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Véra écrit sur le beau papier faussement Renaissance de l’établissement, dans la lumière opaline d’une grosse lampe ventrue.

Elle vient m’accueillir dans un peignoir de bain de couleur parme, en tissu-éponge, très simple. Quand on est choucarde comme elle, pas besoin de savants déshabillés ; il faut aller au plus simple, laisser chanter le corps.

Tu m’imagines lui sautant dessus d’autor, comme sur n’importe quelle gracieuse, toi ? Tu me plais, j’arrive, où sont tes trésors ? Ah ! les voici ! Miam-miam, y a bon Banania ! Sans blague !

— Vous rédigiez ? je lui demande.

— J’écrivais à papa ; depuis son veuvage, je lui écris tous les jours lorsque je suis en voyage.

— Bel exemple d’amour filial ; je connais la question.

Je vais m’asseoir au bout de la pièce.

— Ça vous ennuierait de continuer pendant que je vous contemple ?

Elle a l’élégance de ne pas s’étonner.

— J’espère que votre regard ne me paralysera pas trop.

Et la v’là qui se remet à gentiller avec son dabe, nani nanère : Marbella, les délices du Fuente enchanteur…

De mon côté, je me laisse fasciner par ses formes que le méchant peignoir ne parvient pas à gommer, par la couleur de ses cheveux, le chuchotement râpeux de son stylo sur le beau papelard ; Jean Passe et Démayeurs, ces aimables associés me tiennent compagnie.

« Je navigue sur la gondole du désir », comme l’écrivait l’autre jour, M. Jean-François Revel dans l’Humanité Dimanche. « Convoiter, c’est le préambule somptueux de l’amour », ajoutait-il, et comme il avait raison !

La lumière délicate crée un envoûtement. Il est onze heures dix. Vais-je me rendre au rendez-vous de Mister « X », à minuit, docteur Schweitzer ? (Ou docteur Mabuse ?) Un épais brouillard automnal flotte sur cette sombre affaire, plus emmêlée que les trente-six participants d’une partouze géante. Quel entrelacs de points d’interrogation, Seigneur ! On pourrait en faire un lustre de préfecture, pour peu qu’on les équipe d’ampoules. Moi, j’avais un bon pote, c’était sa marotte : confectionner des lampes. Il pillait le B.H.V. et transformait tout en loupiotes, cézig : les bouteilles, évidemment, les fers à repasser, les instruments de musique, les appareils orthopédiques. On a fini par lui offrir une cure de sommeil dans une clinique exprès quand il a voulu transformer son beau-père, grand invalide de guerre, en lampadaire de salon.

Bon, et si je commençais à m’approcher de Véra ? Oh ! puis, attends, j’ai mieux. Les enfants sont pieutés, on peut donner libre cours, ou bien ? T’es sûr ? Parce que tu connais mon esprit rigoriste, hein ? L’enfilade sauvage, certes, et comment, bravo ! Mais dans l’honneur, le cul et la dignité !

Pendant qu’elle narre à son cher papa veuf, je me dessape en un tourne tu sais quoi ? Non, pas en un tourne-disque, en un tournemain, que bien des cons écrivent « tour de main » !

Une fois à loilpé, le perchoir à perroquet formant toise, je reprends ma place sur la canne à pêche, je veux dire sur le canapé.

Véra finit sa gentille babille par une pâquerette piquée dans un cœur autour duquel elle écrit « Véra à son Daddy ». Et voilà, se retourne.

Elle a un de ces selfs, mon pote ! Pas le moindre sourcillage en me découvrant nu comme un vers d’Albert Samain.

Sans mot piper, elle se lève, dénoue la ceinture du peignoir. Poum ! Attention, les yeux ! Ce carrosse, Monseigneur ! Des seins comme j’ignorassais qu’il en existassât. M’emmerde pas en me suppliant de te les décrire ! Impossible ! Ils sont deux, mais restent uniques ! Le modelé ! La vigueur, la couleur, le crénelage, les mamelons ! Même un Anglais banderait en les apercevant. Alors, tu penses ! Les cuisses constituent également une complète réussite du genre féminin. Quant à la case trésor, ben mon vieux ! tu parles d’une choucroute ! Elle échevèle, dans les blonds cendrés à reflets d’or. La motte en grain de café, comme j’aime. Et c’est encore mieux que du Jacques Favre, le pauvre, qu’envoie des gonziers partout à travers le monde des studios, choisir des grains ultra-formides, quitte à vexer le brave Sancho qui croyait les siens de feurste couality, ce nœud.

Ayant procédé comme je viens de le dire, elle s’assoit à son tour et nous voilà, chacun à une extrémité de la pièce, qu’on se regarde, le bas-ventre grouillant d’arrière-pensées, tu t’en doutes, mais se piquant au jeu, soucieux de prolonger le plaisir.

Et la sonnerie du biniou vibrionne. Saloperie noire ! Le téléphone, tu me la copieras. Toujours, dans les cas d’intimité, à briser le cristal de l’instant. La môme se décide à la troisième stridence. Elle va décrocher. Son déplacement me paie de ma déconvenue. D’autant qu’elle s’installe en position de yoga pour répondre, le lotus ou une connerie du genre je crois qu’on appelle. Pour lors, il est impossible d’attendre ! Je vais à elle en rampant sur le tapis blanc, moelleux comme une chanson de Julot Iglaireux, dit Trempe-culottes.

A la converse, je pige que c’est le Vieux qui la turlute. L’Achille s’en ressent pour une battue dans la broussaille d’or de son frifri, à Véra, et l’entreprend en termes veloutés, circonspects et un tantisoit archaïques, dirait M. Roccard.

