Une haie d’épineux isole la propriété du bord de mer. Une porte hérissée de piquants (métalliques ceux-là) y a été ménagée. Fermée à clé, mais bagatelle ! Nous remontons une pelouse en pente, en suivant les lacets savamment élaborés d’un sentier asphalté de rose.
Une piscine à la découpe fantoche mire le ciel bleu dans son eau bleue, si bien que ça ne représente rien, comprends-tu ?
Une terrasse aux dalles blondes. Une porte-fenêtre entre-bâillée. Quelqu’un nous a vus surviendre, comme dirait le Gravos, car ledit se présente à nous, d’une malgraciance carabinée.
— Ici, c’est une propriété privée ! fait l’homme en espagnol ; et il aurait tort de s’en priver vu qu’il parle couramment ce dialecte.
— Elle a bien raison de l’être, assuré-je sans m’émouvoir, car il serait dommage de livrer une maison de cette classe au grand public.
Et nous continuons d’avancer.
Notre interlocuteur porte une livrée : pantalon noir, veste à la russe dans les tons kaki. Très brun, l’œil étincelant d’Espagne.
— Qui demandez-vous ? questionne le vaillant Ibérique en bombant le torse.
— Mme Kaufmann, une amie à nous.
— Il n’y a personne de ce nom ici, disparaissez immédiatement !
Qu’à peine a-t-il achevé, je lui cloque une manchette de parachutiste japonais sur la glotte.
— Pour t’apprendre à mentir, petit vilain ! lui dis-je tandis qu’il se plie comme un mètre de charpentier avant de se déposer sur les dalles blondes de la terrasse, terrassé, donc !
On l’enjambe.
On pénètre dans la demeure luxueuse, très vaste, de plain-pied, avec un bout d’étage dans la toiture ; juste pour dire.
Immense salon, moderne : laqué, chinoisé, richement con, glandu. Je hais.
Vide !
Nous le traversons et déboulons sur le devant de la crèche. Une Bentley lie-de-vin est en train de manœuvrer sur la partie parking pour s’esbigner. On se précipite. A son bord : Mme Kaufmann, un petit bonhomme très âgé, à barbe blanche, le teint bistre. Au volant, le grand blondasse loqué de bleu qu’il m’a été donné d’apercevoir au moment où la foule s’est prosternée sous les hélicoptères.
Nous nous tenons devant la tomobile, faisant de grands signes croisés pour lui intimer de stopper. Mais tu crois que ?
Fume !
Le conducteur champignonne à bloc, la caisse a un rush et emplâtre notre pote Equal.
Je n’ai eu que le temps de me propager de côté, l’aile avant me frotte le genou au passage, ce qui me déséquilibre, moi qui suis un homme tellement équilibré !
Béru, pour sa part, se trouvait hors champ.
— Vachards ! hurle-t-il.
Et de dégainer sa rapière. Il praline : tchloff ! tchloff ! L’emmerde, c’est que nos feux sont équipés de silencieux.
C’est pratique parce que ça ne dérange personne quand tu défourailles au cinéma, par contre ça t’enlève de la précision. Les deux quetsches vaporisées par Béru se fichent, l’une dans le coffre, l’autre dans la lunette arrière qui s’anéantit. J’ai le temps d’apercevoir la face large de chère Daisy qui nous regarde par l’ouverture, et aussi une espèce de petit dôme blanc qui pourrait fort bien être celui d’une cage à oiseaux.
La Bentley disparaît à travers les plantations. Je fonce au parking où se trouve une petite Audi, mais la clé de contact n’est pas au tableau de bord. Je fouille la boîte à gants, pour si des fois : hélas non. Alors, rageur, je m’en extrais pour rejoindre Béru au chevet de Walti.
Notre ami noir est devenu d’un vilain gris. Il a les yeux mi-clos, la bouche entrouverte.
— C’est grave ? demandé-je à mon pote.
— Nazé de première. Les roues gauches y ont éclaté la cage toromachique. Un brin de côte lu aura transpercé le guignol biscotte il a été scrafé net.
Une profonde tristesse me point. Il était beau et sympa, ce grand Noir. Ses lunettes cerclées d’or n’ont même pas été brisées par l’impact et continuent de donner à son beau visage l’air d’être vivant.
Si ce qu’il m’a révélé est vrai, il est mort d’avoir trop aimé son job, Walti. Un acharné. Il en voulait.
