— Moi, j’sus cont’ le non-sens, décrète Béru, ainsi j’pigerai jamais pourquoi tout un chacun te d’mande pour qui est-ce tu votes, et que l’jour d’l’érection, tu dusses passer à l’isolateur avant d’aller aux burnes.
Enrichi par sa pensée, il laisse aller sa tête sur les amortisseurs arrière de son cou généreux. Un rot discret lui vient, qu’il abandonne à la félicité du moment. Exhalaison riche en vapeurs somptueuses et qui rappelle à notre bon souvenir une soupe de poissons indicible, un gigot à l’ail terriblement aillé, et les splendeurs vénérables d’un armagnac classé monument historique.
— Tu as donné à manger au chien ? questionne César Pinaud, de sa frêle voix un tantisoit catarrheuse.
— J’lu ai acheté une boîte de « Glouton-Médor » qu’était de feurste coualiti, rassure Béru. Les clebs, d’nos jours, on les mouche pas du coude. Pour un peu j’lu en laissais pas, au sectaire irlandais.
L’homme de Gros-Magnum sourit.
— Chez nous, à Saint-Locdu, les cadors finissaient nos restes, et comme y en restait rarement, des restes, ils avaient droit à un coup de sabot dans l’train. Autre étang autres nurses comme on dit.
Il prend son Opinel sur la table, essuie la lame graisseuse à son pantalon, puis utilise la pointe de ladite pour faire un peu de ménage côté râtelier.
Le maître d’hôtel, affolé, vient lui apporter un fagot de cure-dents. Béru lui sourit.
— Merci, l’homme, fait-il ; j’m’en servirai pour fumer mes Voltigeurs.
Et il empoche la totalité de ces délicats objets.
Il nous explique :
— L’ennui du cigare, c’est qu’ça déforme les lèvres. Moi, j’leur plante un cure-chailles dans les miches et j’peux fumer sans m’arrêter de causer.
— On y va ? demande Pinaud qui profite de ce qu’il a la bouche ouverte pour bâiller.
— On peut !
Je file ma brème de l’American au pingouin. Pinaud se lève en déclarant à l’assistance qu’il va uriner. Toujours très poli, l’Ancêtre. Jamais tu ne l’entendras dire qu’il licebroque, lancequine, ou va faire pleurer le môme, voire simplement qu’il gaule ; Pinaud urine, verbe et fonction qui m’ont toujours débecté car je trouve à l’un et à l’autre un côté hospitalier. Pour moi, on n’urine que dans un hôpital, partout ailleurs on pisse !
Nous l’attendons sans trop morfondre. Quand il revient, tout le devant de son futiau est mouillé. Bérurier note le fait et le déplore.
— V’là qu’i s’pisse parmi, doré de l’avant, l’Ancêtre ! Va faudre qu’il va s’faire éplucher la prostate à brève déchéance, sinon il est bonnard pour s’équiper d’couches-culottes !
Nous taillons la route.
Pas loin.
L’Auberge des Trois Sapins, ainsi enseignée parce que deux conifères miséreux (le troisième est mort d’un con de tomobiliste qui avait vidé un restant de bidon d’essence dans son bac) attendent Noël devant la lourde, pour se refaire une santé illusoire à renfort d’ampoules multicolores ; l’Auberge des Trois Sapins, reprends-je, n’est distante que de cent onze mètres virgule vingt-trois de la maisonnette de meulière où nous avons élu domicile à l’unanimité. Modeste crèche de quatre ou cinq pièces, et qui sent le triste.
Le setter irlandais qui commence à nous connaître, fouette de la queue en nous retrouvant. Au début, il faisait la gueule à Bérurier, mais comme notre pote s’occupe de sa boufferie, il a fini par conclure avec lui un animal agreement.
Au premier étage, il est une chambre très sobre, aux volets fermés, chichement meublée entre autres d’un lit de fer, dit lit-cage, et tu vas voir qu’il mérite parfaitement son nom lorsque je t’apprends que le client uppercuté au bistrot par le faux loufiat Alexandre y gît dans une camisole de force de la bonne époque, en dure toile monacale. Son regard bleu suit la marche harassée d’un insecte neutre au plafond.
Mathias, le rouquin savant comme un sage, se balance à son chevet sur une chaise de paille grinçante.
Du regard il m’indique que « rien de nouveau ».
— Va déjeuner, lui conseillé-je.
Bérurier d’ajouter :
— J’te recommande le gigot av’c le gratin dauphinois.
Mister le Rouillé remercie d’un hochement et file.
