1 VIRGULE 3

La table est exquise au Fuente, l’ambiance agréable, le service empaquetable, je veux dire impeccable et en porcelaine limogée. Achille au pied léger en fait visiblement à l’exquise Véra qui va finir par s’asseoir en tailleur s’il continue. Il la couve de son regard extrapolateur, couleur de banquise au soleil. Le vieux bougre s’enflamme comme un C.E.S., débite moult madrigaux qui tous sont répertoriés dans le glossaire de la duchesse de Lévy de Saint-Bloch intitulé « Gold Gotha », en vente dans toutes les pharmacies ; si bien que la pauvre harcelée n’a d’autres ressources thermales que de chercher mes yeux à moi et de s’y complaire, vu qu’ils sont chargés jusqu’à la gueule de très jolis sentiments, bougrement romantiques et poilus.

Notre récent camarade, l’ami Walter clape tout seulâbre à l’autre extrémité du restau, en bouquinant une revue technique dont le numéro est consacré au rhume des foins du mouflon, avec des planches en couleurs bien équarries.

J’ai beau me détroncher, je ne vois pas survenir la brave Daisy et l’anxiété me biche. Le produit qui lui fut administré serait-il nocif, voire mortel ?

Quand nous parvenons au dessert, je prie mes compagnons de table de m’excuser, leur promettant de les retrouver au bar, plus tard, et je dévale le ravissant sentier bordé de plantes luxurieuses et riantes qui suit le ruisseau.

Est-il utile de te répéter que l’air est doux pour la saison et qu’il embaume ? Oui ? Alors voilà qui est fait, mais n’y reviens plus.

Daisy Kaufmann crèche au « L 2 ». Je gravis l’escalier extérieur donnant accès à son appartement. Un rai de lumière au beurre noir filtre sous sa porte. Elle a, l’insouciante, laissé la clé à l’extérieur. Je sonne. Personne ne répond ; resonne en vain, compte posément jusqu’à cent vingt-trois mille huit cent quarante-quatre et actionne la carouble. Tout brille dans la suite (au prochain numéro) de l’Américaine. Je m’avance jusqu’à la porte du salon. Daisy s’y trouve, loquée d’une robe du soir en strass, dans les bleus interplanétaires. La télévision marche, en espagnol, certes, mais à l’impossible nul n’est tenu, qui retransmet un match de foot entre le Real Madrid et l’Hiver-poule. Daisy est endormie dans un fauteuil, face au poste, son délicieux roquet sur les genoux, un verre de bourbon à portée de main. Je m’approche d’elle.

— Hello, Daisy !

Mais elle ne répond pas.

Je pose ma dextre, sans lubricité aucune, entre les deux flotteurs de Zodiac auxquels un même soutien-gorge sert de housses, afin de vérifier si son gentil cœur bat encore. Qu’à cet instant, son dog déshydraté me mord la main cruellement, cette salopiote bestiole. Rageur, je la biche par son ruban jaune et l’envoie valser sur le grand canapé, au fond de la pièce. Illico dompté, comprenant qu’un homme d’un mètre quatre-vingts imposera toujours son point de vue à un roquet de quinze centimètres, le clébard s’y blottit en pissotant de frousse et en me coulant des œillades contrites.

Je reviens à mon examen de la Ricaine et je suis vite rassuré : elle roupille. Bien calmement. Je tente de la secouer, mais la marchandise à Walti est excellente et je crois qu’elle en a pour un fameux paquet d’heures à pioncer. Elle paraît, cela dit, en grande béatitude.

Pris de pitié, car j’ai l’âme plus sensible que celle d’un Stradivarius, je m’en vais ramasser Apple et, après lui avoir fait allégeance, je le dépose à sa place initiale, c’est-à-dire sur les grasses gambettes à Mémère.