Je récupère son feu extra-plat, une arme terriblement efficace, dernier cri, qui tire des balles explosives capables de démanteler la ligne bleue des Vosges. Du temps que j’y suis, j’explore toutes ses poches. Effectivement, je dégauchis sa carte électronique flatulée de la C.I.A., preuve manifeste qu’il ne m’a pas berluré.
Un coup de feu claque, très sec, et une gerbe de gravier me fouette le dos. Ça provient de la maison.
— Planquons-nous, Gros !
On roule derrière des massifs de fleurs tandis que d’autres bastos pleuvent. Il y a un seul tireur, et c’est pas Buffalo Bill. Ce petit téméraire ne serait même pas fichu de fracasser une pipe en terre (qui se dit également pie-panthère).
Manière de le situer mieux, j’ôte l’un de mes mocassins (celui que tu voudras) et le lance à quelques mètres plus à droite. Aussitôt, le larbin que j’ai foudroyé en arrivant bondit hors de la maison et se met à défourailler. Moi, tu me connais ? Nanti, comme ils disent dans la haute finance, de la seringue à Equal, je vise soigneusement son arme et je presse suavement la détente de la mienne.
La vaca ! Si je m’attendais !
Dis, il a plus de main, le larbinuche flingueur, tout à coup. Il est moignon tout plein ! Il a exécuté une cabriole de chamois sentant venir l’avalanche sous ses pattounes et se tient adossé à la façade de la maison, tout glandu, à mater le vilain bouillonnement rouge qui dorénavant lui tient lieu de dextre (ce qu’il a bien fait de ne pas défourailler avec les deux pognes, comme on t’enseigne dans les stands de tir, entre nous soit dit).
Je me relève, m’époussette l’élégance et rabats vers cézigue.
— C’est bien pour dire de foutre son Noël en l’air, dis-je à l’Espanche. Suppose que ta chère et tendre t’ait déjà acheté une paire de gants, vous aurez l’air malin !
Bérurier qui vient de nous rejoindre, ajoute finement :
— Au cas qu’tu jouerais du tambour, faudrait t’rabatt’ sur la grosse caisse, mec.
Je les laisse converser pour visiter la demeure. Je trouve une grosse femme boulotte à l’orée de la cuisine, l’épouse du larbin, je vais l’apprendre incontinent. Sa belle moustache tremble d’émotion et sa poitrine, pareille à deux avant-scènes de la Scala, est agitée d’un mouvement ascensionnel et descensionnel précipité.
— Il y a encore quelqu’un dans la maison ? je lui demande en lui faisant respirer le flacon de parfum que je tiens par la crosse.
Elle louche sur le goulot, redoutant la sortie de quelque petit oiseau pas gentil.
— Il y a mademoiselle.
— Où est-elle ?
— En haut !
Jugeant cette doudoune affolée inoffensive, j’escalade l’escadrin menant à l’étage.
On a aménagé, t’ai-je dit, un appartement dans le toit. Juste une vaste pièce flanquée d’une salle de bains et d’un dressing-room.
La pièce est divisée en deux parties : chambre et salon. Dans cette deuxième, je fais la connaissance d’une petite créature malingre, enchâssée dans une chaise d’infirme comme une opale dans son chaton, et si je la compare à une opale, c’est qu’elle en a le teint.
Elle porte une robasse de vilain lainage pisseux, est coiffée en paquet de cresson ; et son nez en pied de samovar supporte des lunettes de myope aux verres tellement épais qu’ils ressemblent à deux loupes presse-papiers.
Cette demoiselle circule sur les berges non stabilisées de la quarantaine et le destin ne lui a pas été des plus favorables puisque, outre son nanisme, sa paralysie et son hypermyopie, il l’a rendue un peu idiote sur les bords. C’est beaucoup pour un seul être. Il est des malchanceux-étalons comme il est des veinards-étalons. Les porte-fanions de la scoumoune et les étendardistes de la chance ; ceux qui perdent et ceux qui gagnent ; ceux qui pleurent et ceux qui rient ; ceux qui vivent leur mort, et ceux qui ignorent qu’elle existe. Mais ne t’occupe : Dieu reconnaîtra les chiens ! Si on n’avait pas l’au-delà, qu’est-ce qu’on deviendrait ?
— Salut, miss ! je lance gaillardement à ce pauvre être dépeuplé qui vous manque.
Elle articule une succession de syllabes que la monteuse essaiera de replacer dans le bon ordre avant le mixage. Je lui décoche un sourire amitieux et redescends.