— Vous devriez descendre faire une belote, conseillé-je à mes deux adjoints disjoints.
— Moi, ce serait plutôt un p’tit somme, assure Pinuche.
Bérurier questionne :
— T’as pas b’soin de ma pomme ?
— Pas pour le moment.
— En c’cas, j’vais r’tourner déj’ner av’c Mathias, qu’on peut pas laisser jaffer seulabre, c’est trop triste.
Guilleret, il ajoute :
— On a bien fait d’venir usiner dans c’coinceteau peinard, loin des masses immédiates toujours à l’affût de nos activances !
Et il repart pour un tour, balançant avant de s’éclipser un vent de belle facture, aux sonorités cuivrées, puissant comme la trompe d’un tournoi invitant Henri II à mourir à l’œil.
Bientôt, les ronflements de Pinuche me parviennent de l’étage inférieur, avec des ratés et des poussées de régime, kif les moulins des vieux Bréguet.
Je biche sur la table un vieil hebdo que ça représente M. François Mitterrand en train de faire le président de la République et le compucte, ou pulse, avec intérêt, car il est toujours instructif de relire des revues datant de plusieurs mois, cela permet de comprendre que rien n’a beaucoup d’importance, qu’un clou chasse l’autre et que le temps est une fieffée salope de haute dégueulasserie, capable de tout, y compris de nous tuer.
Maintenant, que je te cause.
Cela fait trois jours que nous avons kidnappé le monsieur aux cheveux gris. J’emploie le verbe àlaconesque kidnapper, persiste et signe, car c’est bien d’un enlèvement pur et simple qu’il s’est agi. Ordre d’en haut, tu t’en gaffes. Mission plus que délicate. Assez insolite, tu ne crois pas ? Je revois le Dabe, dans son bureau, en compagnie d’un personnage mal fagoté qui ressemblait à un petit tailleur juif de Brooklyn et dont il paraissait faire grand cas. Un tout petit bonhomme, avec un nez énorme, des cheveux châtain-roux, raréfiés, un regard vaguement implorant. Il portait un costume gris très clair, fripé, une chemise lie-de-vin, une cravate jaunasse. Sa pochette imprimée, énorme, pendait comme un matelas à une fenêtre.
« — Voici San-Antonio, le superman de mes services, mister Kaufmann ; je le crois tout à fait apte à assumer cette opération. »
Le visiteur me regarda comme si j’étais une bagnole d’occasion qu’on lui proposait d’acheter ; puis me sourit avec quelque bienveillance.
« — Hello ! »
Comprenant qu’il souhaitait engager la conversation, je lui répondis « Hello », sur un ton moins enjoué mais plein de sous-entendus.
Ensuite, Kaufmann me demanda avec inquiétude si tout allait bien pour moi. Je lui rétorquai que ça carburait à peu près, ayant une mère affectionnée, la santé, et une belle bite avec plein de jolies filles à mettre autour.
Qu’ensuite, semblant satisfait de ma prestation, il me présenta une photo de service anthropométrique, face et profil (celle de l’homme aux cheveux gris).
« — 118 rue Lauriston, me dit-il, Paris, l’homme se nomme Antony Sliffer. Il se promène avec un grand chien roux et se prétend agent de la Picture-Vision d’Hollywood. »
« — Et ailleurs, quel est son nom ? »
« — Aucune importance. »
Ainsi renseigné, j’attendis la suite.
Elle vint.
« — Ce gars est un coriace, enchaîna Kaufmann. Il est capable de tout endurer sans broncher, quand je dis “tout”, je parle des pires sévices. »
« — Sympa ; ensuite ? »
« — Le jeu consiste à vous assurer de lui habilement, car il doit être très surveillé, et à lui faire avouer ce qu’il est venu faire à Paris. »
« — Et s’il n’avoue pas, votre coriace ? »
« — Vous le relâcherez au bout de huit jours. »
« — Et s’il avoue ? »
« — Vous le relâcherez tout de suite après. »
« — C’est tout ? »
« — C’est tout. »
« — Nous avons droit à quel seuil de tolérance pour obtenir l’aveu en question ? »
« — A tout sauf à l’incapacité totale. Il doit pouvoir rentrer à pied chez lui à la fin de l’expérience. »
« — Le sérum de vérité ? »
« — Si ça vous amuse, mais il le supporte comme vous un verre de Coca. »
« — Le courant lumière ? »
« — Il l’a déjà subi à plusieurs reprises, sans broncher. »
« — La baignoire ? »
Kaufmann haussa les épaules, impatienté, et se tourna vers le dirlo :
« — Votre superman fait dans le classique, bougonna-t-il. Vous m’aviez promis un homme inventif, du jamais vu. »
Le Tondu rougit d’humiliation.