« Fort bien, me dis-je ensuite, si mister Equal (à lui-même) a cru devoir endormir Poupette, c’est dans un but précis. J’entrevois deux hypothèses, comme toujours : soit qu’il a voulu l’empêcher de gagner le restaurant, soit que quelqu’un — lui-même peut-être ? — entend visiter son appartement à tête reposée. »

Tu penches pour quoi, toi ? Pour rien ?

Oui, il me semblait ; mais ne t’inquiète pas, ça se soigne. Et qu’est-ce qui le pousserait à explorer la suite des Kaufmann ? Il aimerait mettre la main sur un quelque chose qui manque à sa collection de porte-clés ?

C’est pas sot, ce que tu proposes. Sauf qu’il ne s’agit pas nécessairement de porte-clés, hein ? Alors, quoi ?

Le poste vocifère comme quoi l’Hiver-poule vient de marquer un but sur penalty, ce qui est toujours un peu honteux. Quelque chose s’insurge en moi contre les victoires acquises par l’exploitation des fautes adverses. Injuste ! Dans l’eau cul rance, t’as onze gentils Espingoches qui se défoncent l’oigne à arpenter le terrain pour défendre leur cage et tenter de violer la cage adverse ; Jess O’Meil (il y a un joueur irlandais dans l’équipe de l’Hiver-poule) a subi une légère poussée de bas en haut égale au poids du liquide déplacé dans la surface de réparation, de la part d’un aimable Madrilène qu’il faisait chier, et voilà-t-il pas que cet abruti d’arbitre (je te dirai pas sa nationalité parce que je n’ai aucune raison de blesser les Autrichiens) siffle le peno. Et Jess O’Meil marque dans la lucarne ! Et l’Hiver-poulemène maintenant par 2 à 1, sous les yeux fermés de chère Daisy ! J’en pleurerais. Une horde de rouquins jubilent sur le terrain, se sautent dessus, s’embrassent, simulacrent de se sodomiser en couronne, comme il est d’usage chez les footballeurs lorsqu’ils ont un sujet de satisfaction. Le commentateur crie au scandale. Les foyers ibériques fondent en larmes. On commence à dépecer le stade, la partie se jouant à Madrid, des objets sans grande valeur marchande mais fortement contondants pleuvent sur la pelouse. Sa Majesté Juan Carlos Ier adresse un télégramme de protestation à Sa Majesté Elisabeth II.

Mais malgré ce tohu joint à ce bohu, je perçois distinctement le timbre de la porte. Sans hésiter, je file par la porte-fenêtre donnant accès à la petite terrasse individuelle dont est pourvu chaque appartement en cet établissement de rêve. M’accroupis derrière un fauteuil en matière plastique. Dans le dossier, il a été réservé un trou en forme de bouche pour pouvoir plus commodément le déplacer. Ce créneau me sert à regarder ce qui se passe dans le salon, car les doubles rideaux sont entrouverts.

Et je vois ce sur quoi j’escomptais, c’est-à-dire l’ami Walti. Il entre, vient regarder la dame sous le nez. Apple qui le connaît remue son moignon de couette. Le beau superbe Noir lui accorde une caresse. Ensuite, il retourne à la porte et retire la clé qu’il enquille de l’intérieur pour pouvoir s’enfermer at home.

La chose étant assurée, il ouvre une de ces pochettes de cuir dont se servent les messieurs en vacances et y prend du menu matériel qu’il étale minutieusement sur la table ronde en verre.

Maintenant, au boulot ! Je pige très vite qu’il ne vient rien « chercher », au contraire : il apporte. Et c’est après le téléphone qu’il en a.

Pas besoin d’être grand clerc (ce subordonné d’études notariales auquel on tire si souvent la chose) pour comprendre qu’il établit un système d’écoute. Ce qui veut dire quoi donc ? Réponse ? Oui, mon joli : il veut capter les communications de chère Daisy. Quelle espèce d’intérêt peuvent présenter ces dernières ? A suivre.