Elle rebuffe délicatement, pas le fâcher. Une visite, pour bavarder ? Non, de grâce, Achille, ce voyage m’a brisé. Juste un instant ? Elle lui supplie de remettre au surlendemain ce qu’elle ne veut pas faire du tout. Tu vois radiner le Déplumé en ce moment, qu’on est là, nous deux, sur le tapis, sans un fil de fringue, moi, lui décroisant les gambettes pour avoir l’accès à la voie sur berges ?

Le vieux fripon égosille à propos de la nuit andalouse qui lui démantèle le circuit. Vague à l’âme. Il se ferait guitariste si besoin, Chilou. Danserait le fandango, jouerait des castagnettes avec ses burnes.

Elle lui demande de ne pas insister. S’il lui plaît ? Mais la question est un sultan ! Ça n’a rien à voir, ce penchant qu’elle a pour lui, et sa grande fatigue. Elle allait déjà dormir. Elle…

Moi, j’ai dégauchi la pose idéale. Je me rappelle pas si elle figure dans le Kama-sutra, mais j’en doute. J’ai glissé ma tête au plus intime de sa merveilleuse personne. Elle s’est prêtée au jeu en se soulevant légèrement. Dès lors je lui entreprends un air d’harmonica-à-la-renverse qui ferait fureur sur la scène de l’Olympia. Chevalier de la menteuse, Tonio, c’est connu. Je suis docteur honoris caudal de la faculté d’Embroque de Bouffémon, je tiens à le rappeler, et président donneur des cacheteurs d’enveloppes grand format (médaille d’or, dans la discipline rabat gommé triangulaire, et d’argent dans celle du rabat adhésif horizontal).

Un grand coup de tyrolienne fureteuse pour reconnaître le parcours. Déjà elle vibre. C’est un violon, son sexe, à cette délicate enfant. Je délimite le terrain d’action, m’arrange pour respirer de profil, pas risquer la panne d’oxygène en plein solo de lape et suce linguae.

« Ne trouvez pas outrecuidante mon insistance, chère petite Véra, mais je me trouve dans un tel état que me recevoir dix secondes relève de la plus élémentaire charité », continue le Dirlo.

Véra bredouille un « Nnnon nnnnoooooon » qui dérape en plainte. Achille, en bon mâle, donc en bon con, ne doute pas qu’il lui fasse de l’effet. « Alors, c’est accordé, rayonnante petite fille, vous permettez à votre soupirant de… »

Elle permet plus, Véra, elle râle de plaisir. Faut dire que j’ai mis en route mon opération ventilo, la vraie ravageante. Ma sublime amie trémousse du fion sur mon physique de théâtre. Elle peut plus se contrôler. Elle pousse un grand cri annonciateur. Puis elle fait : « Vouhha que c’est bon ! Encore, Angkor, en corps, en cor, en Corée ! » Moi je la grume en trombe, la langue omniprésente, répondant à tous les appels d’urgence à la fois. Ça la rend folle. D’ailleurs elle le crie que c’est fou ! C’est bien la preuve, non ? Fou ou ou ! Fou !

Elle a largué le combiné. J’ai près de mon oreille la voix alarmée du Vieux qui dit « Ma petite fille ! Voyons ! Je ne pensais pas que je vous affolais à ce point ! Calmez-vous ! Je me rendais bien compte que vous étiez excitée par mon regard, ma voix, mes pressions de main, mais de là à déclencher l’orgasme par téléphone… »

« Oui ! Ouiiiii ! » égosille la Merveilleuse. « Ouiiii, je veux ! Je veux ! Tout ! C’est bon ! Encore ! » et autres affirmations de ce gracieux style. « Je t’adore ! Tu es un dieu », elle me félicite même !

Achille bavoche des :

— Mais, ma petite Véra ; vous vous pâmez ! Vous vous pâmez, ma parole ! Seigneur, il suffit de trois mots de moi pour vous conduire au septième ciel.

« Ainsi donc, je vous fais jouir à distance ! Mais c’est l’apothéose de ma carrière de séducteur. Don Juan, Casanova eux-mêmes n’ont jamais provoqué téléphoniquement l’orgasme d’une femme ! Vous m’en voyez comblé ! Heureux ! Fier, j’ose le dire. Oui, oui, très vaniteux d’un pareil succès. Jouissez, ma chère enfant, jouissez tout votre comptant pendant que je vous parle puisque ma voix bouleverse à ce point vos sens ! »

La môme, bien que n’écoutant plus, ne se le fait pas dire deux fois. « Ce pied, Badame », comme disait notre pauvre grand (homme : 55, cheveux en long, 8). La clameur ! Elle peut pas réfréner. Tu te croirais au Parc, quand les Français en marquent un. Et c’est pas de la poudre aux yeux ! Pour rien au monde je voudrais choquer, mais rappelle-toi qu’elle abonde dans ses sens, Véra. Et dans les miens ! Elle a un rugissement de lionne, ou un feulement de tigresse, faudra que je prête davantage l’oreille à la prochaine séance ; puis s’abat en avant sur la moquette.

— Inouï, inouï ! Inoubliable ! bavoche le Vieux. Je suis comblé ! Merci !

— Y a pas de quoi, ne puis-je me retenir de lui dire avant de raccrocher.


Il est minuit moins des lorsque je rallie mon appartement très voisin de celui de ma belle.