« — San-Antonio plaisante, il fait la check-list des babioles pour déblayer le terrain ; mais je suis persuadé qu’il mènera à bien cette opération. »
Garrotté dans la camisole, Sliffer est perdu en contemplation. Trois jours qu’il se trouve là, emmailloté, sans manger ni boire, faisant ses besoins sous lui. Depuis qu’il est sous notre coupe, comme disait ma tante Melba, nous ne lui avons pas adressé la parole une seule fois. Trois jours, deux nuits. Il faut tenir ! Pour ma part, en qualité de bourreau, je suis plutôt mal dans ma peau et plus encore dans ma conscience.
Car le prisonnier endure un calvaire. Tu t’imagines, toi, l’aminche, bloqué tel un tas de linge sale, assoiffé, affamé, engourdi, baignant dans tes déjections ? Nous nous relayons pour être là au cas où il flancherait, manière de recueillir ses paroles. Mais motus ! On ne s’est rien bonni. Je me suis même abstenu de lui expliquer ce que nous attendions de lui. Cela aussi fait partie de la torture. Un type prévenu peut s’armer, il se cuirasse. Sliffer est kidnappé, à merci, en ignorant pourquoi et quels sont nos desseins.
Les heures, les jours s’écoulent, rendant sa situation intolérable. Machiavélique, hein ? J’ai honte ! Même dans un bouquin, ça me fait honte. J’aurais dû faire paysagiste. Sculpter la nature, c’est ce qu’il y a de plus beau ; romancier, merci bien, surtout romancier populaire. On recueille que sarcasmes et récriminances. Y en a toujours trop ou pas suffisamment, selon le tempérament du lecteur. On te reproche de scabrer, d’être sadique, ou alors de manquer d’imaginance ; parfois aussi de bâcler. Moi, j’en ai rencontré qui me vitupéraient comme quoi j’œuvrais trop beaucoup littéraire, me reprochaient mes digressions d’en ce moment, rapport que ça leur cassait les couilles de s’écarter un instant de l’action pour vagabonder dans des sentiers bordés d’aubépines en fleur, pines en fleur, pines en fleur, pines en fleur, tsoin, tsoin !
Allez, viens, va !
Sliffer a une faculté d’abstraction stupéfiante. Il a dû potasser la philosophie hindoue, ce mec. Enfin, l’une des, car y en a plusieurs de rechange. Il a le secret pour être là et ailleurs simultanément. Je le défrime sans parvenir à me forger une opinion sur l’homme. C’est quoi, ce pèlerin ? Il vient d’où ? Va où ? Pourquoi Kaufmann m’a-t-il enjoint de le remettre en circulation après cette dure séance ? Il aurait, a prétendu le petit homme déplumé, subi déjà des interrogatoires « pressants », à grand spectacle. En quelles occases ?
Je descends jusqu’à Pinuche endormi dans un fauteuil Arouet, les jambes sur une chaise complémentaire.
Il est attendrissant dans l’abandon du sommeil, Baderne-Baderne. Chez certains oiseleurs en déconfiture, tu trouves, au fond d’une cage sanieuse, quelque vieux merle déplumé et plus ou moins agonisant, engoncé dans son plumage clairsemé, l’œil clos, les ailes tombantes. Eh bien, Pinuche, c’est pile cette image. Le col de son lardeusse remonte plus haut que les oreilles, cependant que le bord de son chapeau descend plus bas que le nez. Il a la tête penchée, la paupière fripée, les bras pendants. On s’aperçoit que les semelles de ses godasses sont trouées. Ses poches débordent. Un cache-nez en sort, pareil à une mue de serpent abandonnée par son locataire.
Je le secoue sans brusquerie. Il soulève ses stores vénitiens, me constate et me sourit aussitôt. Cher brave homme, va !
— Il a parlé ? demande-t-il en regardant le plafond.
— Toujours pas. J’aimerais t’envoyer sur le sentier de la guerre, César.
— C’est-à-dire ?
— J’éprouve le besoin de posséder un petit papier du bonhomme. On me l’a désigné, on m’a dit de lui faire préciser ses intentions, mais on s’est abstenu soigneusement de m’affranchir sur sa personne, ce qui n’est pas très délicat. J’aimerais savoir un peu d’où il vient, depuis combien de temps il est à Paris, bref, un maxi. Toi qui es un maître ès fouille-merde, tâche donc de m’obtenir un bout de curriculum.