Tout en chialant, Maria, la bonne, fait un garrot à son époux, sur les directives d’Alexandre-Benoît. Elle lamente qu’elle lui avait bien dit de ne pas travailler pour ces gens-là, depuis sa sortie de prison, à Barcelone. Il y a d’autres moyens de gagner sa vie, en s’occupant de vols à la roulotte, par exemple, comme avant, au lieu de s’engager chez des étrangers mystérieux aux agissements louches.
Elle veut appeler un docteur, le conduire à l’hosto avant qu’il ne se vide ou que la gangrène ne se mette de la partie. Son arrière-grand-père en est mort, précisément de la gangrène, à la suite d’une plaie au pied mal soignée.
Je lui aboie très fort de la fermer.
Pas question de secourir davantage son loustic avant qu’il ne se soit mis à table (en anglais to the table). Je suis féroce ; intraitable sur la question. On nous a tué un pote, tiré dessus, on a droit à des compensations, sinon, ça va être le gros carnage, l’hécatombe intégrale. Elle y passera itou, la grosse : le cul dans une marmite d’eau bouillante pour se refaire une fraîcheur dans les régions sinistrées. On veut savoir, nous. Tout, et bien comme il faut. Sans la moindre omission dans le récit. Qui sont les propriétaires de cette baraque, ce qu’ils fabriquent, qui ils fréquentent, et d’autres choses encore qui ne viennent pas spontanément à l’esprit mais qu’on veut connaître.
L’Espago regarde dégouliner son beau raisin, malgré le garrot.
Sang et lumière ! L’Espagne ! Olé, olé ! Mort au toro. Il se rend parfaitement compte qu’il faut aller vite. Alors il se met à jacter plus vite et plus fort qu’une mitrailleuse. Ça lui part à une telle allure qu’on n’a pas le temps de bien capter.
Le proprio est un grand patron de la pègre espanche. Tojero, il s’appelle. Paco Tojero. Il couvre un monstre trafic. Tout le monde le sait, mais personne ne peut rien prouver, air connu. Sous toutes les latitudes et dans toutes les civilisations, tu rencontres de ces gros malins tireurs de ficelles, disposant d’appuis occultes puissants, d’hommes à leur botte, de condés à toute épreuve. Des potentats du crime, jouissant du pouvoir discrétionnaire, prenant l’argent, donnant la mort, et qui règnent sur un empire ténébreux.
Donc, Tojero possède cette propriété, parmi beaucoup d’autres. Il y vient rarement. Non, ce n’est pas lui qui se trouvait dans l’auto trucidaire, mais l’un de ses « adjoints », une sorte d’Anglo-Saxon taciturne : mister Burn. Depuis deux jours, il recevait un Levantin bizarre nommé Omar Alam Eriken, et ils s’enfermaient pendant des heures dans l’appartement de la señorita Antonia, pour, prétendaient-ils, lui appliquer une thérapeutique orientale. Qui est cette infirme ? La fille d’un ancien compagnon de Tojero flingué par les poulets madrilènes il y a une vingtaine d’années. Tojero l’a recueillie et installée à Marbella.
Je lui demande si la dame Kaufmann est déjà venue ici, il assure que non. Elle s’est pointée tout à l’heure seulement, le domestique-truand ayant reçu l’ordre d’aller l’attendre à la porte donnant sur la plage.
— Tu vas me donner le numéro de téléphone de Tojero, tranché-je.
Il paraît effrayé.
— Mais…
— Prends ton temps, mon grand, il travaille contre nous tous, certes, mais en ce qui te concerne, le compteur tourne un peu plus vite.
Alors le larbin me fait signe de l’accompagner jusqu’au bureau. Il appuie sur l’angle de cuir de la table de travail moderne. Cela permet de faire coulisser, puis de retourner le cuir mordoré qui la recouvre en partie. Une liste de numéros téléphoniques est inscrite au verso.
— Merci, dis-je ; Maria peut te driver à l’hôpital. Juste un dernier détail : tu n’aurais pas aperçu une cage à oiseaux vide, par hasard ?
Il ouvre de grands yeux surpris et me répond que oui.
Après quoi, il perd connaissance, ce qui est son droit.
La voix est aussi suave que celle d’un appareil à broyer les ordures. Epaisse, caverneuse même, avec des inflexions qui te flanquent le frisson. Son propriétaire, de toute évidence, n’a jamais souri depuis qu’il est au monde et ignore qu’on peut y parvenir simplement en retroussant un peu les lèvres.