Elle a eu droit, ceci pour la minuscule Histoire, à deux autres panards grand veneur, exécutés sur des instruments différents, car je suis, nul n’en ignore plus, l’homme-orchestre de la lonche. Aussi, est-ce une femme ravagée par l’amour et ses dérivés que je confie au sommeil.

Tout de suite, je suis frappé par le clignotant lumineux de mon turlu, signalant qu’un appel d’urgence m’est lancé. Je compose le numéro du concierge, lequel m’annonce que mon taxi est là depuis vingt minutes.

— Quel taxi ? mitonné-je. Je n’en ai pas commandé.

— Un instant, je vous prie.

J’entends jacasser dans la langue de Cervantès (en Angleterre on dit « dans la langue de Shakespeare » ; en Italie, « dans celle du Dante » ; en Allemagne, « dans celle de Goethe » ; en France, « dans celle de San-Antonio », etc.).

— Il paraît que vous êtes attendu dans la vieille ville, señor, finit par me déclarer l’homme aux clés d’or dont la parole l’est également.

Moi, inutile de te le réaffirmer, je ne mets jamais longtemps à prendre une décision.

— Excusez, j’avais oublié. Dites-lui que j’arrive.

Et bon, me voilà de nouveau sur le sentier enchanteur, à l’exotisme un tantisoit bidon, je finis par me dire, avec ces plantations élaborées, ces spots jaunes, ces cascades artificielles.

Devant la porte du Fuente, un gros mec attend, en devisant avec un portier de nuit. L’air bon bougre. Il est vêtu d’un futal noir, d’un tricot de grosse laine beige ravaudé aux coudes, et coiffé d’un kebour indécis ressortissant de la marine fluviale ou de l’infanterie coloniale espagnoles. Il fume une grosse cigarette jaune dont la fumée pue des pieds. Sur le terre-plein, son bahut somnole dans une déglingue latine et rien qu’à le voir, j’éprouve déjà l’effondrement de sa banquette dans mes miches.

En m’apercevant, il jette son clope, réalisant illico que je suis le señor qui.

Sans un mot, je grimpe. La banquette s’effondre un peu plus bas que prévu, l’un des ressorts meurtrissant ma fesse droite. Le taxidriver lance un salut au portier. Visiblement, les deux hommes se connaissent et se pratiquent, ce qui indique bien que mon chauffeur est un vrai taxi.

— Qui vous a demandé de venir me chercher ? questionné-je.

— Un serveur de l’El Chibro, señor. Il m’a même remis cent pesetas.

Son honnêteté l’ennoblit et je vois d’ailleurs briller une auréole autour de son képi civilo-militaro-espagnol.

Il ne faut pas longtemps pour se rendre du Fuente à la ville. L’ancienne cité, comme toutes les parties anciennes des agglomérations se situe sur une hauteur, à gauche de Marbella en allant sur Malaga.

Des venelles pittoresques, où se dressent encore çà et là des maisons typiques : façades blanches, grilles en fer forgé aux fenêtres, portes à caissons, guili-guili-guili.

Des airs de guitare s’étirent dans la fraîcheur nocturne. On voit briller des loupiotes de couleur à l’entrée des bars. C’est plein de gens pas pressés de se pieuter qui discutent le bout de gras sur les seuils. Des gamins chahutent, des putes putassent, et des marchands de n’importe quoi harcèlent les touristes en goguette.

Le bahut stoppe à l’orée d’une placette à pavés ronds, au centre de laquelle une fontaine ouvragée donne aux passants envie de pisser. Quelques arbres l’agrémentent. On avise des boîtes, devant lesquelles des aboyeurs n’aboient pas, battant la semelle tristement, dans leurs livrées hétéroclites.

Mon chauffeur me désigne une porte très vétuste au bas d’un court escalier :

El Chibro, señor !

L’enseigne peinte sur la façade représente un chibro du dix-septième, de toute beauté, avec une tête de hidalgo (et je ne parle pas de mon copain Alfred Hidalgo, journaliste quelque part dans les Afriques).

Je carme le pilote d’élite, malgré les cent pesetas qui lui furent votées, et je me rends droit à la boîte. Je suis comme le mari de la mère Plexe. Qui diantre ? Comment ? Pourquoi ? Mystère et castagnettes ! On me sait ici. On veut me voir. Punto à la ligne ! Alors, d’accord, très bien, Sana ne se défile pas, sauf au 14 Juillet, lorsqu’il marche en tête des troupes de police devant la tribune officielle, là que tant et tant de gens indispensables se trouvent réunis.

La porte du bar s’ouvre dès que je m’engage dans l’escadrin, car un préposé guigne l’arrivée du chaland nonchalant. Je pénètre dans une salle basse, éclairée seulement par des chandeliers. Les murs sont décorés d’emblèmes tauromachiques, et aussi de chibros de toutes tailles et de toutes origines.

Dans le fond, il y a un brin d’estrade où deux vieux guitaristes guitarent avec application, tandis qu’une danseuse andalouse fait onduler ses froufrous pourpres en tapant dans ses mains et claquant des talons, olé !

La salle est à demi vide, ou à demi pleine, selon qu’on est pessimiste ou optimiste, comme je dis souvent. Clientèle composite. Il y a du touriste teuton, blond et luisant, dodu, bièreux. Et aussi de l’indigène : bourgeois andalous de sortie, venus écluser un godet entre amigos. Un loufiat saboulé en toréador cradingue me guide à une table vide après m’avoir demandé si j’étais seul, ce qui pourtant me paraissait plutôt évident.

