CHAPITRE MINCE

C’est marrant comme une très légère dose de Scrabouillard-ploërmé rend docile le sujet auquel on l’administre.

Or, ce produit tu le trouves sans ordonnance dans le vanity-case de la môme Séduction, car c’est elle qui a fait « neutraliser » Béru et Mélanie, le soir de leur arrivée, mais en leur vaporisant le big pacsif, au point que la douce pétasse n’en est pas encore revenue.

Traités avec doigté, nos trois lascars deviennent mous comme ce chewing-gum que mâchouillent les gens d’esprit pour se donner l’air plus intelligent que nature.

Non seulement ils nous déballent tout ce qu’ils savent, mais encore ils nous escortent sans que nous eussions à les menacer, fût-ce d’un coup d’éventail.

On se modifie l’aspect, Béru et moi, en se déguisant en dames, comme dans « Certains l’aiment show » que c’en est un plaisir. Lui, sublime marchande-foraine-tenant-la-baraque-des-frites, grâce à une perruque brune mousseuse dégauchie dans la riche panoplie de notre hôtesse ; moi, davantage jeune fille de bonne famille, un tantisoit (qui mal y pense) hommasse, malgré les fards dont je me suis crépi la façade. Je porte une robe imprimée, dans les bleus pervenche.

Alexandrine-Benoîte s’est drapée dans un paréo poustouflant et a poussé la délicatesse jusqu’à raser ses poils de jambes jusqu’à mi-cuisses. Son rouge à lèvres bave un brin, son rimmel est en décrue et son mauve à z’yeux a l’air de deux directs sèchement encaissés, nonobstant, couvert de bijoux fantoches : colliers, boucles d’oreilles, bracelets, il en jette, tu peux me croire de fond en comble.

Nous traversons tout le complexe hôtelier, suspendus aux bras de nos ci-devant braqueurs. Y en a même un, le plus petit, qui témoigne de l’intérêt à la Bérurière en lui palpant le bustier d’un geste cupide, si bien que ma jolie camarade finit par se fâcher et lui dire que s’il retire pas sa patte à la con, il va lui praliner le bouc de première et qu’il se retrouvera dans les massifs de cactus pour un temps, vu que ses cacahuètes ne pardonnent pas.

Nous rallions le parkinge. Les vilains y disposent d’une Range Rover blanche dans laquelle nous nous empilons. En route pour la toute chouette équipée ! J’ignore ce que tu penses de tout cela, et d’ailleurs je m’en fous tellement que je suis obligé de me pincer les couilles pour ne pas m’endormir, mais t’avoueras que l’action ne chôme pas, dans ce récit ! Dieu de Dieu, j’en prends le tournis ! Et ceci, et cela, patati patata, lanlère, tout bien, encore, trafalgar, je t’assomme, te baise, te me déguise, repars, bricole, m’ensauve, attaque ! Le temps qui urge. Des milliers d’êtres en péril de mort. Que dis-je ! Des millions, peut-être, qui peut prévoir des machins pareils, hein ?

Pour le moment, on roule en direction de Malaga. La route blanche, des flics en patrouille, la mer, sur notre droite, qu’on voit danser le long des jeux de golfs clairs.

Bérurier entonne les Matelassiers. Nos potes les méchants, frêles comme rosée, mais pour combien de temps ? l’accompagnent en faisant « lalla lalla lalla » (en français faut qu’un « l » au milieu de lalla, mais en espagnol on en met toujours deux).

Bref, la bonne humeur règne. Jamais tu croirais qu’on va tenter un coup de main de cette ampleur.

Et pourtant c’est le cas, car le Vieux auquel j’ai tubophoné a été formel :

« — Agissez immédiatement. Je vais tenter d’alerter le gouvernement espagnol, mais en pleine nuit il ne va pas être possible d’obtenir son adhésion immédiate. Vous savez comment vont les choses ? Toujours cette sacrée hiérarchie, cette inéluctable remontée par la garcerie de filière qualifiée de “normale”. Et dites donc, l’ami, pendant que je vous tiens : Comment vont les amours avec la petite Véra ? »

« — Elle est morte, égorgée par nos ennemis, patron. »

Il est resté muet. J’ai raccroché.

Et nous roulons, roulons en chantant.