Pour l’obtenir, cette voix, il m’a fallu composer bien des numéros, franchir pas mal de barrages, balancer beaucoup de vannes, menacer, promettre, laisser entendre et filer plus de points de suspension dans mes phrases qu’il n’y a de roulements à billes dans toutes les usines Renault.
Et enfin je l’ai, là, dans mon oreille droite, bien au chaud, compacte, oléagineuse.
— Navré de vous importuner, monsieur Tojero, ici le commissaire San-Antonio, de la police française, département des Affaires spéciales, très spéciales, à preuve : elles m’ont conduit jusque dans votre maison de Marbella, d’où je vous appelle présentement.
Tu te figures que le señor Tojero se trouble, tézigue ? Mes choses, oui !
— Vous faites erreur, je n’ai pas de maison à Marbella.
J’aurais dû y penser. Tu parles que tout ce qu’il possède, ou détient, est au nom d’hommes de paille !
— Ce n’est pas ce que prétend votre domestique…
— Puisque je n’ai pas de maison, je n’ai pas de domestique, vous devriez mieux vous renseigner avant de déranger les gens.
Et il raccroche sans autre forme de cérémonie.
Je l’imite et souris.
— Qu’est-ce y t’fait marrer ? demande mister Graduc, intrigué.
— Un pari que je viens de prendre avec moi-même. Ce type m’envoie chez Plumeau, en prétendant que cette masure ne lui appartient pas, et néanmoins, je suis convaincu qu’il va se manifester très rapidement.
— Il habite où cela ?
— Madrid, mais les distances ne le gênent pas.
Sa Majesté a découvert différentes bouteilles d’alcool dont il traduit les étiquettes avec ses papilles gustatives, ne lisant point Cervantès dans le texte.
— Je te sers quéqu’ chose, mec ? C’est l’heure d’la péritif.
— Bonne idée.
— On fait quoi-ce, en attendant ?
— On attend.
— Tu voudrais que j’allasse préparer un casse-dalle à la cuistance ?
— Excellente idée.
Il liquide son godet et s’évacue en chantonnant. Moi je dépose mes pinceaux sur le cuir amovible du burlingue. Drôle d’ambiance. Cette maison d’un luxe tapageur, en bordure de la plage où s’est produit un événement d’une importance encore incalculable.
Un mort dans le jardin. Les larbins en fuite. Un roi de la pègre qui nous sait chez lui. Une pauvre infirme enfermée dans son appartement. Le temps se gâte passagèrement. Quelques nuages s’amènent de l’ouest, gros comme la bedaine à Béru et aussi noirs que son slip.
La saloperie que m’a servie mon compagnon est sucrée, écœurante, avec un goût de plante mais je ne saurais préciser laquelle.
— Tout se tient, fais-je à haute voix.
— Pardon ? m’interpellé-je.
— Tout se tient, me répété-je docilement.
— Qu’entends-tu par là, parsi ? poursuis-je, manière de mettre mes idées en Perse.
— Le phénomène de la plage, cette maison qui la borde et où vient se réfugier dame Kaufmann que suspectait le pauvre Walter Equal. C’est presque harmonieux, comme enchaînement. On retrouve même la cage aux oiseaux.
Je rêvasse. Une pendule ultramoderne fait entendre son tac-tac soyeux. J’ai l’impression que ce léger bruit d’éternité est produit par mon cerveau.
— Qui manque à l’appel, Tonio ? m’à-brûle-pour-points-je.
— Bouge pas, Antoine, rétorqué-je ; je dresse un rapide bilan : il manque la fausse fille d’Antony Sliffer, Bob Lardon que j’ai entrevu hier soir, et…
— Et qui d’autre ?
— Personne, les autres sont à disposition : Mélanie et Doña Kasompez Consigno à l’hôpital. Daisy en Bentley avec Burn, un lieutenant de Tojero et Omar Alain Eriken, le Levantin.
Ma pensée tournoie un instant, de-ci, de-là, pareille à la feuille morte. Puis se pose, légère, sur la barbe blanche du vieil Arabe. Curieux type. Vraiment, il est doué d’un savoir médical ou paramédical et il est venu soigner la demeurée, d’en haut ? A d’autres ! Est-ce qu’on entreprend un traitement sur un sujet handicapé depuis une quarantaine d’années ? Et si oui, entraîne-t-on le soignant dans une équipée sauvage qui vous amène à écraser délibérément les gens et à effacer des coups de pétoire ? Non, hein ?
— Tu veux de l’ognasse dans ton sandouiche ? crie Béru à la cantonade.