Bon, je confie ma partie pile à une banquette garnie de coussins secs comme des biscuits mais plus durs, et je commande un xérès, vu qu’il vaut toujours mieux consommer les produits de la ferme.

Les quatre bougies fichées dans mon chandelier de fer forgé me chauffent le visage.

J’examine les lieux, observant la faune, à défaut de flore, laquelle est toujours plus jolie. D’instinct, je cherche un homme seul : « M. X », mais il n’y a pas d’homme seul, de femme non plus. La plus petite tablée, excepté la mienne, se réduit en un couple d’amoureux, des Belges, qui se bouffent la gueule à salive que veux-tu, excités par la musique ibérique.

Le xérès est exquis. La danseuse espanche file un dernier coup de ses gros talons presque orthopédiques sur le plancher de l’estrade et se laisse applaudir. Une personne dodue. Les Espinglettes, tu noteras que la paella et la tortilla carbonisent leur ligne. Toutes jeunes encore, elles se bichent des tours de taille de chanoine flamand, laquelle Flandre fut occupée par l’Espagne, tu te rappelles : je t’avais appris la nouvelle l’année dernière à Marienbad ?

Contente de son succès, cette trépignante s’avance dans la salle, souriant aux uns, aux autres et à moi-même pour finir.

— Puis-je m’asseoir à votre table, señor ? elle me demande avec beaucoup de classe.

Mon premier mouvement serait de refus, si le second n’était d’acceptation car j’ai horreur de refuser ma table à une dame, et puis aussi parce qu’il n’est pas exclu que ce soit cette vaillante croupionneuse qui ait à me causer, après tout.

Je me soulève, le temps qu’elle prenne place.

— Que puis-je vous offrir, señora ? m’empressé-je.

D’ordinaire, les entraîneuses se lancent dans le coûteux pour faire cracher le clille : champ’ ou cocktail.

— Je prendrai la même chose que vous, señor.

Elle étale son abat-jour à volants multiples et superposés autour de ses jambes croisées. Elle dégage une forte odeur de brune, d’Espagnole et de danseuse. Béru reniflerait madame, il fumerait des naseaux, ce pauvre biquet qui est en train de se remettre de sa fâcheuse inhalation à l’hosto de Marbella.

— Vous êtes francés ? questionne la belle danseuse en mettant un peu de poudre par-dessus sa barbe, car les dames espagnoles n’ont pas besoin d’être travelos pour devoir se raser tous les dimanches matin avant la grand-messe.

— Oui, je le suis, du pôle Sud au pôle Nord, jolie señorita si brune quand luit sur la plaza, la lune, réponds-je à la dame farineuse.

J’attends qu’elle m’entreprenne sur le quelque chose de mystérieux qui devrait m’échoir céans, mais elle se lance sur un tout autre sujet.

— J’imagine que vous seriez curieux de connaître l’amour andalou ? elle m’interroge en me brûlant le pourpoint par inadvertance.

— Ce serait mon rêve le plus fou, avoué-je.

— Je peux vous initier, affirme-t-elle en me souriant à pleine pâte, vu qu’elle manie le rouge à lèvres avec une truelle.

— Confiez-moi votre catalogue, je l’étudierai à tête reposée, promets-je.

Elle fronce ses beaux sourcils pompidoliens.

— J’ai un ravissant studio à deux rues d’ici.

— J’en suis heureux pour vous. Tout joyau a droit à l’écrin qu’il mérite.

— Je serais heureuse de vous en faire les honneurs, señor.

— Ce sera pour mon prochain voyage, la remercié-je ; dans l’immédiat, j’ai les glandes essorées.

Elle hoche la tête, vide son godet de xérès et se lève.

— Dommage, j’aurais aimé vous compter parmi mes amis, soupire la dame à l’huile d’olive dénaturée.

— Chère grande artiste ès castagnettes, lui réponds-je, on peut devenir l’ami d’une jolie femme sans poser son pantalon.

Elle hausse imperceptiblement ses grasses épaules de charcutière en préméno et disparaît.

Pour moi, l’attente commence.

Comme au bout d’un quart d’heure rien ne s’est produit, je hèle le loufiat, car les serveurs sont un dans cet établissement, le reste du personnel étant féminin du fait de la grosse vachasse qui débarrasse et nettoie les tables après usage.

Le garçon s’amène.

— Servez-moi la même chose, sollicité-je de son extrême bienveillance. Et puis dites-moi…

Señor ?

— N’êtes-vous pas allé commander un taxi pour le compte d’un client du Fuente ?

Il semble plutôt surpris.

— Mais oui, en effet.

— Je suis ce client.

— Ah ! très bien.

— Où se trouve la personne qui vous a chargé de cette course ?

— Mais… elle a commandé par téléphone, señor.

— Vous avez donné cent pesetas au chauffeur ?

— Oui, pourquoi ?

— Vous n’avez pas donné de l’argent pour le compte de quelqu’un que vous ne connaissez pas. On n’accorde pas de crédit à une voix anonyme au téléphone.

— Mais, je connais la personne, señor.

— Pourquoi ne me le disiez-vous pas ?

— Parce que vous ne me l’avez pas demandé.

— De qui s’agit-il ?

Doña Kasompez Consigno.

— Je ne connais pas cette dame.

— Elle est veuve. C’est une Française qui a épousé un diplomate de l’ancien régime, assassiné l’an dernier.

— Vous la connaissez bien ?

— Elle vient plusieurs fois par semaine vider une bouteille de bordeaux.

— Seule ?

— Parfois elle se fait des connaissances ici.

— Vous ne l’avez pas vue, ce soir ?