En chantant comme certains suppliciés quand ils se rendent sur le lieu de leur exécution. Chantant leur orgueil d’hommes qu’on va priver de vie, et donc chantant leur orgueil de mourir, de mourir par la laide volonté d’autres hommes mortels aussi, les cons !

On atteint les faubourgs de Malaga. La lune brille tout ce qu’elle sait, comme dit Baudelaire, à moins que ce ne soit moi dans « Les pleurs du mâle », je nous confonds toujours, lui et moi, ce qui tombe Aupick (Toujours ces clins d’yeux de San-A. aux lettrés, il est chiant, le mec ! Popaul-le-Stéphanois).

C’est le gars Rico, le petit téméraire, peloteur de la Grosse Béru, qui pilote. Toujours envapé, il lui arrive d’embarder, mais je lui rectifie le volant d’un geste précis quand nécessaire.

— T’as les sacs de plage, Banane ? demandé-je au Mastard.

Ma grosse Espagnole (elle a le label de Cadix) répond « Yes, miss » et secoue les réticules contenant la quincaille. Avant l’action, comme chaque fois, j’adresse une vache pensée à maman, toute petite et furtive, là-bas, chez nous.

Tu sais que je lui ai acheté un chat ? Un angora blanc avec de grands yeux comme Mireille Mathieu. Elle a fait semblant d’être contente, mais je me demande, dans le fond, si c’est pas un surcroît de travail pour elle, cette jolie bestiole, pas encore « appropriée » comme m’a prévenu loyalement la marchande. Note que ça lui fera une compagnie pour la nuit, à ma Félicie. Un greffier sur son édredon, offert par moi, ronronneur, et qui étire ses pattounes en se réveillant, c’est chouette, non ? Les chats, on s’imagine pas la compagnie que ça représente, ni la personnalité qu’ils possèdent sous leur air indifférent. Ils ont l’air de penser à autre chose, de t’emmerder, mais ils savent toute ta vie, les malins. L’autre jour, m’man lui cherchait encore un nom. Sur son pedigree, c’était trop compliqué, trop snob, un blaze hindou, tu vois le genre ? Les éleveurs s’envolent, comme les gonziers qui ont des écuries de courses. Ils raffolent la particule, l’exotique à tiroir, le bien ronflant. Un chat, c’est pas fait pour s’appeler Nagpur Ahmadabad, mais Minouche ou Tintin, tout culment.

Et bon, le bain de bonnes pensées me survolte. Félicie dans sa cuisine. Elle achève de passer la pattemouille sur le carreau avant de monter se pieuter, que tout soit impec, rutilant pour si des fois je me pointais. Avec un mot sur la table, feuillet arraché au grand cahier où elle note les commissions à faire : « Il y a des paupiettes de veau dans la coquelle rouge et des macaroni en salade au frigo. »

Je me rince l’esprit comme on se rince l’œil, ou bien la queue après usage.

Félicie, mon bain de netteté. Mon eau de courage. Ma lotion d’amour.


On gravit une côte au sommet de laquelle se dresse une construction très hispano-mauresque. Des murs blancs, des stores verts, du fer forgé noir d’encre. Tout autour, des palmiers. Un tennis… Un jardin d’agrément. Mon attention est particulièrement attirée par une très haute antenne maintenue par des haubans qui vibrent dans la brise nocturne. Musique presque marine, portuaire en tout cas. Les fenêtres sont illuminées de partout et il semble qu’il y a du trèpe si j’en crois le parc automobile : au moins vingt tires de tout gabarit encombrent les allées, le terre-plein, jusqu’à la terrasse. Cela va de la Rolls grand format à la Renault 5 modeste.

— Stop ! fais-je brusquement.

Le conducteur pile (électrique).

Une ombre se détache de l’ombre, aurait écrit Victor Hugo s’il avait connu le roman policier, lui si doué pour. Celle d’un colosse.

— Hé ! salut, Rico ! lance-t-il au chauffeur.

Rico répond :

— Salut !

— T’as du cheptel ! fait le vigile en nous apercevant ; elles sont bien roulées, au moins ?

— Viens voir, beau brun ! l’invité-je.