Docile, la Vieillasse s’arrache, remet en place son fagot d’os, rajuste pardingue et bitos, bâille sans décrocher son râtelier noirci sous le harnois et demande :
— Quelle est son adresse ?
Je la lui communique et il s’en va. Des feuilles mortes emportées par le vent aigre s’engouffrent dans le pavillon au moment où il délourde.
Il fait froid dans cette baraque. Elle appartient à un parent de Bérurier, établi au Maroc, et qui lui en a confié les clés. Inhabitée depuis plus d’un an, elle entre en déglinguerie ; le chauffage électrique est insuffisant et elle se met, de la cave au grenier, à puer la joueuse d’harmonium.
J’aurais dû me pourvoir d’un transistor. Comme musique, je n’ai que celle de la bise et le bruit des volets mal assurés clapotant contre la façade. Ambiance morose, à la limite du lugubre, avec ce type inconnu, en haut, ficelé et prostré.
Je guigne le fauteuil abandonné par Pinuche. La viduité momentanée de mon existence m’accable. Je m’accommode (Louis XV) mal de ne rien foutre, et attendre m’est parfois insupportable. Alors quoi, dormir ?
La sieste digestive ?
Je me dépose entre les bras rembourrés du siège. Mes pieds vont tout seuls à la chaise. Je ferme mes yeux ensorceleurs, qui tant ont suractivé de glandes féminines.
Mais la pionce ne vient pas. J’ai grande envie de déclarer forfait, de tout envoyer chez Plumzingue. Ce genre de boulot n’est pas à ma mesure. C’est de la besogne de gestapiste, décidément. Dès le retour de Mathias et du Gros, j’irai tuber au Vieux que je crie pouce et qu’il me trouve un remplaçant.
Fort de cette confortante décision, je me sens mieux. Et voilà qu’on frappe à la porte. Ce ne peuvent être mes scouts de France, vu qu’ils sont en pleine jaffe. Le toc-toc est du genre poli, rien de comminatoire. Néanmoins avant de déponner, je vais filer un coup de saveur par la fenêtre. J’avise une demoiselle sur le perron, très very bioutifoule à première vue, dans un manteau de lynx. N’écoutant que mon émoi, je cours lui ouvrir. C’est pas une pin-up, mais une jeune fille d’environ dix-neuf ans, d’un châtain à reflets cuivrés, à la peau ambrée constellée de taches de rousseur. Elle est à peine fardée : un soupçon de rouge à lèvres et point c’est tout. Bon, probable qu’elle quête pour la paroisse, non ? Ou bien qu’elle est en panne avec sa R 5 Le Car et réclame de l’assistance ? Moi, je me dis ça. Mais je peux me gourer. Il m’est déjà arrivé de me tromper, et même de tromper les autres ; je peux te signaler une centaine de maris qui te le confirmeront.
Je souris à l’arrivante, mais elle arbore, comme on dit en vraie littérature passée à la peau de chamois, un visage soucieux, et j’ajouterai même, sans supplément de prix, crispé.
— Mademoiselle ?
Et tu sais quoi ?
Je te le donne pas en mille, mais entier :
— Je suis Emily Sliffer, et je viens chercher mon père, elle me virgule en pleine poire.
Le Sana, tu le connais ? Pas fastoche à décontenancer. Pourtant, dans le cas présent, son self-control prend de la gîte.
La gosse exprime dans un français corrèque, mais avec un fort accent anglo-saxon. Elle a des yeux changeants, gorge-de-pigeon, tu sais ? Tantôt bleus, tantôt verts, selon la lumière qui les frappe.
Mon hébétude est splendide. Je m’affublerais d’un nez qui s’allume et d’une perruque à toupet giratoire, je pulvériserais les records de clownerie.
— Vous venez chercher qui ça ? bafouillé-je.
— Mon père, Antony Sliffer.
Je m’arrange pour reprendre une contenance potable.
— Vous êtes ici chez Lucien Lordurier, ajouté-je.
D’un haussement d’épaules elle me signifie qu’elle s’en fout un tantinet que la masure appartienne à Lordurier ou au prince de Rogne, pardon : de Galles !
Ma pensée retrouve une vitesse de croisière décente (de police). En un éclair (tu me pardonneras la platitude de l’expression, je t’ai habitué à mieux, mais on vit des temps de restriction), je pige le parti qu’il me serait possible de tirer de la situation. Si Emily est réellement la fifille au mec du haut, tu parles d’un moyen de pression (et surtout d’oppression) pour l’inciter aux confidences !
