Jacques ; ni chez Yukio, Azusa, Kanetoshi. J’arrive du néant, moi, et j’y retourne. Je refuse de laisser des scories.


Cette première inspection rapidement faite, après m’être acheté un chapeau de toile à la con, de grosses lunettes à la con et un T-shirt à la con sur lequel est écrit « Ne me touchez pas, je suis équipé en 220 volts ». Après avoir également fait emplette d’un crayon à cils pour me dessiner une moustache et d’un paquet de chouingomme pour gonfler mes lèvres, je vais attendre l’arrivée de l’hydroglisseur. Me tiens embusqué derrière une guitoune morose, peinte en gris, d’où je ne perds pas une miette du débarquement. La file des touristes s’étire entre les barrières conduisant au contrôle de police et des douanes. Les fonctionnaires britisches sont aussi raides et compassés qu’en Angleterre. Ils mènent la douane dure aux Nord-Africains, because la drogue. Ce qui les chicane surtout, c’est les femmes enceintes. Depuis qu’on a découvert que certaines d’entre elles se livraient au trafic de la came. Avant, les bonnes femmes passeuses s’en caraient là où j’ose pas dire, mais les gapians ont éventé la combine et se sont équipés d’un appareil pour les radioscoper. Comme les rayons X perturbent les grossesses, les dames en situation dite intéressante y coupaient. Les trafiquants s’étant aperçus de la chose ont voulu employer les futures mères comme véhicules. Mais les Rosbifs, dis, tu les connais ? Ils ont engagé des toubibs pour la bonne vieille exploration des familles.

La belle Iria, dans son tailleur pêche de chez Dior, avec son sac Hermès en croco beige[6], ils lui foutent une paix royale, bien qu’elle soit coloured woman.

Juste ouvrir son sac, pour dire. Le petit coup de périscope discret.

Elle sort du bureau, et aussitôt un homme l’aborde. Un Anglais, j’en jurerais. Assez corpulent, chauve, des moustaches bien taillées, le teint pourpre, l’œil clair. Il porte un costume blanc, une chemise bleue et une cravate mal nouée dans des tons gorge-de-pigeon, c’est-à-dire indéfinissables.

Il tient son bada à la main, un chapeau de paille noir agrémenté d’un ruban écossais ; s’incline devant Iria. Elle lui présente sa dextre qu’il presse avec componction. Une bagnole découverte, basse, genre Minimock, s’approche, pilotée par un jeune gars trapu en bras de chemise.

Iria l’escalade, pas le gars, la voiture, car le véhicule n’a pas de porte. L’est contrainte de relever haut sa jupe pour pouvoir enjamber le montant. J’ai le temps d’une vision blanche. Donc : slip blanc ! Sur sa peau d’ambre, ça doit en jeter ! Mon tricotin soubresaute malgré mon peu d’inclination pour cette déesse.

Marron, l’Antoine ! J’ai pas de tuture sous la main.

Juste le temps de mémoriser le numéro de la tire. Je cavale derrière. Va-t-elle quitter le territoire ?

Non : elle prend centre town ! Dieu soit loué.

Dans un patelin tellement exigu, il n’est pas duraille de retapisser une voiture aussi particularisée.

En chasse, Tonio ! Taïaut ! Taïaut !


Une ruelle blanche « éclaboussée de soleil » comme l’a écrit la lauréate du Prix Comumpier[7] dans son très remarquable ouvrage intitulé Le Bois Sansoif, grimpe à l’assaut d’une importante construction de style vaguement colonial. La tache jaune de la Minimock ressemble au cœur d’une marguerite (Duras) se détachant au milieu de ses pétaux. Des soldats de parade vont et viennent dans les abords immédiats.

M’a pas fallu long pour la retrouver, cette putain de Mini.

A l’angle de la street et d’une placette plantée d’orangers, se trouve un pub d’où s’échappent des relents de frigousse. Atmosphère très britannique bien que l’établissement fût tenu par un grand frisé à moustache noire, entièrement passé au brou de noix.

Je commande une bière. Un vieil unijambiste, en équilibre entre une paire de vétustes béquilles, malmène un appareil lumineux et bruyant. Sans céziguepâte qui se croit à Macao, la paix du pub serait virgilienne.

Je désigne la grande bâtisse au taulier.

— C’est quoi, cette grande boutique, là-bas ?

Il jette un rapide coup d’œil.

— La résidence du gouverneur, clapote-t-il en un anglais monosyllabique.

Dis, elle se met bien, la môme Iria, décidément. Ne fréquente que les endroits classe. Je la devine chébran tous azimuts.