Un bon vivant dans son genre. Il contourne la Range et vient ouvrir ma portière, ce qui lui permet de déguster mon panard en pleine poire. Il part à dame. Moi, je saute de la guimbarde et je termine son anesthésie d’un coup de saton dans le temporal.

— Dis donc, soupire Béru, y a réception chez la dusèche, on dirait. Tu crois qu’on peut s’hasarder de butin blanc ?

— Sûrement pas. Dis voir, espèce d’Espèce, il m’a semblé apercevoir un jerrican à l’arrière de notre guinde, veux-tu vérifier s’il est plein ou pas ?

La dame de mes pensées grommelle, s’active, et finit par répondre par l’affirmative.

— Très chouette, jubilé-je. Rico, mon bout d’homme, tu veux bien aller arroser toutes les bagnoles du parking ?

Rico rigole comme le petit bossu qu’il aurait pu être si le Seigneur ne s’était retenu au dernier moment, ayant été appelé sur une autre ligne.

Le voilà qui fonce à sa mission comme des ringards sur un buffet. Joyce en plein. En chemin, il croise une armoire aux épaules gothiques, échange avec elle des propos plaisants. Puis s’éloigne avec son beau bidon de couleur orange.

Haha ! un brouhaha s’échappe de la vaste demeure. Il y a cons s’il y a bulles, comme disent les poissons rouges. C’est la grande toute belle conférence au sommet ! Le sort du monde est en train de se jouer peut-être à cet instant. Il suffit de quoi ? D’un grain de sable ou d’un pavé dans la mare pour que l’affaire capote (comme le cher Truman (Avant, j’aurais ajouté « anglaise », mais je fais dans le littéraire, en homme de sang-froid. San-(froid)-Antonio)).

Le mignard Rico disparaît dans les pénombres, pourtant, grâce aux lumières rasantes provenant de la vaste maison, je le distingue à certains moments entre les bagnoles. Dis, c’est pas formide, cette drogue ? Trois petites giclettes dans les naseaux et tu transformes un spadassin en esclave turc.

Lorsqu’il revient, je présente une boîte d’aloufs à mon pote.

— Gros, prends un sac de plage garni. Va craquer une soufrante dans l’essence. Après quoi, tu files te poster du côté de la masure où se dresse l’antenne et tu y attends de mes nouvelles, je pense t’écrire incessamment. Pigé ?

Yes, mon colonel, c’est tout ce dont y aurait pour vot’ service ?

Je regarde l’opulente marchande de frites s’éloigner en tortillant son gigantesque cul de pachyderme. Les deux méchants se sont endormis et ronflent comme des aérateurs branchés sur la force maximale. Ainsi travesti, le Gros ressemble à sa Berthe, la nuit aidant. Marrant, ce mimétisme qui constitue la véritable union de certains couples, et la seule. Toto et Tototte finissent par se ressembler à force de péter dans le même plumard, de bouffer les mêmes denrées surgelées, d’avoir les mêmes tracasseries et de se détester affectueusement. Ils sont alors inséparables, tu peux croire. On ne dépareille pas un serre-livres qui représente deux éléphants arc-boutés. Le destin les a sucrés suffisamment pour qu’ils se conservent ainsi pour leur chétive éternité.

La grosse armoire qui a interpellé Rico se pointe sur le Mastard.

Mais Alexandrine-Benoîte ne parle pas le dialecte de Cervantès, même pas comme une vache espagnole. Ne peut communiquer que par gestes. Donc, foudroie l’autre d’un féroce coup de chignon dans la margoule, schplotch ! Au tas, le caballero ! Ma grosse tantine qui termine toujours le boulot, quitte à remettre cent fois son ouvrage sur le métier, gratifie sa victime d’un formidable coup de latte dans les sœurs siamoises. Quand il sera remis de son k.-o., il va en avoir une very good surprise, le colosse ! Dis, des joyeuses grosses comme des noix de coco, c’est flatteur, même qu’elles soient violettes, non ? Il va concurrencer l’amant de Lady Chatte-à-l’air, comme l’appelle Bérurier.

Je ramasse le deuxième sac et m’assure que le pistolet-mitrailleur logé à l’intérieur est dûment apte à servir.