Mais ce serait abject, hein, tu penses.
— Quelle drôle d’idée de venir frapper à cette porte ! poursuis-je.
Elle a l’air franchement désemparée, cette gosse. J’en suis retourné comme un fonctionnaire de l’ancienne majorité passé à la nouvelle.
— Comment se fait-il que vous veniez ici ? demandé-je.
— J’ai reçu un appel téléphonique anonyme.
— Comment ça ?
— Mon père a disparu depuis trois jours. J’étais morte d’inquiétude. Ce matin, quelqu’un m’a téléphoné pour me signaler qu’il se trouvait dans cette maison.
Elle plonge ses fabuleux yeux dans les fabuleux miens.
— C’est vrai, n’est-ce pas ?
— Folie ! exclamé-je. Folie !
Qu’à cet instant solennel et épiscopal, v’là-t-il pas le cor de setter irlandais qui débaroule l’escadrin en jappant de joie et se met à faire mille grâces à la gosse, merde ! J’ai l’air finaud, mézigue !
— Sexy ! elle irradie, la miss ! Oh ! my dear Sexy !
Que cette fois : dans le cul la balayette, mon Tonio, t’es feinté de première.
— Je suis trop bon avec les animaux, soupiré-je, ça me perdra. Venez !
Elle entre, je lourde. La drive au first floor ! Quand elle aperçoit son vieux saucissonné dans la camisole, elle pousse un grand cri et se jette sur lui.
— Daddy ! Oh ! daddy !
Bon, la séance lacrymale, mon gars ! Bisouille, étreinte, t’es là, j’sus là, je t’aime ! J’en ai l’alarme à l’œil.
Sliffer se laisse gnougnouter.
Ma pomme, je m’avance, décidé. Clic ! Je passe une menotte au poignet droit de la petite, engage la chaînette nickelée entre les barreaux du lit de fer, et clac ! emprisonne son poignet gauche.
— Comme cela, dis-je, j’en ai deux pour le même prix.
Elle s’est laissé enchaîner sans comprendre. Tu ne peux pas te figurer ce qu’elle est choucarde, la pauvrette, dans son manteau de fille à papa, si gracieuse et innocente, avec cette horrible ferraille aux avant-bras.
— Daddy ! Mais qui est cet homme ? lui questionne-t-elle en anglais décomposé depuis la traversée du Mayflower.
Alors, pour la première fois, l’homme aux cheveux gris parle. J’avais pas encore perçu le son de sa voix, et j’en éprouve comme du soulagement. Dans le fond, à ce vilain jeu de l’endurance, c’était plutôt Bibi qui flanchait.
— Un policier français, dit-il.
— Mais pourquoi te tient-il enfermé dans cette maison isolée, il n’a pas le droit ?
— Non, il n’a pas le droit.
Et puis il la boucle de nouveau. La mômaque se tourne vers moi. Pour me donner une contenance, je lui avance un siège. Elle s’assoit.
— Que voulez-vous à mon père ? demande-t-elle.
Je me dis que les brèmes viennent d’être redistribuées. La nouvelle donne est-elle meilleure que la première ? Cela dépendra de la manière dont je jouerai.
Le moment n’est-il pas venu d’écarter un peu le rideau ?
— Nous attendons simplement qu’il nous dise ce qu’il est venu faire à Paris !
Emily égosille :
— Mais moi je peux vous le dire, il…
Je l’interromps :
— Il est agent de la Picture-Vision, ça je le sais.
— Eh bien, alors ?
— Alors rien, mademoiselle Sliffer. Je ne parle pas boulot avec les jeunes filles. Vous avez eu tort de venir ici. Nous vous laissions en dehors de ce problème, mais puisque vous êtes parmi nous, vous allez y rester.
Pour la première fois, je m’adresse à mon prisonnier :
— Même régime que pour vous, Sliffer, la camisole en moins.
Voilà, décision adoptée à l’unanimité, mon colonel. Une saloperie, quand tu choisis de la commettre, il faut y aller carrément, comme lorsque tu arraches un pansement : rrran ! Ensuite, il s’agit de l’accepter. C’est plus long, plus difficile, mais le temps arrive à bout de tout, je te répète, y compris des pires remords.