Il boulonne avec minutie, sans se presser, certain que son hôtesse ne s’éveillera pas avant longtemps. L’opération dure quarante minutes, peut-être même quarante et une. Il bricole le poste du salon, et ensuite celui de la chambre à coucher. Après quoi, Walti remballe son matériel d’horloger, caresse le chien-chien et s’esbigne, prenant soin de remettre la clé à l’extérieur.

J’attends un peu avant de me barrer à mon tour. Une légère inspection des lieux ne m’a rien révélé de particulier.

Au bar, le Scalpé écluse un bloody-mary en compagnie de Véra. Il est de plus en plus galantin, ce birbe. Frôleur, enjôleur, fixant la bouche de sa compagne quand elle parle, comme s’il entendait la lui dévorer à beau dentier.

Ma venue l’emmorose un brin ; mais il fait contre machin chose trucmuche, et bon, n’étant pas hypocrite, non plus qu’hypocondriaque, je commande une vodka toute seule, bien glacée, comme on te la sert à l’Auberge d’Armaillé.

— Du neuf ? me questionne l’Achille.

— Intéressant.

Pas mèche de lui en bonnir mieux car le beau Noir à lunettes s’avance vers nous, le sourire lumineux comme un pare-chocs de Cadillac au soleil. Je le présente à « l’oncle » de Véra. Il prend place ; pour lui ce sera un champagne-orange. Equal marque quelque surprise de ne pas voir Mme Kaufmann ; l’avons-nous aperçue ?

Cet aplomb ! Nous l’assurons que non. Il est désinvolte. Elle aura un peu trop biberonné, Daisy. C’est son péché mignon, assure-t-il, d’après ce qu’il a pu constater. La chère femme s’alcoolise un peu trop.

La converse suit un petit train de marchandises. Le Vieux questionne notre compagnon sur les States. Véra subit les légers attouchements que je pratique sur sa nuque, du bout des doigts, car j’ai innocemment placé mon coude sur le dossier de son siège, en une posture détendue. Je me consacre tout à la convoitise qu’elle fait naître en moi ; m’accordant une soirée de relâche, dûment méritée, crois-je. Assez boulonné pour aujourd’hui. Il faut songer à la félicité du guerrier. Cette ravissante fille est belle, en vie, en couleurs surnaturelles, en odeur enivrante. « Velours, soleil, champagne », me récité-je. Hymne au délicat désir. Le contact de sa peau se répercute jusque sous mes valeureux testicules, lesquels sont disposés à faire bourses communes avec cette admirable représentante de la bourgeoisie ; espèce en voie de disparition, donc éveillant les nostalgies, comme tout ce qui s’engloutit. Notre présent a cela de particulier qu’il baigne dans le passé. Il n’est qu’une irrémédiable prise de congé avec une époque qui n’en finissait pas de finir, et qui finit.

— Je ne me rappelle plus le numéro de votre appartement, lui chuchoté-je, profitant d’une grande diatribe de M. le Dirluche.

— Je ne me rappelle pas vous l’avoir indiqué, riposte Véra en souriant.

— Voilà l’explication, c’est le ?

— J 3.

— Aisé à retenir, surtout pour un homme qui ne pense qu’à ça.

— A quoi ?

— A l’endroit où vous lui permettrez peut-être de vous rejoindre après que ce brave vieux barbon aura passé son pyjama de soie et se sera mis au lit avec un bon bouquin et de bonnes lunettes pour le lire.

Elle ne répond pas. Humeur ? Timidité ? « Kennedy rien con, sent », pensé-je, car il m’arrive de faire des calembours même pour mon usage exclusif.

Insister paraîtrait un congre « u » ; et puis ce serait de mauvaise politique car cela pourrait me valoir un refus catégorique, ce qui est toujours difficile à remonter.

Un événement de qualité supérieure se produit, qui n’en est à vrai dire un que pour le Dabe et pour moi. Bérurier fait son entrée dans le bar. Un Bérurier jamais vu et qu’on ne reverra plus avant lurette. Il est vêtu d’un pantalon à gros carreaux écossais blancs verts bleus, d’un veston de velours grenat, d’une chemise jabot mousseux, jaune un tantisoit orangé.