— Pas encore, mais elle passera probablement puisqu’elle vous a envoyé chercher.

— Où demeure-t-elle ?

— Au bout de la rue, une très ancienne maison qui fait l’angle, il y a un balcon de bois tout autour et la porte est particulièrement belle, elle est représentée sur des cartes postales de Marbella.

Je le remercie d’un billet qu’il enfouille avec gravité.

— Comment se fait-il qu’elle vous charge de fréter un taxi, elle ne peut donc pas le faire par téléphone ?

— A cette heure, il est rare que ça réponde à la station.

Je poireaute encore un chouïa, puis, comme la situasse demeure inchangée, je me dis que je vais aller voir la dame chez elle.

Tu ne ferais pas pareil à ma place, avoue ?


La demeure de Doña Kasompez Consigno est un pur chef-d’œuvre de l’époque Renaissance espagnole gaufrée. Je te la décris pas parce que tu t’en branles, toi y a que le cul qui t’intéresse. Tu parles d’abord, tu penses après, mais jamais à ce que tu viens de dire. Aucune importance, je te prends tel que tu es, avec ton absence de qualités et tes défauts. Chacun a les siens, pas vrai, l’artiste ?

Qu’il te suffise donc de savoir que, ayant admiré, moi l’esthète (à claques), cet incomparable joyau de l’architecture espingouine, je me décide d’y sonner.

Il y a de la lumière derrière les volets clos, et pourtant on ne vient pas me délourder. J’insiste, de façon de plus en plus pressante, mais en vin, en pain, en pan y vino. Casse la tienne : j’utilise mon sésame. La serrure vénérable est si sommaire que même toi tu es plus compliqué qu’elle ; je l’ouvrirais, cette grosse bébête, avec un cure-dent, voire un ticket de métro.

J’entre dans un bocal… Qu’est-ce que je déconne, moi j’entre dans un beau hall ; vaste, carrelé de tomettes vétustes, avec les murs crépis de blanc et cirés, des tableaux, des meubles fumants qui feraient saliver Nicole et Madeleine, mes deux chéries antiquaires du Paradou. Une galerie n’ayant aucun rapport, même sexuel, avec Lafayette, surplombe le hall. Un escalier aux balustres polychromes y conduit.

Hola ! exclamé-je, comme on m’a dit de le faire dans les auberges espagnols lorsque le tavernier tarde à se présenter. Hola ! Y a-t-il (et Vilaine) quelqu’un ?

Nobody answerant, je reprends, trois tons plus haut et une mesure plus loin :

— Madame Kasompez Consigno !

Un bruit enfin se produit à l’étage.

Quelque part, hors champ, une porte s’ouvre, un pas glissant s’approche et je vois surgir une vieillerie plus ancienne que la maison elle-même, de vilain noir pendant vêtue, noir cafard, noir deuil, noir noir. L’apparissante tient à la fois de la duègne, de la religieuse (j’irai en bouffer une tout de suite après que j’aurai fini ce bouquin à la con) et de la chaisière rance.

— Qu’est-ce que c’est ? elle demande d’un ton que, ben mon vieux, je ne voudrais pas avoir un aspirateur ou une assurance vie à lui proposer.

— Je voudrais rencontrer la señora Kasompez Consigno pour une affaire de la plus vive importance !

— C’est impossible, grince la girouette déguisée en duègne, Doña Kasompez est au plus mal.

— C’est-à-dire ?

— Elle vient d’avoir une crise cardiaque, le docteur est à son chevet.

— Puis-je la voir néanmoins ?

— Vous n’y pensez pas ! De quel droit ?

— Je vais vous expliquer, déclaré-je péremptoirement en gravissant en trois enjambées l’escalier.

La vieillarde garde ses bras croisés. Elle a l’air vachement hostile sous son étrange bonnet noir formant cornette plus ou moins. Me darde de ses vilains yeux sans mansuétude ni strabisme.

— Je suis un haut fonctionnaire français, lui déclaré-je en lui montrant ma brème. La señora Kasompez Consigno a fait appel à moi dans la soirée et m’avait donné rendez-vous. J’ai des craintes pour sa santé. Je veux savoir si cette crise cardiaque est naturelle ou… provoquée.

— Qu’allez-vous imaginer ! égosille la madame en noir.

— Qui êtes-vous ? coupé-je.

— Sa camériste.

Mince, elle fait dans l’austérité, la veuve diplomatique. Avoir à son service un catafalque pareil, c’est pas la joie !

— Je ne partirai pas d’ici sans l’avoir vue et parlé à son médecin.

Son regard est maintenant comme les pointes de deux banderilles. Tellement charbonneux que si je fumais, il s’enflammerait.

— Si je n’ai pas satisfaction, enchaîné-je au point de croix, j’irai à la police faire part de mes doutes.

La vacharde renifle.

— Je vais voir ! dit-elle.

Elle gagne le fond du couloir et disparaît dans une pièce dont elle ne referme pas la porte complètement, si bien que j’y fonce sur la pointe des pinceaux, tu te doutes et coule un z’aeil suave à l’intérieur. Belle chambre, pompeuse, alourdie de tentures. Le docteur se tient assis sur le lit et contemple sa patiente que, de ce fait, je ne peux voir. La duègne lui gazouille mes exigences à l’oreille. Il lui répond à voix basse. Elle ressort et me fait signe d’entrer. Le médecin est un jeune mec portant de grosses lunettes d’écaille. Pourquoi son physique me rappelle-t-il confusément quelqu’un ? Qui ? Impossible de me souvenir. Probablement l’ai-je aperçu au Fuente dans la soirée ?