— Sans façon, tu sais bien qu’après mon regard, ma séduction réside dans mon haleine !
Il rit et la cuisine, probablement vaste, réverbère sa joie d’être.
Le docteur Omar Alain Eriken, d’après le domestique, s’enfermait pendant des heures avec la paralytique et Burn…
— Pendant des heures, tu entends, commissaire ? m’interpellé-je.
— Oui, et alors ? me réponds-je.
— S’il n’est pas docteur, que fichait-il là-haut, pendant des heures ? Et même s’il l’est, pourquoi s’y enfermait-il en compagnie de Burn ?
— Évidemment !
Je me lève pour arpenter la pièce. Sur la plage, les badauds commencent à s’égailler. La curiosité est une chose paroxystique, donc elle ne dure jamais très longtemps.
Je revois l’engin mystérieux qui s’est arraché des flots berceurs quelques heures auparavant ; la manière dont il a jailli, puis a paru rester indécis avant de piquer vers l’infini. Un prodige de la science. Et tu ne m’arracheras pas de la cervelle que ledit est lié à cette maison, à une cage à oiseaux vide, à la mère Kaufmann, aux autres pieds-nickelés.
Bérurier se la radine, portant triomphalement un plateau dûment garni. Sandwiches de sa composition, dans l’esprit de celui qui me fut fait par mes potes de Bourgoin-Jallieu un certain 9 janvier. Chacun se compose d’un bread d’une livre fendu en deux. Au mitan, comme couche de fond : une omelette, par-dessus, des tranches de jambon, puis du blanc de poulet, avec une couche de tomates fraîches, enfin le tout est badigeonné de moutarde. C’est énorme, assez appétissant je dois en convenir et tellement mahousse que même une bouche de métro ne parviendrait pas à mordre dedans.
— Prends çu qu’tu veux, fait l’Aimable en se saisissant du plus gros.
Il l’attaque par le flanc, méthode Napoléon, comme certains animaux carnassiers se repaissent de leurs innocentes proies.
— Attends, j’ai une surprise pour toi ! ajoute le Mastard en s’éclipsant.
Il n’est pas absent longtemps, revient presque aussitôt en tenant deux bouteilles de bourgogne rouge sous ses aisselles.
— Vosne-Romanée vaut mieux qu’ceinture dorée, récite ce fin lettré. C’te baraque, y s’laissent pas abattre.
— Ils abattraient plutôt les autres, soupiré-je en grappillant le sandouiche livré à ma faim.
Un haut-parleur jacte sur la plage, faisant vibrer les échos. Il dit comme quoi pour faciliter l’enquête, chacun chacune doit se prendre par la main et s’emmener promener ailleurs.
— Faudrait p’t-êtr’ porter d’la jaffe à la gonzesse d’en haut ? remarque la Belle âme. Dans sa trottinette, la pauv’ môme peut guère s’occuper d’son frichti.
— La moitié de ma pitance suffira, dis-je.
Je joue les saint Martin de la becte en sectionnant mon sandwich de voyou par le milieu.
— On va y faire écluser un gorgeon d’bourgogne, décide Béru, faut qu’ça soye fête au village pour c’te souris, les occases d’s’fend’ le pébroque sont plutôt rares.
Et pendant qu’il prépare un plateau-repas, je me mets à repenser au vieux Levantin tout juste entr’aperçu dans la Bentley meurtrière.
— Pourquoi ces deux types s’enfermaient-ils chez la paralytique, Gros ? lui demandé-je à brûle-justaucorps.
Chose curieuse, bien que ma pensée débouche, hirsute, dans un instant qu’elle ne concerne pas, il la chope au vol.
— Biscotte, s’lon mon idée personnelle, y devaient surveiller la plage, depuis chez la gosse.
— Probable, oui.
Il a achevé de préparer la bouffe de sa protégée.
— C’est plus joyce que le p’tit pacsif des compagnies aériennes qu’on te fait prendre à l’embarqu’ment, hein ? Aut’fois, les voiliageurs étaient traités comm’ des pachas, à présent, on les prend pour des émigrants ; l’jour approche qu’on nous embarquera à coups d’pompes dans les noix : Schnell ! Schnell ! Le monde vire Gestapo, mon drôle ! On est trop nombreux pour rester libres. On s’ach’mine vers l’camp de concentration.
— T’as raison, Alexandre-Benoît, on devrait redevenir arboricoles pendant qu’il en est temps, plonger dans la forêt amazonienne pour avoir du répit.