N’ayant pu trouver d’escarpins du soir, il a conservé ses fortes godasses usuelles, à œillets de fer, dont la semelle de la gauche bâille, et dont l’empeigne de la droite fait la gueule. Veste et futal sont trop courts et il ne peut les boutonner, en outre, le bas du grimpant ignorera toujours ses pieds, et l’extrémité des manches ses mains de dentellière.

L’homme n’est point seul. Il escorte tu sais qui ? Non ? Tu me donnes quoi si je t’y dis ? Comment, rien ! Comment ? C’est compris dans le prix du book ? Oui, t’as raison, l’argument se défend. Bon, alors, à l’œil, parce que c’est toi : Mélanie ! La gentille radasse qui aime baiser debout, celle qui m’a permis de dénicher le cadavre à Kaufmann.

Elle porte un ensemble en soie vert d’eau (j’embrasse au passage mon ami Guy Verdot) avec ces espèces de futiaux turcs si suprêmement cons, à la mode au moment où je t’écris cette œuvre maîtresse, mais elle aura changé le temps qu’on l’imprime.

Le couple s’avance avec assurance, tel Rodrigue à la rencontre des Maures. Quelle sera la réaction des nouveaux venus en nous apercevant ? Comment se fait-ce que ces deux-là se pointent au Fuente ? Qui a mandé Béru ? Et la fille ? Dix questions m’affluent, mafflues. Cent, mille, etc. J’arrête la progression des multiples, on arrive trop rapidement à des nombres cosmiques.

Je tente de croiser le regard du Gros. Trop épanoui, trop radieux, trop radioactif pour apercevoir qui que ce soit, le Mondain. Il pilote sa camarade à l’autre bout du bar et tous deux s’abattent dans des fauteuils, nous tournant le dos. Ouf !

Je chuchote à la petite Véra :

— Un couple vient d’entrer, un gros mec grotesque avec une jolie fille en vert, vous allez les rejoindre discrètement, vous direz au gros lard que nous sommes ici, Achille et moi, qu’il s’abstienne de nous reconnaître. Vous lui demanderez son numéro d’appartement, je l’y rejoindrai dans trente minutes.

La môme sourit et murmure :

— Avez-vous le don d’ubiquité pour prétendre vous trouver à deux endroits à la fois ?

Vran ! c’est un vrai coup de téléphone, non ? Une manière éclatante de m’indiquer qu’elle avait encaissé ma propose.

— Pas à la fois, mais successivement, la remercié-je.

— Il est très évident, est en train d’affirmer, Walter Equal, que la guerre éclatera sous peu. Les Soviets y sont contraints, non par idéologie mais par nécessité alimentaire. Ils ne peuvent se priver longtemps encore du blé européen. Les marchés sont fragiles. On peut les rompre. Ils doivent donc conquérir ce qui leur manque ; la Pologne et l’affaire des missiles sont des prétextes pour justifier une invasion. Le monde entier sait cela, VOIT cela, il n’y a qu’en Europe qu’on s’obstine à ne pas y croire. J’ai le regret de vous dire que vous êtes devenus des autruches, monsieur. Je vous soupçonne de n’avoir plus comme arme dissuasive que la prière. Et encore, priez-vous en cachette !

Achille acquiesce.

— Enfin un homme qui dit tout bas ce que je pense tout haut dans ma tête, me prend-il à témoin.

Lancé, l’autre repart, d’une voix passionnée.

— Vous passez votre temps à vitupérer l’Amérique, mais vous vous blottissez sous son porche en espérant qu’elle va vous ouvrir sa porte et vous mettre à l’abri, reprend Equal. Fâcheuse erreur. L’Amérique ne commence jamais les guerres, cher monsieur : elle les termine. Cette fois encore, elle la terminera ; seulement il n’y aura plus beaucoup d’Européens au défilé de la victoire.

