CHAPITRE SUPRÊME

Au diable le changement de société. Achille a ressorti sa vieille Rolls et son vieux chauffeur pour aller présenter ses condoléances à la famille de Véra. Il m’a prié de l’accompagner et je me retrouve dans le solennel véhicule qui sent la vieille Angleterre.

Bourru jusqu’alors, tant que nous nous trouvions dans ses locaux, Pépère se détend, une fois dans son carrosse.

— Dure affaire, commente-t-il ; on y aura laissé des plumes, mais elle valait des sacrifices.

Je soupire.

— Si je m’en réfère aux déclarations des quelques membres qui se sont laissés aller aux confidences, il existe d’autres installations style Malaga de par le monde.

— Quel est votre siège ? demande tout à trac le Vénérable.

Je lui répondrais bien une couennerie, style : « un fauteuil Voltaire ou un strapontin au Paramount », mais il n’a pas l’esprit de l’escalier, ni même celui de l’ascenseur.

— Selon les conclusions qu’on peut tirer de tout ça, monsieur le directeur (dans la Rolls il n’est plus question de l’appeler Achille), il semblerait que plus une organisation de ce style est vaste, plus elle est faillible. Les conjurés ne sont pas tous de la même trempe. Tant qu’elle est mue par des fanatiques, elle reste inébranlable, mais dès que, pour des nécessités techniques, l’on doit recruter de la main-d’œuvre extérieure, les liens du fagot cassent et les branchages se dispersent.

Le Vieux apprécie. Il aime bien les métaphores redondantes, et plus elles sont tarabiscotées, plus il mouille fort.

Il sort de son veston noir, coupé impec, un portefeuille de croco made by Cartier et y prend un feuillet étroit lesté d’une liste de noms.

— On devrait se faire une petite récapitulation analytique, décide Monseigneur the Big.

— Bonne idée, patron.

— Il est intéressant de situer chacun des personnages qui sont intervenus chronologiquement, en fonction de ce que nous avons pu apprendre d’eux.

Je souris.

— Me permettriez-vous d’être moins strict et de laisser aller mon imagination, patron ? Parfois, l’instinct d’un flic vaut mieux qu’un indice et il existe une sorte de bourse aux hypothèses où l’on peut enrichir son capital vérité !

Alors, là, il biche le vieux Trésor. Une phrase pareille, il la griffonne rapidos au dos de son papelard, afin de la replacer dare-dare dans une converse mondaine.

— Allez-y, mon garçon, je vous sais très intuitif. Tenez, je commence par le début : Kaufmann. C’est quoi, en réalité, Kaufmann, ça va où ? Ça débouche sur quoi ?

Je ferme les yeux et renverse ma nuque sur le velours monarchique de la Rolls Royce.

— Un grand patron de la C.I.A. se sentait trahi. Il l’était par sa bonne femme mais ne s’en avisait pas et suspectait ses collaborateurs. C’est humain. Averti qu’un grand bidule se préparait, il a foutu Sliffer sur le coup. Mais il a fait surveiller ce dernier pas l’ancien général d’aviation Bob Landon, l’un de ses adjoints. Pourquoi ? Parce que Sliffer venait de lier connaissance avec une jolie petite poulette prénommée Emily. Landon a enquêté sur cette fille et ce qu’il a appris ne le satisfaisait pas. Alors, Kaufmann a frappé un grand coup : il nous a chargés de kidnapper son agent et de le questionner « gentiment ». A cela deux raisons : il voulait s’assurer que Sliffer tenait sa langue et voir si sa jeune amie allait tenter de le récupérer, ce qui fut fait dans les conditions que nous savons. Fort de cette découverte, Kaufmann, assisté de Bob Landon, a dû vouloir passer à l’action directe, mais on lui a réglé son compte.

La Rolls roule lentement dans le flot compact. Le chauffeur anglais, chenu, vermoulu, osseux, aigu, compassé, drive sans paraître s’en apercevoir. Du moment qu’il est au volant de sa chaise à porteurs, il ignore le restant de l’humanité.

Le vieux regarde sa liste.

— Cette Emily ?

— D’origine allemande, ex-recrue de la Bande à Bader, passée depuis la mort de celui-ci dans les rangs de l’organisation « Mise à Feu », car tel était son nom de code.

— La cage à oiseaux ?

Je branle le chef.

— Je vous l’ai dit, elle contenait le détonateur absolu pour le grand déclenchement. La tête de l’organisation se trouve en Hollande. Lorsque le lancement des engins fut décidé, on chargea un messager de la convoyer jusqu’à Malaga, mais celui-ci fut abattu dans un parking et on lui subtilisa la cage.

— Qui ?

— C’est là que j’ai ma petite idée, patron.

— J’ai hâte de la connaître.

— Pour installer un pareil fourbi sur le littoral espagnol, les gars de « Mise à Feu » avaient besoin d’un soutien puissant. Ils l’ont trouvé en la personne de Paco Tojero, un roi de la pègre ibérique qui a vu là un moyen d’éponger d’énormes capitaux sentant le pétrole. Mais ce caïd, s’il entendait piquer un maximum de fric aux révolutionnaires, ne voulait par pour autant mettre le monde à feu et à sang. Voilà pourquoi il a dépêché deux de ses hommes pour intercepter la cage.