Et bon, trêve de philosophie oisonne, nous remontons auprès de « Mademoiselle ».
Sur le palier une légère surprise nous attend : sa porte est fermée de l’intérieur.
Béru va pour toquer et déjà la saucisse de Toulouse qui lui sert d’index droit se transforme en croissant au beurre quand j’interromps son geste :
— Minute !
A voix basse, ce qui est plus obtempérationnel.
Je lui fais signe de s’arrêter de respirer pour mieux écouter.
Je perçois un léger cliquetis qu’il me semble reconnaître. Le Gros, au bord de l’éclatement, se défait en trombe de son gaz carbonique, ramasse avec les éponges un peu d’oxygène inutilisé qui passait par là et chuchote :
— Qu’est-ce qui t’intriguante ?
Au lieu de répondre, je coule mon sésame dans l’orifice serrural, mais ouichtre, la porte est close au verrou.
Je déleste Bérurier de son plateau.
— Allez le Mammouth, enfonce les prix !
Il a pigé, ne prend que deux pas de recul et se précipute. Le verrou dit « ouf » et la lourde reste porte bée de tant d’audace. Je me rue à l’intérieur. En une seconde quatre dixièmes deux centièmes et un peu de très menue monnaie, j’avise le topo. Eloquent, offert, intégral.
Ça se passe au dressing. Une penderie pivote, formant porte. Ladite est béante. L’infirme qui s’est débarrassée de sa chaise roulante s’active, un casque sur la tête, devant d’impressionnants instruments, cadrans, manettes, voyants multicolores, qu’elle manipule et interprète rapidement, en technicienne aussi consommée que les potages Liebig qui voudront bien accepter cette publicité rigoureusement gratuite, San-Antonio étant à louer (et on ne s’en prive pas) mais pas à vendre.
Je me rue vers elle, la décasque, la chope aux épaules et l’évacue de son réduit si vitement que t’aurais même pas le temps de former une boulette avec la crotte de nez que tu viens de t’extirper, bougre de dégueulasse, t’as donc pas de kleenex, merde !
La gonzesse qui n’est pas plus invalide que John Mac Enroe met la main à son corsage et veut attraper le minuscule pistolet Schleurkmeurk à petafinage concentré fixé sous son aisselle gauche.
Mais dis, hein ? San-Antonio, c’est quoi ? De la tarte à la myrtille moisie ou du flocon d’avoine détrempé ?
Une paire de baffes sur les baffles lui chahute le centre de gravité. Pendant un instant, la pernicieuse se demande si Newton est son pédicure chinois ou s’il est marchand de pommes rue Lepic.
Bérurier en rajoute en lui tirant un crochet pour dame seule au menton. La fille part à dame, si j’ose user de ce sémaphore, et Sa Majesté n’a plus qu’à la réinstaller dans son fauteuil roulant pour l’y saucissonner de première avec des collants trouvés dans la commode et qu’il transforme en liens en les tordant.
— Elle a failli nous posséder, non ? ricane le Plantureux. Si j’y aurais pas apporté d’la tortore, la gredine nous f’sait marrons.
— Comme quoi la générosité est toujours récompensée, renchéris-je.
Le Gros cueille ma moitié de sandwich pour y planter son dentier.
Il mastique plus vite qu’un vitrier tandis que j’explore l’étroit local où sévissait la donzelle. Il y a là des appareils de radio, certes, mais en outre une installation mystérieuse.
— Mon petit doigt me chuchote que c’est elle qui a fait partir l’engin de ce matin, fais-je. Ici est le P.C. de l’organisation.
— On avance, on avance ! se réjouit le Dodu, la bouche pleine.
Lui, je vais t’avouer une chose, il n’est pas fasciné par les techniques de pointe. Il préfère le camembert, le hareng-pommes à l’huile et le beaujolais primeur aux gadgets scientifiques. Il ne s’est jamais éloigné de l’animal, Béru, et c’est ce qui assure son prodigieux équilibre et son effarante santé physique et morale. Il aime la terre, le cul, le lard, le vin, la force musculaire et chier sans problème.
Pour lui, la vie, c’est vivre, tout simplement. Il est sous le signe de cinq sens.
Un soupir. La gonzesse papillote des châsses, nous regarde. Une vague brume obscurcit encore son regard assoupi par le poing du Mastodonte.
Et soudain, elle a un soubresaut.
— Non ! s’écrie-t-elle. Vite ! Il faut fuir, tout va sauter !