— Vous êtes pessimiste, lâché-je pour dire de dire.

— Objectif ! rectifie le Noir. On taquine trop l’apocalypse pour qu’elle ne se produise pas un jour très prochain.

Il hausse les épaules.

— Mais après tout, qu’importe : l’homme, comme l’herbe, repoussera toujours. Il suffira d’un couple préservé pour recommencer le monde…

Et là-dessus, Véra revient, mission remplie ; le Gros crèche au F 1. On se commande une nouvelle quille de champ’, la désœuvrance vacancière poussant à l’alcoolisme.

L’homme qui ne travaille pas s’ennuie. L’ennui incite aux excès. On meurt de son temps disponible. D’ailleurs on meurt de tout, principalement de vivre. Exister est une position intolérable. « Ils » ne s’en rendent pas compte, dans l’ensemble : grâce au Ciel ; merci, Seigneur.

Un type passe devant notre table, marque un temps d’arrêt qui me fait lever les yeux sur lui.

Tu sais qui ?

Bob Landon ! Le gus qui m’a châtaigné de première au Charles Quint. Il lève sa dextre à la hauteur de son épaule en agitant les doigts pour un salut aimable. Pas sardonique, gentillet. « Hello ! Hello ! » Tu mords ?

Je lui souris : « Hello ! Hello ! Bobby ! Tu vas voir ta gueule un de ces prochains quatre matins, mâtin ! » Comme si on dérouillait l’Antonio à sa guise, sans subir les représailles. Moi, quand je tends la joue gauche, c’est à Félicie, pour la double bise, sinon point à la ligne.

En attendant, je me demande, tu le conçois, les raisons de cet arrivage massif et inattendu : Béru, Mélanie, Bob ! Tout le monde au Fuente ! Qu’on se le dise ! Les premiers arrivés seront les premiers servis ! Beaux soirs d’Espagne ; ô merveilleux soirs d’amour…

Bob se dirige vers le bar, sans plus s’occuper de ma pomme. De dos, il fait plus athlétique encore. Notre pote le dieu noir, continue de prophétiser des calamités surchoix, qu’en comparaison les prédictions de Notre-Tradamus c’est l’horoscope du jour de Mme Soleil. Et comment nous allons être décimés proprets par les Popofs, sitôt que Près-d’Genève (comme l’appelle Bérurier) aura chaussé ses pantoufles de sapin mouluré.

Il me les casse, l’artiste, à force. On est insouciants, nous z’autres Français. Faut pas que ça poisse trop longtemps. On finit par lâcher prise, se dire qu’on s’en démerdera le moment venu. Y aura fatalement un biais, non ? Une issue de secours dérobée ?

Le sigle du Fuente, c’est son initiale très tarabiscotée et même plus encore, moi je trouve, mais je peux me tromper. Il s’étale sur la poitrine de l’employé qui s’avance, le nez levé. A la recherche de qui ? Allons, dis-le ! Tu brûles : oui, de moi ! Gagné ! Le lot ? Une capote anglaise de Béru ; veinard, tu pourras t’en confectionner un bonnet.

Le chasseur que je te fais état me connaît car c’est lui qui m’a porté mon bagage naguère.

— Un message pour vous, señor, il me dit, avec un accent grave sur le « n » de señor.

Chose que nous ignorons en France, où la gravité n’est de mise que lorsqu’on discute avec son contrôleur des contribuances.

Le « message » consiste en une méchante enveloppe de couleur jaune-pisse, de bas bazar, recelant une feuille de bloc lignée dont la qualité est du même niveau.

Le texte dit comme ça, en français :

Commissaire,

Je sais des choses qui vous intéresseraient, venez donc me rejoindre au bar El Chibro, dans le vieux quartier de Marbella, disons à minuit puisque c’est l’heure du crime. J’ai de l’humour, n’est-ce pas ?