Une grande lueur rampante se manifeste tout à coup sur le parkinge. D’une rapidité folle, elle le traverse de bout en bout, puis paraît panteler. Va-t-elle s’éteindre ? Pétard mouillé ? Échec et zob ? Allons, allons, pas avec Santantonio ! Pas en fin de livre ou presque ! Chez nous autres, grands auteurs, on est astreints à du calibrage. Déconnage tant que tu veux, mystère, boules de gomme, massacres en tout genre, équipées sauvages, certes, soit, bravo ! Remettez-nous ça, la patronne. Mais quand t’as franchi le seuil de la page deux cents, Achtung, p’tit gars ! Faut commencer de sortir ton train d’atterrissage.

Donc, et pour la raison ci-dessus évoquée, le feu repart de plus superbe (ou de poubelle, si tu préfères).

Les tires se mettent à cramer vilain, en chaîne : une, deux, trois, quatre… Puis cinq, six, sept, huit, neuf… et dix, comme les Charles ! Ce brasier ! Feu de joie ! Des ricaines chromées s’illuminent, des Ferrari (pardon pour la beauté des lignes), des Rolls ! (sacrilège !). C’est géant. Et ça boumboume ! Pan ! Flaotch ! Zim ! Vlockkkk ! (Tiens, y avait une voiture polonaise ?)

En un instant, c’est gigantal, féral, dantal ! Beau, quoi ! Le feu, toujours. Je suis certain que Jeanne d’Arc, malgré l’horreur, ma pauvre Pucelle, ça devait bien « rendre » comme on dit puis dans mon pays natif.

Chose étrange, voire curieuse et même surprenante, l’alerte tarde à être donnée. Cela tient à ce que le parking est situé derrière un massif de glomifugiers géants et que les deux gardes sont out (bien que nous fussions en décembre).

Mais à force de se déployer et de faire du bruit, l’incendie finit par attirer l’attention. Et alors, bon, c’est l’effervescence (en l’occurrence l’efferve essence). Toute une compagnie de gens désorientés se pointent, se bousculent, s’interpellent, crient, questionnent, veulent agir, n’agissent pas, engueulent, tempêtent, réclament, dénoncent, fustigent, invectivent. Ça ne manque pas d’allure, cette foule d’invités, à nonante pour cent masculine, plutôt bien saboulés, sur fond de brasier. Ceux dont la bagnole crame énergument plus fort que les autres. Les gens, riches ou pauvres, honnêtes ou dans l’immobilier, de mœurs orthodoxes ou coiffeurs pour dames, tiennent à leur totomobile chérie. Elle est leur vrai logis, leur prolongement, l’affirmation de leur personnalité profonde.

Bon, ça va démener un bout.

Je quitte ma Range Rover et plonge dans ce qui subsiste d’obscurité.

Quelques lignes d’explications, ami lecteur, pour te faire piger la topographie. La maison a la forme d’un rectangle, il lui est adjoint un bâtiment en retrait dont le bas sert de garage et dont le haut a été aménagé pour le personnel. Jouxtant ce garage, plus en retrait encore, se dresse une construction en forme de tour carrée, surmontée de la fameuse antenne dont tu retrouveras mention quelques pages plus avant si je ne docteur Mabuse.

La tour possède une porte, évidemment, et puis une partie vitrée au ras du toit, si bien qu’elle s’apparente presque à un phare. Qui vient d’ajouter « aon » ? Merde, les gars, les calembours c’est moi ! Chacun son turbin, non ?

Je m’y dirige en contournant la compagnie très cosmopolite : il y a là des Arabes, des Jaunes, des autres, des Noirs, des roses, avec en prime la mère Kaufmann. Tous sont bien entendu très affairés et surexcités par l’incendie à grand spectacle. Ils s’interrogent sur ses causes. Attentat ? Accident ?

Tandis qu’ils débattent du sujet, je m’exprime avec mon sésame sur la porte de la tour Prends-Garde. Elle récalcitre passablement, étant d’un tempérament complexe ; mais force reste à la loi.

Bérurier qui est déjà à pied d’œuvre fait le pet en attendant les résultats de mes tripatouillages, comme dirait le Quotidien de Paris.

Il ressemble, ce ne faisant rien, à quelque monstrueuse tapineuse de bas quartiers, allant, venant, tortillant, matant, le pas moelleux, l’œil goulu, le fessier prometteur.