Je le salue et m’approche du lit.

— C’est grave, docteur ?

— Assez pour que je demande son transport en clinique.

— Infarctus ?

— Non, ça.

Il me désigne deux bouteilles de scotch à peu près vides. L’une a roulé sur le tapis, l’autre est couchée sur la table de nuit.

— Coma éthylique ?

— Exact.

— Elle buvait tant que ça ? demandé-je à la camériste, laquelle est encore plus noire que sa patronne, noire comme la Sainte Inquisition.

— Hélas, répond la dame.

Je me rappelle ce qu’a déclaré le garçon de l’El Chibro « Elle se torche une boutanche de bordeaux au bar »…

La Doña Kasompez-j’sais-plus-où a les yeux révulsés, les lèvres retroussées, le souffle court.

Une sacrée tronche de poivrote, je dois en convenir. Elle n’a pas besoin de se farder : la couperose s’en est chargée une fois pour toutes. Tuméfiée par l’alcool, la pauvre. Boursouflée, rêche, moche à hurler au clair de lune. Elle porte une robe de lainage malpropre, constellée de taches pas encourageantes. Des mi-bas tire-bouchonnés (pour une ivrognesse, ça s’impose) s’arrêtent aux mollets bleuis par une mauvaise circulation. La vraie épave !

— Je voudrais vous poser certaines questions, madame, dis-je à la vieille.

— De quel droit ?

— Il ne s’agit pas de droit, mais je…

— Vous reviendrez demain, vous devez comprendre que j’ai d’autres occupations en ce moment.

C’est sans jambages, sans ambages non plus. Force m’est de m’incliner.

— Je descends téléphoner à l’hôpital, annonce le docteur.

Il se casse.

La chambre pue l’alcool. Et puis une odeur plus subtile et plus désagréable de femme seule. Ici, tout est luxueux, tout est noble ; chaque meuble vaut son paquet de pesetas. Il y a des statues un peu partout : en bois, en pierre, cela va du XIIIe au XVIIe siècle, lequel commençait déjà à merder sérieusement. Un grand désordre rompt l’harmonie de l’endroit. De même que les rideaux qui aprofusionnent, les housses des sièges. Entre les bras d’un fauteuil, j’avise une cage à oiseaux. Vide.

Je la désigne à la vieillarde :

— Il s’est envolé ?

— Il est mort la semaine dernière. Elle a eu beaucoup de chagrin, c’était un oiseau parleur.

— Il parlait en quelle langue ?

— En français ; elle est française, elle aussi.

J’opine, donc je suis. Et même qu’à force d’opiner on devient plusieurs.

— A quelle heure puis-je vous rencontrer demain ?

— Quand il vous plaira, je ne bouge pas d’ici.

Elle semble s’être radoucie quelque peu.

Je la salue. Elle me raccompagne sans mot dire. Dans le hall, le docteur explique à l’hôpital qu’il faut réserver une chambre seule, et se préparer à un lavage d’estomac, et puis encore des trucs médicaux.


Me revoici dans la rue. Le vent s’est levé et agite les branchages persistants des grands massifs de la placette. Je me sens tout contrit. Je foutrique, ce qui n’est pas mon genre. Je marche mollement, traînant une impression bizarre, inconfortable. Pourquoi cette pocharde m’a-t-elle contacté ? Et, l’ayant fait, pourquoi s’est-elle shootée au scotch ?

Je me retourne. La vieille est embusquée à une fenêtre du premier, elle me regarde partir. Vite elle retire sa frime impossible, mais j’ai eu le temps de la retapisser et je lui adresse un signe.

Mon lutin personnel, celui qui vigile pendant que je roule (des mécaniques) allume le bleu dans mon cervelet, ce qui, suivant nos conventions, signifie que je suis en train de déconner. Quand il met le rouge, ça veut dire danger, naturellement. En quoi déconné-je ?

Je cherche ardemment en redescendant vers El Chibro où je compte m’en jeter un de mieux et bavasser encore avec le loufiat.

« De la discussion jaillit la lumière », a écrit je me rappelle plus quel sombre con, alors que la discussion complique tout, embrouille tout et se révèle source d’incommunicabilité. Le silence, un regard, des larmes, oui, ça, bravo ! La voici, la véritable éloquence. Mais jacter ! Patati, patata, mon cul ! Lui demander quoi que je ne sache déjà ?

S’il arrive à la mère Kasompez Consigno de se pinter au whisky, alors que, selon ses affirmations, elle s’extasie au bordeaux ! Je connais parfaitement les ivrognes de chez nous, et je sais que chacun a sa spécialité. Il y a les buveurs de pinard, les buveurs d’alcool, les buveurs de bière. Rarement ils se livrent à des mélanges. Le buveur de vin, surtout, fait peu d’incursions dans le scotch ou la vodka.

Et puis quoi d’autre encore ? Le feu bleu de mon sub clignote comme un gyrophare d’ambulance. Quoi d’autre ? Qu’est-ce qui m’a troublé ? Choqué, même ? L’impression d’avoir déjà aperçu le docteur « ailleurs » ? Peut-être, mais il y a encore plus traumatisant… Oh ! oui, Seigneur, je ne pensais qu’à cela sans m’en rendre compte ! Le train qui t’en cache un autre. Un trouble vaporeux me masquait le nuage épais. La cage à oiseaux vide ! Au Charles V, l’autre après-midi ! Ces deux types qui se pointaient en tenant une cage vide. Pas une cage, cette cage. Je la reconnais : blanche, avec un dôme vaguement byzantin. Et vide ! Et le docteur que je viens de larguer était l’un des deux gonziers !