Respectueusement vôtre.

Signé X

Quelques fautes d’orthographe et l’écriture tarabiscotée m’inclinent à penser que mon correspondant n’est peut-être pas français. Mais il ne s’agit là d’une simple indication, non d’une preuve, les deux quarts de mes concitoyens étant analphabètes et un autre quart, inculte.

Nouvelle surprise. De taille. Qui donc me sait, ici ? Je suis bombardé de petits coups de théâtre. Il pleut de la stupeur comme il pleut sur Abbeville, disait Popaul.

— Qui a apporté cette lettre ? demandé-je au groume.

— Un taxi, señor.

Je lui vote une belle pièce toute neuve, il me regracias muchas, se dé-bar. Ma Rolex duralex marque vingt-deux heures quarante, plus un peu de petite monnaie dont je te fais cadeau. Le couple Béru-Mélanie s’est évacué pendant l’intermède. Je réprime un faux bâillement qui donne naissance à un vrai et prie mes compagnons de table de m’excuser : je me suis couché tard la nuit précédente, ayant vérifié le bilan de la société à tonton et je dois roupiller.

L’ami Bob est toujours accoudé au rade d’acajou, les coudes écartés devant une conso opaline.

J’adresse un bonsoir circulaire et je me taille. Un petit vent du large agite la tronche des palmiers. Une cascade bidon roucoule menu sous des plantes aux feuilles larges comme les étiquettes du général de Gaulle, le pauvre, s’il revenait, lui qu’aimait tant Mitterrand !

Je descends le sentier enchanteur. De la musique me parvient, ténue… Je m’assois un instant sur un banc aguicheur, blotti dans un renfoncement de végétation, afin de savourer la qualité du moment. Il fait frais, les spots disséminés dans les touffes des plantes exotiques (elles le sont pour nous) composent une féerie dont on oublie la conception artificielle. De nos jours, la nature se compose comme un bouquet se bichonne.

Je réfléchis à feu M. Kaufmann, qui raffolait du radada à crinière, le chéri. J’évoque Sliffer. Sa « pseudo » grande fille qui n’a fait qu’un passage dans ma vie. Je pense à chère Daisy, écroulée devant son poste de téloche, avec sa crevette à poils et ruban sur les cuisseaux. Un serveur passe en chantonnant, porteur d’un plateau chargé de champagne et de coupes à.

— Qui est-ce qui a gagné ? je lui fais.

Il me file trente-deux perlouzes dans les rétines.

— Le Real : 3 à 2.

— Bravo !

Il repart, heureux d’avoir vaincu l’Angleterre, ce soir, par équipe footballeuse interposée. Un bruit de verre brisé retentit. Ce glandu a fait basculer son plateau, tu veux parier ? Il geint, je me précipite. Et tu sais quoi ? Il est là, bras ballants, sidéré.

Faut dire qu’il y a de quoi : deux corps gisent en travers du sentier : Béru et Mélanie ! Je me jette à genoux pour assister, prier, bref, me rendre utile.

Le Gros a une frite que je reconnais. Celle que poussait Sliffer dans le pavillon. Je renifle son visage. Pas d’erreur, on l’a clafouté au jet de fluctanganate aznavourien de télébenzène hydropique : ça pue le caramel, l’onguent gris et le reste. Et puis sa frite est plus bleue qu’un paquet de Gauloises. Mais le cœur bat. Je le palpe. Lui, au moins, il a chuté dans des buissons et ne s’est pas pété les cerceaux. Il en va de même pour Mélanie.

— Il faut appeler une ambulance, dis-je au loufiat.

Cézigue se remue l’ognace.

Nullement déconcerté, l’Antonio. Au train où vont les événements, plus il y aura de choses abasourdissantes, plus le bouquin que j’en tirerai sera pilpatant, alors faites, messieurs, faites, je vous en prie, c’est pas mon éditeur qui viendra vous chicaner !

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