Bon. Donc j’ai en ma possession le père et la fille. Du coup, quelque chose me dit, en voyant ces deux-là, la manière qu’ils se regardent, que mon affaire est en bonne voie maintenant. Daddy flanchera lorsque la mignonne Emily criera famine ou demandera plus humblement à faire pipi et qu’elle devra se lâcher sous elle. Daddy est père, c’est le défaut de sa cuirasse. Il l’ignorait donc, mister Kaufmann ? Pourtant il semblait chiément rencardé sur le bonhomme.
A présent, je me permets de la gamberge relaxe. Qui a prévenu la gosse de l’endroit où se trouvait son vieux ? Le petit tailleur de Brooklyn m’avait dit que Sliffer était un type très surveillé. Quelqu’un a donc suivi le déroulement du kidnapping. Donc, quelqu’un est là, dans les parages, qui nous observe. Il va falloir aviser.
Je vais ouvrir les volets de la chambre. L’automne est là, jaune et orangé, avec plein de gris par-derrière. La petite voiture d’Emily stationne devant le pavillon. A gauche, à droite, la route est vide. En face, il y a un grand champ qu’un paysan est occupé à « puriner », juché sur un engin jaune et vert. L’odeur âcre me parvient malgré la fenêtre fermée. Dans la chambre, c’est Sliffer qui pue. Il a été contraint « d’aller du corps », comme disait une femme de ménage à Félicie, qui se nourrissait de pruneaux, ayant des réticences pernicieuses de la boyasse. D’ailleurs elle a fini par claquer du crabe, à force de constipation intraitable, Mme Croupion ; une grosse. Ça défèque, en général, les gros. Eh ben, pas elle. Et puis elle est morte de sa mal chiance, au bout du compte.
Et qu’est-ce que ça peut fiche, hein ? Crever de ça ou d’autre chose. Elle le disait elle-même, étant riche en aphorismes : « Quand y faut y aller, faut y aller ! »
Et alors donc, ça pue. Ça pue dehors, ça pue dedans, ça pue jusque dans mon âme. Trop facile d’exécuter des salopiades sous prétexte que ce sont les ordres ! Enchaîne-t-on des gens qu’on ne connaît pas pour les plonger dans le dénuement ?
La raison d’État, dis, fume !
Ils sont silencieux, tous les deux. Le père et la fille. Elle, bon chic bon genre. Tout juste jolie, mais plaisante. Lui, un jules ! Pas du mecton qui se rend à merci.
Je passe dans la salle de bains du pavillon. Sommaire. Appareillage de mauvaise qualité. Du papier résistant à l’humidité sur les murs, dans les tons bleu Air France. Je fais couler un bain : l’eau chaude fonctionne. Et puis quand le bain est tiré, il faut le boire ! Alors je vais rejoindre mes deux « invités », et voilà que je déligote papa.
— Allez vous réparer, monsieur Sliffer, la baignoire est un peu rouillée aux entournures, mais c’est son contenu le plus important.
Il reste un moment pétrifié, archinoué des articulances, le dabe ; puis commence à développer un bras, ensuite une jambe, en retenant des cris de souffrance. Je l’aide à se mettre debout. Il doit s’appuyer à tout ce qui est fixe pour pouvoir se déplacer. En crapotant, il atteint la salle de bains. Lorsqu’il s’y trouve, je reviens délivrer Emily. Elle semble ne pas bien piger.
— On déménage ? demande-t-elle.
— Je vous libère.
— Mon père également ?
— Oui.
Sans doute croit-elle à quelque ruse car elle reste sans expression.
— Vous l’emmènerez bouffer dare-dare, il est resté à la diète pendant les trois jours.
— C’est honteux !
Voilà le remerciement. Mais je ne me fâche pas.
— Je suis d’accord, c’est honteux.
— Vous nous relâchez vraiment ?
— Ça vous étonne ?
— De toute manière, je ne comprends rien à cette histoire.
— Confidence pour confidence, moi non plus, ma poule. Je fais un métier qui a sa grandeur, certes, mais également ses bassesses.
Les joyeux pinsonnets du dimanche se la radinent en concassant l’escalier. Bérurier fredonne les Matelassiers, preuve qu’il en a une petite secouée dans le carburo.
Il paraît et sourcille en apercevant Emily à la place de Sliffer.
Le Rouquin se pointe à son tour et me vote quelques mimiques légèrement plus discrètes, mais marquées de la même incompréhension.
— Mademoiselle est la fille de notre pensionnaire, expliqué-je. Elle est venue chercher son papa, quelqu’un lui ayant donné l’adresse de sa résidence.
— Et il est où est-ce ? demande Béru.
— Il fait une chose qui ne t’est plus arrivée depuis le jour où tu as dû enjamber le parapet d’un pont pour échapper à des poursuivants coriaces : il se baigne.