— Que faisaient ces types chez Doña Kasompez Consigno ?

— Cette chère poivrote avait été la maîtresse de Paco Tojero, avant de sombrer dans la picole, et le truand se servait de son hôtel particulier, à l’occasion.

— Comment se fait-il que cette personne vous ait contacté ?

Je savais que la question viendrait sur le tapis.

— Avant de quitter l’Espagne, je suis allé la voir à l’hôpital de Marbella. Quelle n’a pas été ma stupeur de reconnaître en elle, une fois débarrassée du maquillage et de la perruque dont on l’avait affublée, une ancienne dame réputée, qui enchantait les séjours à Paris des personnages officiels, voici vingt ans. Je l’avais quelque peu pratiquée pour des raisons plus ou moins professionnelles.

— C’était une belle affaire ? questionne Achille, tout de suite intéressé.

— Excellente, monsieur le directeur. Elle s’était fait une spécialisation étonnante dans le vibromasseur ; la chose devait la conduire à un riche mariage. Elle se trouvait au bar de mon hôtel lorsque j’y suis descendu ; m’ayant aperçu, elle a décidé de me demander aide et assistance, car elle commençait à chocotter sérieusement avec ses malfrats espagos. Ils ont eu vent de son initiative et ont agi en conséquence. Seulement, à peine étions-nous à pied d’œuvre qu’on nous observait à la loupe, les uns et les autres. Car les conjurés de l’organisation « Mise à Feu » se trouvaient en état d’alerte, sur le pied de guerre, quoi. C’est, indirectement, grâce à moi qu’ils ont pu remettre la main sur la fameuse cage.

— Le Noir ?

— Walter Equal ? Le plus futé de nous tous, patron. Il savait à quoi s’en tenir sur la mère Kaufmann et mon petit doigt m’affirme qu’il brûlait singulièrement et n’était pas loin de démasquer l’organisation.

— Votre Paco Tojero ?

— S’est débrouillé pour conserver le nez propre. Les maisons servant de P.C. de lancement appartiennent à des hommes de paille qui les ont louées en bonne et due forme à de riches Arabes ; on ne lui peut rien. Les témoins gênants sont morts, comme il est d’usage.

— Sacrée affaire ! dit le Vieux.

Il a à peine le temps d’achever sa phrase que son chauffeur pile à mort. Un choc. Mou. Un hurlement.

Je me hausse pour regarder. Et que vois-je ? Un chien qui s’enfuit en jappant de douleur, et puis César Pinaud, planté au bord du trottoir, le Parisien Libéré d’une main, une laisse terminée par un collier de l’autre, blafard et claquant du dentier.

— Mon Dieu ! Vous avez failli écraser l’officier de police Pinaud ! dis-je au chauffeur.

Le vieux débris objecte :

— Mister Pinaud a voulu traverser d’une façon très imprévisible, monsieur. Il est vrai que si on lit le journal on ne peut voir survenir une Rolls Royce, son moteur ne faisant aucun bruit.

Je descends.

Le Blafard est abasourdi de me voir.

— J’ai bien failli y passer, dit-il. En tout cas, mon chien a été touché. Il s’est dégagé de son collier, regarde.

— J’ignorais que tu eusses un clébard, César.

— C’est celui du gars qu’on gardait au pavillon. J’y suis retourné pour mettre de l’ordre, et le chien attendait devant la grille, alors je l’ai adopté. Où est-il allé, maintenant ?

— Trêve de billevesées, nous repartons, oui ? lance depuis son carrosse notre auguste Auguste.

Pinuche est là, encore flageolant, tout contrit d’avoir perdu son cador d’adoption. Il tournique le collier dans ses doigts.

Et puis moi, j’aperçois quelque chose de plutôt curieux. A l’intérieur dudit collier, court une fermeture Éclair très mince. Si tu l’actionnes, tu découvres que le collier constitue une espèce de réceptacle à l’intérieur duquel se trouve une bande d’étoffe étroite couverte d’une écriture violette. Je lis : « Malaga-Marbella, Le Pirée », et d’autres noms, en Amérique du Sud, au Canada, en Nouvelle-Zélande…

Je roule la bande d’étoffe autour de mon doigt et la glisse dans la poche supérieure de mon veston.

— Ne bouge pas d’ici, la Pine, il reviendra sûrement, ton clébard. C’est le genre fidèle : je meurs ou je m’attache.

Puis je rejoins le boss.

— Je crois que cet intermède n’aura pas été inutile, monsieur le directeur. Il ne manquait qu’une intervention du hasard, dans cette affaire, pour qu’elle soit une véritable histoire.

— Parlez clair, mon vieux, le langage sibyllin, c’est pour les longues soirées d’hiver au coin du feu.

Je lui propose le ruban d’étoffe roulé et qui déjà se déroule.

— Tout me porte à croire que vous trouverez là-dessus la liste des différents points du monde où l’organisation « Mise à Feu » a établi ses rampes de lancement sous-marines.

Vous savez que cet Antony Sliffer était soit une supercrapule, soit un agent surdoué ?

Mais quelle importance, désormais, puisqu’il est mort ?

Superbe FIN
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