Pas de doute ! Bravo, l’Antonio, ça c’est du chou ! Comme service après-vente, tu dérisionnes Darty !

Alors, quoi ? Demi-tour ? N’oublie pas qu’on t’observe depuis la maison. S’ils te voient radiner, tu risques de tomber sur une noce (ou un os, au choix). De plus je n’ai pas d’arme à ma disposition, ayant dû prendre l’avion. Prévenir les archers ? Pour leur dire quoi ? C’est pas un délit de trimbaler une cage à oiseaux vide, de France en Espagne. Et puis, je ne suis pas infaillible, je dis toujours, avec modestie, car je pense volontiers le contraire.

J’adresse une supplique à sainte Félicie, patronne de ma vénérée mère, lui demande un bon conseil. De là-haut elle a une vue d’ensemble sur le dilemme, non ?

Tu sais ce qu’elle me répond ?

De faire rapidement le tour du pâté de maisons et de revenir m’embusquer à l’autre angle de la demeure afin d’observer les agissements du docteur.

Bon, moi, confiant, je lui obéis. Sitôt hors de vue, je me mets à galoper, enquille la première calle à droite, puis ensuite la seconde à droite, et encore la troisième à droite. Coudes aux hanches, en avant toute, sans me soucier des gens grouillassant dans le quartier. Je manque renverser la señora Van Kohnasse, une Hollandaise de soixante-deux ans, dont le mari possède une usine de chocolat et qui est mère de cinq enfants et d’un fibrome, tous bien mariés (sauf le fibrome qui est encore célibataire). Je ne m’excuse pas afin d’économiser ma respiration et elle m’engueule en batave, ce qui reste sans conséquence vu que seuls les gus qui demeurent au-dessous du niveau de la mer comprennent ce bas patois.

La poitrine en feu, le guignol en chamade et la limace détrempée, j’atteins l’angle de la fastueuse maison des Kasompez Consigno. N’ai plus qu’à attendre, à moins que le médecin se soit taillé dans l’intervalo, comme on dit ici. Mais j’ai fait si vite que la chose m’étonnerait. Je me carre dans une encoignure. Le vent souffle de plus en plus fort, en tourbillons brutaux qui malmènent les vieux volets. Si au moins Béru était là ! Je gamberge pour tromper la tante. Evoquant le cul princier de Véra, le chien-chien enrubanné de la mère Kaufmann, les lunettes cerclées d’or de Walter Equal, et les phalanges (nous sommes en Espagne, je te prie de ne pas l’oublier) d’airain de Bob Landon. Je me fends la pipe un bref instant en réminisçant (néologisme m’obligeant à affubler d’une imbécile cédille le « c » de réminiscence, mais on ne fait pas d’homme laid sans se casser les deux) le père Achille mouillant dans ses hardes parce qu’il s’imaginait pâmer la sublime Véra de ses bavasseries turpides et sénilantes.

Et soudain un bruit grinçant. Un rectangle de lumière sur la chaussée délicatement pavée. La porte de cette admirable baraque s’ouvre pour livrer passage, comme écrivent les confrères surdoués, à deux hommes : le docteur et un autre type plus âgé ; en qui je reconnais spontanément la duègne de tout à l’heure. Plus d’erreur, il s’agit bien de l’étrange tandem du Charles Cinq.

Détail important entre tous : ils emportent la cage à oiseaux vide ; et si après cela tu ne trouves pas ce bouquin passionnant de la tête aux pieds, c’est que tu n’as quitté Proust que pour sauter sur Robbe-Grillet, parce que enfin, merde, excepté l’annuaire des téléphones que toutes les couches de la société lisent et relisent presque quotidiennement, je ne connais rien de plus riche en péripéties que ce book, je te le dis comme je l’écris : une main sur le cœur, l’autre sur la braguette.

Le hasard veut qu’ils se dirigent carrément vers moi. Je me rencogne le plus possible, ce qui n’empêche (à la ligne) qu’ils m’avisent lorsqu’ils parviennent à ma hauteur.

Ils se cabrent comme deux chèvres.

Le plus âgé murmure entre ses dents :

— Tu es décidément trop curieux, connard !

En français.

Il amorce un geste. Mais sa réflexion m’a déjà mis en état de mobilisation générale et je me décrète l’état d’urgence. Tu connais ma manchette infernale ? Comment ! Je t’en ai pas encore parlé ? T’auras oublié ! Je l’exécute en deux temps. Préliminaire : un coup de pied de semonce dans les roustons c’est le mieux, mais là je ne dispose pas de suffisamment de recul, alors je lui satonne le tibia. Il grimace, ça le paralyse un instant. C’est la fraction de temps mort que je mets à pertes et profits pour l’assaisonner en lui expédiant le tranchant de ma droite sur la glotte. Ça craque. Il se met à tibuter (il n’a plus assez de conscience pour tituber, tout se brouille) et finit par s’acagnarder au mur. Il serait temps que je m’occupe du numéro deux.

Seulement, lui aussi a des réflexes. De sa paluche libre (il tient la cage de l’autre), le gentil docteur me braque sur l’abdomen une seringue étrangère à ce bon M. Pravaz.

— Fais pas le samouraï, flic ! me conseille-t-il. Autrement je te transperce.

— J’ai une assurance A.G.F., réponds-je.

— En ce cas, l’heureux bénéficiaire est en passe de toucher le paquet, assure le gonzier.

Il demande à la duègne :

— Tu te remets ?