Une voix féminine l’interpelle en anglais :

— Que pensez-vous de tout cela, c’est un acte criminel, n’est-ce pas ?

La mère Kaufmann ! Elle s’est écartée du groupe pour venir à nous.

Sa Majesté reste coite.

— You caneriez net ripite molle, mistresse ? murmure-t-il en adoptant une voix de soprano lyrique, biscotte je spique the britiche plutôt couci que couça.

Moi, je viens d’obtenir satisfaction avec la lourde.

— Embarque Mémère, gars, lui enjoins-je. En souplesse.

Et je pénètre dans la tour.

— Come vouize use, my déhar, propose la Béruchole (j’ai lu Rabelais).

La Kaufmann réagit :

— Mais qu’allez-vous faire au P.C. général ?

Mon camarade n’a pas compris davantage que la première cette seconde question de la grosse frisottée, néanmoins, le sens protestataire ne lui a pas échappé. Alors, tu le verrais dans la Mégère rebutée ! C’est prompt, efficace, donc précis. D’une main il lui saisit la gorge, de l’autre il lui obstrue la bouche. D’un coup de genou dans la hanche, il l’incite à avancer. Quatre pas (de charge) et ils m’ont rejoint.

Je relourde à clé et ferme tous les verrous électriques garnissant la porte blindée. On peut tenir un siège. Un escalier en colimaçon (y en a classe du collier de maçon, je te l’ai trop fait) conduit à une plate-forme éclairée où deux gars discutent de l’incendie généralisé.

— Qu’est-il arrivé ? nous demandent-ils en anglais, eux aussi.

— Sabotage, roucoulé-je.

Je grimpe vivement tandis que Béru immobilise sa prisonnière sous l’escadrin. J’ai dégainé le pistolet-mitrailleur que je conserve le long de mon corps afin qu’il n’entrave pas ma rapide ascension.

L’un des deux hommes est le vieux mec basané qui s’est enfui de la villa du bord de mer : Omar Alam Eriken. Il est survêtu d’une blouse blanche et s’active devant une installation beaucoup plus complexe et sophistiquée que celle que l’on nous a fait sauter sous les miches naguère. La capsule Apollo, mec ! Pour s’y reconnaître dans tout ce bigntz, faut posséder d’autres diplômes que le B.E.P.C.

— Les mains en l’air, vous deux ! beuglé-je en les braquant. Sinon, je balance la fumée.

Cette intrusion les sidère. Ils me considèrent d’un œil dubitatif, puis se regardent et finissent par lever les mains à grand regret.

— Debout !

Ils obtempèrent.

— Placez-vous contre le mur, et pas du côté vitré !

J’obtiens satisfaction.

Je prends place dans un fauteuil pivotant.

— Voilà, bougez plus, on va s’organiser. Tu montes, Gros ?

La voix essoufflée du bovin me parvient des profondeurs.

— Minute, mon pote, j’sus en train d’bricoler un’ p’tite fleur espresse à maâme que sa promiscuité m’a dérangé le sensoriel. Des loloches comme v’là les siennes, j’sus int’nable. L’temps d’lu arranger l’coup du p’tit ramoneur savoilliard et j’te rejoins.

Brave Béru, tout comme son fringant supérieur, la chair le mène. Elle s’impose ! Elle aboie ! Elle consomme ! Baise, mon Béru, baise ma grosse pomme ! Vide tes magnifiques bourses déliées. Accomplis-toi une fois de plus. C’est enrichissant, un coït : ça fait avancer le schmilblick. Chaque coup tiré renforce ton capital vie ; te justifie. Alors lime, ma poule ! Embroque-la férocement, la grosse salope de mère Kaufmann. Une tringlée pour toi, une autre à la mémoire de son défunt mari. Bavouille, ma grande ! Monte au fade, beau cosaque de chez Olida-on-ail. Lonche, mon chérubin. Enfile, gros joufflu ! C’est pour la paix que ton marteau-pilon travaille ! Pine-moi durement cette mémé, cher étalon ! Brosse à ton rythme, génial métronome ! Défonce, mon artiste ! Emplâtre la chère Daisy ! Donne-lui la bénédiction culière de ton goupillon paysan ! Fais-la-toi en toute conscience, sublime ventripotent. Carre-la-lui dans les meules, fougueux taureau de village ! Calce, fourre, fous, mets, baise et rebaise et surbaise ! Et que tes testicules rayonnants se changent en miel, ta biroute en musique de harpe. Surpasse-toi, l’ami. Repasse les plis de cette sacrée vieille chatte démantelée par les désirs de l’existence ; amidonne-les ! Sacralise-les par le plus émouvant des va-et-vient. Conquiers, samouraï de bistrot ! Tu es la noblesse du sang en veine qui, partant du cœur y retourne. Tronche, mon ami, j’attends !