Sa Majesté grumelle, expectore, en garde pour ravaler et murmure :
— Tu voudraves bien passer dans mon bureau, plize ?
Sur le palier, il se déchaîne :
— Dois-je devrais-je comprendre que les mignons roberts à mam’zelle Miss t’ont dégoupillé l’mental, mec ? Dois-je devrais-je admett’ qu’on s’est farci trois jours à la con pour que ça alle s’terminer par « Bonsoir, m’sieursdames, c’est gentil d’êt’ venus » ? Est-ce qu’m’sieur l’Antonio d’mes fesses sombrerait-il dans la gâtoche, si c’serait un effectif d’vot’ bonté d’m’y dire ? V’là la fifille qui s’jette dans nos gueules de loup, et au lieu d’en tirer partisan, técolle, c’est « Mais comment donc, princesse, v’pouvez ramener vot’ vieux au château, et couvrez-le bien, les nuits sont fraîches ! »
— Ta gueule, coupé-je, c’est tactique.
— Siouplaît ?
— Quelqu’un a affranchi la môme, donc le quelqu’un sait qu’on détient Sliffer ici. Ça risquerait de tourner à la cuvette de gogues, cette histoire. On batifole dans l’illégalité en ce moment, tu sembles l’avoir oublié.
Il rabaisse son caquet d’un cran mais continue ses ergoteries :
— C’pas une raison pour qu’on va rend’ ce pèl’rin à la vie civile, merde ! On pourrait les driver aut’ part, les deux, et voir v’nir.
J’approche mes lèvres de sa feuille de chou :
— Cuve en silence, Gros, ta voix offense mes tympans.
L’Abasourdi éructerait s’il était normal, mais lui, il érote, tu t’en doutes.
— Dites voir, l’ami, croilliez-vous jouer « Mec bête », du Chat qu’espire ? demande sévèrement l’homme de Gros-Magnum. C’est pa’c’qu’une minette vient de débarquer qu’y faut nager dans la négresse et vous estimer tout permis. Vos giries, é m’laissent de marbre. J’sus incrédule comme cinq tomates, moi. J’sais qu’vous faisez une connerie et j’vous l’dis.
Là-dessus, il annonce qu’il retourne à l’auberge se remonter av’c un calva dégustation.
Le Rouquin est également réprobateur, si bien que ma magnanimité devient félonie et que je me mets à avoir honte dans l’autre sens.
Mathias sort un bonbon à la menthe de son gousset. Le menu bruit du papier déplié prend de l’importance dans la tension de l’instant.
— Vous n’avez plus besoin de moi, si je comprends bien, monsieur le commissaire ?
— Non, tu peux rentrer faire ton vingt-deuxième chiare, Rouillé !
Il chuchote un « Au revoir » plein d’hostilité et taille la route.
— Vous êtes réellement commissaire ? murmure Emily.
— Et pas plus fier pour autant, réponds-je.
La porte de la salle de bains s’ouvre, comme toutes les portes dans les romans ; Sliffer paraît, remis à neuf, le regard brillant.
Il me sourit.
— Merci, je me sens beaucoup mieux. Vous me remettez la camisole ?
— Non, vous pouvez partir.
Il a un sourire un peu triste.
— Je préfère rester quelques jours encore, si vous n’y voyez pas d’inconvénient majeur.
Cette fois, les bras m’en montent, pour changer un peu. Tu as déjà vu, ta pomme, des prisonniers libérés qui refusent de quitter la prison ?
— Question de sécurité ? demandé-je, mal remis de ma stupéfiance.
Il hoche la tête.
— Pas exactement. Et d’ailleurs, c’est également votre intérêt. Vous voulez bien ?
Je me fends le tiroir.
— A condition que vous me disiez ce qu’on veut que je vous fasse avouer : le mobile de votre séjour à Paris.
La situasse s’est inversée. Les réacteurs qui propulsent l’avion dans l’espace, le stoppent également lorsqu’ils fonctionnent à l’envers.
Sliffer secoue la tête.
— Pas question. Je vous précise en outre que la présence de ma fille n’aurait rien changé à la chose.
Il y a une si forte détermination chez cet homme que je ne mets pas en doute son affirmation.
— Pourquoi prétendez-vous qu’il est de mon intérêt que je vous détienne encore ici quelques jours ?
— Vous avez pris la décision de me relâcher avant le délai qu’on vous a imparti, je suppose ? Cette initiative serait peu appréciée de vos supérieurs.