L’uniguibolliste a paumé sa fraîche et béquille jusqu’à une table du fond. Il commande un grand coup de raide, histoire de se refaire un moral et s’abîme dans le souvenir de sa jambe perdue, la façon qu’elle avait un beau mollet et portait bien la chaussure. Il avait jamais vu une jambe droite pareille, et puis il a fallu cet éclat d’obus, ou bien cette balle, voire cet accident à la con, j’sais pas mais c’est pareil, pour qu’il se trouve veuf d’elle, à faire la cloche entre deux perchoirs à perroquet. Un mec qui avait fait second au cent yards, jadis ! T’avoueras, la vie, quel pot à merde !

Il en rouscaille encore, quarante balais et mèche plus tard, mister Martin. Des yeux troubles aperçoivent des choses enfuies qui jamais plus ne reviendront. Des gros lambeaux de passé flottant au vent de la mémoire comme une chemise fixée à une rame transformée en mât sert de pavillon à des naufragés (du moins sur les dessins moristiques).

Un léger glissement se fait entendre derrière moi.

Je me retourne et vois arriver une gonzesse comestible de partout. Une brune, genre Andalouse aux seins brunis, avec de longs cheveux à la Esmeralda qui finissent à l’endroit où moi j’aimerais commencer, s’avance en ondulant. Elle est vêtue d’un bout de robe noire, très simple, fendue sur le côté. Moi, ce genre de mise sauvageonne, je résiste pas. Un choc sous la table m’avertit que m’sieur Popol, dont les nerfs sont à vif, partage entièrement ce point de vue. Il est à bout de résistance, le pauvret. Si je lui calme pas les ardeurs fissa il va se taper le trou dans le mur devant moi, par lequel passait un tuyau à bière pression, jadis avant la pose d’une pompe sophistiquée.

La fille est ardente comme l’Espagne. C’est un ballet flamenco à elle toute seule. Une corrida ! Une féria !

Elle demande au patron si Johnson est venu. Le Jamaïquain (je viens de décider que le patron est Jamaïquain) répond qu’il est venu, qu’il a attendu et qu’il est reparti en déclarant qu’elle était une foutue garce.

La môme se marre et commande un punch Caballero avec beaucoup de glace.

Je n’attends pas davantage pour risquer de trouver un centre d’hébergement à mon follingue du rez-de-chaussée.

— Pardonnez-moi, señorita, mais cette nuit j’ai rêvé que je remplaçais au pied levé un type du nom de Johnson, ça ne vous paraît pas stupéfiant ?

La môme fronce les sourcils. La vraie sauvageonne, je te dis ! Les baratineurs de bistrots, elle en a rien à cirer.

Elle me balance un truc en patois andalou dont je ne pige que l’intonation, laquelle me paraît moins que pas gentille.

Elle tourne ostensiblement la tête dans la direction opposée (à la mienne).

Je m’avouerais peut-être vaincu, mais l’ami Nestor, lui, pas de ça, Lisette ! Il en veut dur comme fer.

J’ôte mes foutues lunettes noires et efface ma moustache dessinée, au moyen d’une serviette en papier puisée à un présentoir de table.

Señorita ! l’hélé-je.

Elle me regarde et s’étonne visiblement de mon changement.

— C’était pas une vraie moustache, dis-je.

Je crache dans ma main les deux bandes caoutchouteuses insérées entre lèvres et gencives.

— Et je n’ai pas non plus la bouche en cul de singe. D’aucunes assurent même que je suis plutôt joli garçon.

Une femme, si tu veux qu’elle s’intéresse à toi, y a pas quarante-quatre moyens, y en a deux : fais-la rire et intrigue-la. Point !

— Trouvez-vous un notable changement entre « avant » et « après », señorita ?

Conchita hoche la tête, sourit vaguement.

— C’est de l’enfantillage, suppose-t-elle.

— Je suis très enfantilleur. C’est bon, le truc que vous buvez ?

— C’est sweet.

— J’adore les douceurs. Vous me permettez de vous en offrir un second et de trinquer avec vous ?


Elle habite une chambre à peine plus grande qu’une boîte à chaussures, sous un toit brûlant comme une chatte en chasse. Un vasistas dérouille en prise directe les rayons du mahomet. Elle a bien essayé de fixer un rideau pendouilleur dessous, mais il ne contient pas plus la chaleur qu’un panier ne retient l’eau.

Elle s’appelle Dolorès, comme quoi je ne suis pas passé loin en te disant Conchita.

La carburation se fait bien, nous deux. Ça vient de ce qu’une fois assis à son côté je lui ai pris la main avec autorité, au beau mitan d’une phrase anodine et la lui ai placée sur mister Hyperbrac, fidèle à mon système éprouvé qui me vaut une mornifle dans dix pour cent des cas et une partie de cuissettes dans les nonante autres.