Ainsi parla Kama-sutra !


Et tandis que montent des soupirs et des rumeurs de marécages arpentés, je demeure fasciné par la cage à oiseaux mauresque posée sur une table étroite. Cette étrange et gracieuse cage vide qui se promène dans ce surprenant et pathétique récit depuis son commencement.

— Professeur Omar Alam Eriken, interpellé-je celui-ci, j’interviens dans la phase cruciale de l’opération élaborée par vous. Je connais vos intentions et le but de votre action. Vous travaillez pour certains fanatiques du tiers-monde, eux-mêmes manipulés en secret par ce qu’il est convenu d’appeler pudiquement une grande puissance. Je sais qu’à six heures du matin vous devez lancer un ultimatum aux pays de l’Ouest et, à titre de semonce, faire sauter des bases atomiques situées en Angleterre et en Belgique.

« L’opération ne devait avoir lieu que beaucoup plus tard, mais à la suite d’une fausse manœuvre, l’un de vos engins sous-marins mouillés depuis plusieurs mois sur les côtes espagnoles a été lancé ce matin et s’est perdu en mer. Il y a remue-ménage un peu partout. Votre organisation risque d’être démantelée, alors, talonnés par le temps, vous allez agir sans plus attendre, d’où cette réunion des principaux chefs de réseaux. Une demi-douzaine de fusées à moyenne portée sont disséminées dans la région de Malaga et c’est de cette tour qu’aura lieu dans quelques heures la mise à feu ; plus exactement qu’aurait dû avoir lieu cette mise à feu car il est bien évident que je vais m’employer à neutraliser cette attaque brusquée. »

Le vieillard chenu me défrime à travers les verres légèrement bleutés de ses lunettes.

— Vous ne sortirez pas vivants d’ici, déclare-t-il, car si nous sommes vos prisonniers, vous êtes ceux de notre groupe : j’ai déjà actionné à votre insu le système d’alerte et, en bas, l’on sait que vous êtes ici.

Je hausse les épaules. Que dis-je : je les s’hausse.

— Nous constituons des espèces de prisonniers gigognes, emboîtés les uns dans les autres, n’est-ce pas ?

Et je me jette à terre. Quels réflexes ! Qu’autrement sinon, le pote au vieillard me cigognait de sa rapière à lame courbe, extraite je ne sais d’où et lancée comme au cirque. Elle vibre dans le dossier de mon siège précipitamment abandonné. Dans la foulée j’ai arrosé le gus. Il est poinçonné de première, Ernest. En diagonale : de l’aisselle gauche à l’oreille droite. Six bastos surchoix, que, patapoum ! il s’écroule, et de profundis, mon cher ami, que le Seigneur tout-puissant t’accorde miséricorde, amen !

Omar Alam Eriken a un sourire provocant.

— Voilà qui ne changera rien à la chose, assure-t-il, car tout est déjà programmé et vous pouvez m’abattre, voire me torturer à votre guise, cela ne modifiera pas le cours du destin.

En bas, le Gros pousse son cri de triomphe de mâle provisoirement libéré de sa semence.

— V’là qu’est réglé, dit-il, j’grimpe te rescousser, mec.

Juste à la fin de sa promesse, des heurts violents ébranlent la porte. Mais blindée comme je l’ai vue, elle peut se farcir des gnons encore plus drus. Pour en avoir raison, ils devront la faire sauter.

— Viens, ma jolie ! fait-il à chère Daisy, go to the escalier, ma poule, si ton cul pourra passer. Elle trimbale un d’ces pétards, la mère, qui te fait saliver du paf ! J’me demande ce qu’elle va branquiller avec ces pieds-nickelés, alors qu’elle porte un derrière plus beau qu’ Venise.