Dis, il a du chou, le monsieur ! Salut à lui, j’aime les gus qui ont quelques grammes de matière grise de plus que la moyenne.
— Trop sentimental pour être d’une totale efficacité. Je m’en suis rendu compte immédiatement et je n’ai pas eu peur un instant.
— Comment avez-vous découvert la chose ? bougonné-je, mi-flatté, mi-mortifié par sa remarque.
— Vous me laissiez sans nourriture, mais vous avez donné à manger à mon chien. Vous m’avez garrotté, mais en me déposant sur un lit.
Il a un vague sourire qui me pique au jeu.
— Très bien, je vous garde. Et votre fille, on la renvoie dans vos foyers ?
— Non, la chose paraîtrait suspecte, car « on » sait qu’elle est ici. Donc, logiquement, vous avez dû vous assurer de sa personne, comme d’ailleurs cela a été votre première réaction.
— Je vais vous chercher de la bouffe, maugréé-je.
— Ramenez-la discrètement. N’oubliez pas que vos faits et gestes sont étudiés à la loupe.
— Je ne vois personne dans les environs.
— Le propre des gens qui m’observent, c’est de le faire sans se montrer.
Tu ne trouves pas paradoxal, toi, Gaston, que ce soit soudain mon prisonnier qui prenne les initiatives et me dicte ma conduite ? Ce diable de bougre parle avec une telle fermeté persuasive que je ne peux moins faire que de me rendre à ses raisons. Un comble, non ?
Je m’esbigne en matant à l’extrême les alentours. Mais j’ai beau m’énucléer, je n’aperçois rien de suspect sur cette route qui, cent cinquante mètres plus loin, devient la rue principale d’une bourgade de la Grande Ceinture. Des tomobiles passent en accélérant, vu que le panneau de fin de limitation de vitesse se dresse à quatre pas d’ici pour nous le faire savoir, à nous autres, jeunes présomptueux qui parlons sans nous émouvoir. S’il y a des bagnoles stationnées, toujours est-il quelles sont vides. A moins que ce fourgon de l’E.D.F., là-bas…
De toute manière, merde, hein ? Observé ou non, je n’ai qu’à accomplir mon boulot « à ma manière ». Dans trois jours je m’avouerai vaincu, Sliffer regagnera ses pénardes (comme dit Béru) et nous passerons à d’autres histoires moins turpides.
L’auberge somnole entre deux services. Le loufiat refait sa salle pour le soir. La dame patronne se laisse marivauder par un représentant en spiritueux spirituel. Béru est juché sur l’un des deux tabourets du petit bar qui permet aux clients de prendre un kir en attendant leur table, les jours de bourrade. Le dos rond, les coudes écartés, la tête inclinée, il ressemble à quelque pachyderme songeur.
— Ah ! t’v’là ! sursaute-t-il en me constatant. Tu tombes pile : c’est ta tournée. Pour moi, c’s’ra un double calva, et pour toi ?
— Rien !
— Alors deux doubles calvas, j’éclus’rai le tien, t’auras qu’à trinquer au prélavable pour qu’l’honneur y soye sauf conduit.
« Albert ! viens faire ton d’voir, mon tout p’tit », hèle-t-il.
Le serveur se la radine à tire d’hèle. Je lui commande deux baths sandwiches : l’un au jambon, pour rester dans le classique, l’autre aux rillettes pour donner dans la bouffe canaille. Je réclame en outre (et en demi-bouteille) un petit bordeaux que les convives radins qualifient de « léger », voire « d’amusant » lorsqu’ils redoutent de mettre leur portefeuille sur le flanc.
— T’as déjà les crocs ? s’intéresse le Mafflu, déjà fier de moi.
Au lieu de répondre, j’avance la main vers le transistor logé sur une étagère ; savoir s’ils m’ont filé le Goncourt dont c’est le jour de distribution. Mais comme j’ai pas acheté mon paquet de Bonux, je suis marron, et c’est un vrai écrivain qui l’a eu, bon tant pis, on s’en remet d’autant plus facilement que s’ils me le flanquaient, franchement, je saurais pas où le foutre, et puis avoir ça à encaustiquer tous les jours, merci bien ! Je préfère le Grand Prix de l’Académie que mes potes du Quai doivent me faire livrer par coursier demain ou la semaine prochaine, qu’à propos, s’ils se pointent pendant que maman est au marché et que notre petite bonne suce le garçon boucher, ils n’auront qu’à le déposer sur le perron. Où en étais-je ? A rien ? Bon, alors c’est classé ? Très bien.