Comme ma douce petite hôtesse de l’air, tout à l’heure, elle n’en a pas cru ses doigts. L’a douté de son sens tactile, elle aussi. M’a pris pour un guerrier en civil qui placarderait sa mitraillette dans son Eminence.

— Vous avez déjà mis un homme dans un état pareil, señorita ? lui ai-je glissé dans le conduit auditif.

Pour lors, le Johnson, elle a plus su qu’il avait existé, Dolorès. Un Anglo-Saxon, comment veux-tu !

Ma brune conquête est vendeuse dans une boutique où l’on brade des singes peints sur des cendriers et des baromètres. Souvenir de Gibraltar ! Ecrit dans toutes les langues zuzuelles. Made in Taïwan. Les singes du rocher, là-haut, où te grimpe un funiculaire funicula tralalallala pour aller kodaker leurs culs potironnesques. Et puis elle vend aussi des montres-robots, et des vouaquemanes si commodes pour écouter Duran-Duran pendant la grand-messe ; et encore des jeux lectroniques : la pieuvre, les crocodiles, la bataille aérienne japonaise (encore un kamikaze, v’là l’ vitrier qui passe). Des saloperies rutilantes, DÉTAXÉES ! La magie ! Duty free, tutti frutti ! Chers autres, parmi moi à ce point étrangers ! Que sont-ils, cons ou gamins ? Ou les deux, crois-tu ? Oui, hein ? Les deux ? T’as raison, faut les aimer, les chérir, les pardonner, racler leurs turpitudes avec un tesson de poterie.


Dans la chambrette : un lit, un placard mural, une chaise, un lavabo.

Pas trop tôt ! Ah la majesté d’un plumard quand tu as la monstre trique ! Le plus indigne grabat prend alors les lignes d’une Ferrari, d’une Maserati, d’une Porsche ! Une paillasse se transforme en couche pleine d’odeurs légères…

Et pourtant, le jasmin et le patchouli dominent sec chez ma belle.

A peine la porte close, je la prends dans mes bras. C’est l’insigne instant où ma frénésie sensorielle va triompher. Diogène cherchait un homme ? Regarde comme Dolorès l’a bien trouvé !

Un vrai, authentique, complet ! Pas farinacé le moindre. Beau à damner ! Fort à hurler ! Membré à déchiqueter !

Elle est lascive, Dolorès. Quand c’est parti, c’est parti, avec cette greluse. En deux couilles les gros t’as franchi le point de non-retour.

Elle m’étreint farouchement.

Je la porte.

Elle me transporte.

On s’abat (comme la reine de) sur sa couche sensible dont les ressorts poussent des cris de liesse en nous accueillant.

Par quoi je l’entreprends ? Tu veux le savoir, bazu ? Par « la horde sauvage ». Je l’investis de partout en même temps ! Dix doigts, une langue, une trique : douze raisons d’aimer Contrex !

A nous deux, on devient un même broyeur Moulinex. C’est le fougueux enchevêtrement cosaque. Y a que les hurlements du sommier et nos souffles rauques.

Sinon tout est sueur et harmonie, plénitude par intense complémentarité. On aperçoit les rivages du bonheur, pas loin, dans la brume dorée.

Et soudain, notre paix est troublée par des cris, des applaudissements, des coups de sifflets, des pétarades motardes.

Vzoum ! On déchante, déjante !

Importuné par le vacarme, je prends mes distances.

— Qu’est-ce que c’est ? je demande.

Dolorès grimpe sur le plume, écarte le rideau mal tendu sous le vasistas et se débuste par l’ouverture.

— Oh ! oui, j’avais oublié, dit-elle, en espagnol puisqu’elle parle couramment cette langue.

Elle s’attarde. Moi, revenant à mes moutons, je profite de sa posture pour lui remonter les colonnes d’Hercule et lui tutoyer le minouche. Ça l’incite à refaire la planche sur le lit.

En prenant cette merveilleuse position horizontale qui est notre ultime, elle murmure :

— C’est le prince Charles et Lady Di qui rendent visite au Rocher. Ils sont reçus chez le gouverneur…

Puis elle attend la suite de mes entreprises, confiante dans mon esprit inventif.

Mais un instant se passe et, rien ne venant, elle rouvre ses grands yeux noirs.

Que découvre-t-elle alors, la belle incandescente ? Un homme pensif, agenouillé entre ses merveilleuses jambes fuselées, le glafouneur en chute libre.

— Ben qu’est-ce qui t’arrive ? s’inquiète la chérie, alarmée, ô combien !

Je saute du lit, rengaine Coquette dans ses appartements privés et me donne un coup de peigne.

— Je te demande infiniment pardon : une course de la plus haute importance. Surtout, ne referme pas tes jambes, je reviendrai un peu plus tard.

Et je m’élance (d’arrosage) dans l’étroit escalier.

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