Le couple me rejoint. Sabrée de première par Sa Majesté Queue-d’âne, dame Kaufmann pantelle encore. Elle est pâlichonne sous ses fards et paraît s’amorcer un petit début de Parkinson.

— Tu surveilles le vieux et ton gros tombereau, gars ! lui dis-je.

Démobilisé, je pars à examiner tout le fichoir électronique rassemblé là.

— Le jeu consiste à déconnecter le bidule pour empêcher d’autres engins de sortir des flots et d’aller bousiller une tripotée de Rosbifs et de gentils Belges, commenté-je.

Le Mammouth grimace.

— Je croive pas qu’un permis de conduire touriste soye suffisant pour t’y reconnaître dans ce bidule. On d’vrait p’t’être saccager le circus, tirer des coups de feu dedans.

— Ce serait anticiper la mise à feu, déclare le vieux.

En bas, le ramdam est sévère. Les gonziers de l’extérieur se sont munis d’un bélier de fer et attaquent la lourde en force.

— Faudrait faire vite, dit le Mahousse.

Puis, à sa dame de cœur :

— T’as le mode d’emploi, toi, Ninette ?

Mais la vieille ne comprend pas, et il est clair qu’elle ne participe pas à la technicité de l’affaire.

Béru arrache le couteau planté dans le siège.

— Dites, pépère, d’ordinaire, j’respèque les cheveux blancs, mais vu les circonstances, je vais m’permett’ d’vous découper en rondelles.

— Allez-y ! rétorque calmement Omar Alam Eriken, ce qui déconcerte mon centurion.

J’aimerais que vous braquiez la caméra numéro 2 sur le commissaire Santantonio, messieurs de la technique. Un gros plan pour bien admirer la manière qu’il phosphore à la vitesse grande vache. Il fixe la cage à oiseaux. Il se dit : « Là est la solution. » Cette cage qu’on se vole, qui a été coltinée jusqu’ici. Pour laquelle on s’entre-tue.

Je la saisis par la grosse boucle du dôme servant à la coltiner. Et je suis surpris de constater qu’elle n’a pas de fond. Lorsque je l’ai aperçue, pour la première fois, à la réception du Charles V, elle en possédait un. Tout un travail extrêmement cérébral et phosphaté s’opère dans mon admirable cerveau à ressort. Je me dis : « Un fond de cage ! Quoi ? Pourquoi ? Là est la question ! aurait dit Shakespeare s’il avait été français, au lieu de se plumer le tempérament à Stratford-et-fais-reluire. »

Un fond de cage à oiseaux, c’est une plaque de métal, en somme. Pourquoi ne se serait-il point agi d’une plaque transistorisée ? Une plaque transistorisée servant de détonateur pour la mise à feu générale des fusées ? Des instances suprêmes la détenaient. On l’a expédiée à Malaga, mais une bande parallèle qui en connaissait tout le prix l’a interceptée. Oui, oui, mon Tonio, tu brûles ! Les deux gars que j’ai flingués chez Doña Kasompez travaillaient pour leur compte. La vieille poivrote leur servait de base à Marbella. Mais, pour une raison que je ne m’explique pas encore, elle a pris peur et a flanché. Comment savait-elle que je séjournais au Fuente, et pourquoi m’a-t-elle convoqué ? Voilà ce que je m’engage à t’expliquer avant le mot fin. Si j’oubliais, tu serais en droit d’aller te faire rembourser ce bouquin par mon éditeur qui est l’intégrité personnifiée.

Donc : la plaque.

Je souris au vieux Levantin.

— Je brûle, n’est-ce pas, prof ? Ça se lit dans votre regard. Le fond de la plaque est l’élément terminal, celui qui conditionne le lancement de vos engins de merde.

Il reste le plus impassible possible, mais une chose qu’un homme très maître de soi ne peut réprimer, ce sont ses tics. Chez lui, ça s’opère en haut de la mâchoire. Il y a comme une espèce de saillie qui se met à danser très vite.

En bas les coups ont cessé. Probable que nos amis du conseil de guerre préparent les grands arguments pour obliger la porte à céder.