L’autre remue la tête.

— On retourne dans la maison ! décide le brillant praticien.

Un groupe de touristes se pointe en rigolant : des Teutons, tu peux y compter, ça pue déjà la cerveza.

J’ai dû marquer un certain soulagement, car mon braqueur murmure :

— Pavoise pas, flic. Si je t’alignais devant ces tronches, pas un ne lèverait le petit doigt, et ils m’allumeraient même mon cigare si je leur demandais du feu !

La duègne s’est reprise. Un second pétard brille entre ses doigts. Les touristes passent. Moi je vais trépasser, comme disent ceux qui font de vrais jeux de mots.

Bon, il faut se soumettre ou se démettre, qu’ajouteraient les mêmes gens d’esprit.

La maison du retour écœurant.

La porte obéit au passe du docteur.

— Vous faites également dans la serrurerie ? lui demandé-je.

— Et idem dans l’équarrissage, assure le dangereux garçon.

Ils n’avaient pas éteint les loupiotes en partant. Ça brille tout azimut.

— L’office ! ordonne laconiquement le plus âgé.

Le toubib dépose la cage à oiseaux sur une ravissante table aux pieds tournés. Puis les deux me canalisent en direction des communs, eût écrit la mère Rostopchine.

L’office est voûté et dispose d’une monumentale cheminée encombrée de chaudrons, crémaillères, landiers, bassinoires de cuivre et autres bricoles faisant le bonheur des antiquaires de nationales.

Au centre, une table de travail, massive comme un billot de boucher.

— Couche-toi là-dessus ! ordonne le docteur.

— J’espère que vos intentions sont pures ? plaisanté-je.

— Rassure-toi, quand on se fait un flic, c’est avec un flingue.

Je m’installe sur la table. Le plafond en ogive est très beau. Par contre, ça sent le remugle. Moi, cette baraque, je l’habiterais volontiers avec Félicie, le petit Antoine et un gros chat castré à gueule de chanoine qui ronronnerait près de la cheminée dans laquelle je ferais du feu. Tiens, c’serait poilant, m’man et moi en Espagne ! Castagnettes et toros ! Olé !

— Il faut des cordes, dit le vieux.

Le toubib grimace.

— Prends mon feu et garde tes distances, t’as vu qu’il est coriace ?

Il sort. On entend résonner son pas dans la grande maison. En haut, la dame Kasompez Consigno valdingue toujours dans l’inconscience. S’ils lui ont fait ingurgiter deux bouteilles de gnole, elle ne s’en remettra pas. L’ex-duègne me toise d’un œil cruel, méfiant et revanchard.

— Je te réserve une petite séance à ma façon, promet-il.

— Le salut de l’homme est dans le pardon des offenses, mon frère, lui dis-je. Abandonnez tout ressentiment et vous connaîtrez la paix de l’âme.

— Rigole bien, l’ami, rigole pendant que tu peux encore le faire.

— Vous pensez sincèrement me mettre à mal ?

— On n’est pas allés te chercher, mon pote ; quand on fourre son nez dans les affaires des autres, faut s’attendre à être mouché.

Une galopade retentit.

Le second glandu se pointe, sans corde mais avec l’air affolé.

— La cage, bordel ! La cage ! il glapit.

— Quoi, la cage ? demande le plus vioque.

— Où l’as-tu mise ?

— Dans l’entrée, sur une table.

— Elle y est plus !

— Qu’est-ce que tu déconnes ?

— Va voir !

Le vilain cruel fonce précipitamment. Dans son affolement, il est sorti en conservant les deux pétards. Donc, tu tires les conclusions, non ? Pardon ? Ben, oui, tu penses ! D’une détente je bondis de la table sur lui. Le léopard affamé ne se jette pas plus impétueusement sur une porte phacochère boiteuse. Il se prend ma tronche sur la tempe, et de hun ! Secundo, je lui vrille mon poing gauche dans son foie droit (ou d’oie). Tertiaire, il se biche ma droite au menton, voltige en arrière, et va se péter la coquille contre un chenet chenu de la cheminée, que ça représentait un sphinx accroupi. Il devient aussi pensif que cette bestiole, le regard fixé sur la lampe accrochée au plaftard, écarquillé de partout, y compris du cervelet, ce nœud !

Loin de lui porter aide et assistance, j’empare un énorme tisonnier de fer à manche de laiton ouvragé et fonce m’embusquer derrière la porte.

Pas long à attendre. Le vieux se pointe, plus surexcité que cent morpions dans la culotte d’Elisabeth II. Il entre en trombe. Avise son pote, s’arrête, prend mon tisonnier sur la calotte glaciaire et Saint-Phalle, je veux dire : et s’affale.

Ne me reste qu’à ramasser les deux pétards.

Ce dont je.

La baraka m’interprète le grand air de « T’as du pot, l’Antonio », acte trois, verset six. Boudi, ce qu’il fait bon régner sur sa vie !

Je palpe la poitrine du toubib : naze !

Puis, celle de la fausse duègne : ça bat, mais si mon pote, l’horloger Piaget ne vendait que des mouvements aussi pécloteurs, il devrait aller pêcher la moule dans le Léman.

Seconde opération : la foufouille de ces messieurs. Papiers, siouplaît ! Ils ont sur eux des passeports espingos, mais je sais que c’est des fafs bidons, car ces vilains sont français, hélas pour le standing de notre glorieuse nation.

Je les abandonne pour porter secours à Mme Kasompez Machin.

Nota : Il est exact que la cage ne se trouve plus sur la jolie table ancienne.

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