Je me mets à tout examiner scrupuleusement, centimètre par centimètre. Si bien qu’à la fin je trouve. Une saillie légère dans un bloc nickelé placé sous vingt-six cadrans électro-thermaux-farineux. Je presse sur cette saillie qui ressemble à l’encoche ménagée dans la lame d’un couteau. Ça vient. La plaque ! On l’a dédoublée et je constate un écheveau de fils minuscules, et des soudures d’argent grosses comme des têtes d’épingles, et des plaquettes prothésinées avec des bougnasses valvaires.

La frite du savant ! Berezina ! Il a une brève hésitation et s’élance sur moi. « Craaaaatch ! » fait Béru avec son arme. Mort immédiate d’un bel esprit. Quel massacre ! Que de sang ! Tu imagines, si tout ça se passait dans France-Soir, au lieu d’avoir lieu dans un San-Antonio ? Estime-toi heureux, mec, et viens pas me briser les amourettes avec mon instinct sauvage.

On n’a pas le temps de se perdre en considérations. Une détonation retentit en bas, aussi forte que prévisible. Et puis une seconde et encore une troisième, car ils n’ont pas pleuré la marchandise pour liquider la porte.

Je place la plaque dans un angle de mur et je lui file une salve de pruneaux qui la déguise en poêle à marrons. Un coup de talon pour achever de la rendre inepte et je viens de sauver une chiée, pour le moins, de vies humaines, sans compter les vies animales et végétales qui sont autour et dont on ne parle jamais, les hommes ne pensant qu’à eux.

Des mercenaires féroces investissent la tour. Béru, oubliant toute galanterie, place la mère Kaufmann dans l’escalier.

— Ça bouche toujours un trou, explique-t-il.

Mais tu crois que nos assaillants en tiennent compte ? Ils arrosent férocement depuis le bas. Et tant pis pour leur grosse complice ! Nous, Béru et moi, on s’est réfugiés derrière l’espèce d’orgue nickelé que constitue la machinerie de lancement. Les balles crépitent. On est foutus. Plus qu’à vendre nos peaux au prix de la zibeline ! La fumée est âcre, les balles sifflent ! Il y a des cris, des ordres hurlés par-dessus ou dans le tumulte.

« Ma chère Félicie, écris-je mentalement, je suis navré de te causer un tel chagrin, mais tout a une fin, y compris les plus malins qui se croyaient invincibles… »

J’interromps là ma bafouille mentale. Voilà-t-il pas que ça se met à pétarader également à l’extérieur ! Des projos s’allument ! La garde ! Comme dans la garnison cernée au Tonkin ! Quand le colonel vient de buter sa fille pas qu’elle soit violée par les Jaunes et que les renforts, pile s’annoncent pour libérer le poste ! Merde, est-ce bête !

On cesse de flinguer dans la tour. Ça reflue. Oceano nox ! Je m’hasarde jusqu’à la bande vitrée et je constate qu’effectivement, des troupes de police nombreuses donnent l’assaut.

« Ma chère Félicie chérie,

« J’ai le plaisir de t’annoncer que ton grand sera demain à la maison, et que si tu pouvais, pour fêter son retour, lui préparer une tête de veau vinaigrette, son bonheur serait complet. »


La lutte ardente et noire a été de courte durée. Quelques corps jonchent. Des vivants sont enchaînés.

Quand nous sortons de la tour, les policiers espagos nous couchent en joue (ou en joug, vu que Béru est un bœuf).

— No ! gueule un mec.

Et quoi vois-je-t-il surviendre ?

Bob Landon, le gars qui m’a foudroyé d’un taquet au Charles Vé. C’est lui qui commande l’opération.

Il s’avance vers nous.

— Général Landon, me dit-il, en me tapotant l’épaule. C’en est où, là-haut ?

— J’ai neutralisé le système de mise à feu, et les techniciens sont un peu morts.

— Beau boulot, commissaire. Je ne sais que vous dire.

— N’ajoutez rien, fais-je. Vous permettez ?

Il n’a pas le temps de piger. Je viens de lui tirer un uppercut du droit qui l’envoie dans un massif de roses socialistes. Déjà les flics du cru s’empressent, mais il les calme depuis son jardinet.

— Non, laissez, les gars ! C’est une blague qu’on se fait entre nous.

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