Et de terminer un misérable chapitre I par le mot fin, n’est-ce pas la preuve par 9, ou par 69 dont je raffole, de cette incohérence démesurée que cause M. Boviatsi, lequel compte parmi les mal et bienveillants qui s’ensoucient du pauvre de moi que je m’efforce d’être bien mal que tant ? Non mais qu’a-t-il dans le cerveau, ce pauvre Santonio pour se permettre de telles privautés avec des lecteurs éligibles pour la plupart ?
N’est-ce point cela, faire fi ? Prendre pour des ? S’en torcher ? Peut-on considérer qu’il y a déséquilibre ? Certes, mais où est l’équilibre ? Je voudrais qu’on me prouve ; j’ai besoin, je suis en manque. Je pose une cuiller sur mon doigt. Après quelques tâtonnements que je qualifierais d’infructueux, l’objet cesse son balancement et demeure immobile. IL EST EN ÉQUILIBRE ! A partir de quel critère puis-je estimer que ma pensée est en équilibre sur mon cerveau, mon doigt, ma langue, ma bite ou tout autre support à ta convenance ? A compter du fait où elle se trouvera à peu près alignée sur celle d’une majorité de cons ? Oui, hein ?
Donc, en commettant comme je commets, je suis en recherche de déséquilibre permanent, uniquement pour fuir la conformité toulemondesque. Cette prise de position rigoureuse ne constitue-t-elle pas un danger ? Sans doute. Seulement voilà : C’EST QUOI, LE DANGER ? Y a-t-il danger à se vouloir marginal ? Non ! Il n’y a qu’orgueil.
Qui vient de crier : « Tu nous fais chier avec tes blabla » ?
Personne n’ose se dénoncer ? Bande de couards ! Vous avez de la chance que je sois seul !
Et alors, puisqu’il faut bien, je te poursuis ce surprenant récit qui n’est pas au bout de ses peines, ça mon vieux, crois-moi z’en ! Non plus que des tiennes.
Lesté de la mangeotte à Sliffer, je retourne au pavillon. Bérurier arque à mon côté, en rêverie de calva. Des feuilles mortes qui seraient à ramasser à la pelle pommadent la route. L’air devient de plus en plus vif. J’ai idée que Noël tombera le 25 décembre, cette année, si ça continue de pincer cornac.
A peine qu’arrivés, je pressens, hume, flaire, subodore, détecte une tuile. Une bathouze, bien fignolée. Mon haltère mégot aussi, qui se met à presser le pas.
Faut dire que la porte de la grille est ouverte, de même que celle de l’entrée et qu’une écharpe de soie gît sur le sol boueux. Nous pénétrons en trombe dans le médiocre logis. La volée de marches me passe pratiquement inaperçue, tellement que je la quatre à quatre rapidos.
Sliffer est sur le plancher, inanimé. Sa grande fifille a disparu.
Je tombe à genoux devant mon prisonnier. Son visage est bleui. Ma main sur sa poitrine part aux renseignements. Le cœur bat. La manière dont ses lèvres sont retroussées et l’odeur de caramel, de foin brûlé, d’onguent gris, de lotion capillaire, de peinture acrylique et d’escargot à la pharisienne flottant encore dans la taule me renseignent : on lui a flanqué à bout portant dans les naseaux une giclée de fluctanganate aznavourien de télébenzène hydropique. Je ne suis pas chimiste, mais j’ai lu Balzac. Il est dans le sirop de coaltar pour un brin de moment, mister Antony. Au moins une plombe. Peut-être davantage, tu le penses aussi ? Alors on est deux.
Bérurier fourrage son intimité, là que le morpion se transforme en G.M. dans cette espèce de Club Méditerranée pour parasites intimes.
— Ça se gâte, pronostique-t-il, avec la certitude d’un médecin qui, penché sur le cadavre d’un de ses patients, annonce que « c’est grave ».
Je fais yes de la tronche.
Ils sont venus ; ils sont repartis, emmenant Emily avec eux.
Je vais zieuter par la fenêtre : la Renault 5 Le Car est toujours stationnée à proximité, preuve que la demoiselle a quitté le patelin à bord d’un autre véhicule.
Ce qu’ils ont bien tiré les ficelles, ces mystérieux ! Seulement, j’ai beau prendre une pelle à tarte et me creuser la cervelle, je n’arrive pas à piger leur démarche. Dans un premier temps, ils révèlent à la môme le lieu où son père est détenu. Dans un second, ils viennent l’y chercher. Alors qu’ils pouvaient, s’ils le désiraient, s’assurer de sa personne avant que la jeune Emily ne soit entrée en contact avec les poulets. Étrange manœuvre qui me perplexe vachement, je préfère te l’avouer tout de suite avant que tu me files un coup de lampe à souder sur les sœurs Brontë pour me faire parler.
Béru renifle puissamment, et ça ressemble à une porcherie au moment où l’on vient de garnir les auges.
— Tu trouves pas que ça pue l’oxyde de cambronne ? demande le Monumental.
— Va tuber à Mathias pour lui ordonner de revenir dare-dare, Gros. Qu’il amène son petit nécessaire de réanimation d’urgence.
Sa Majesté ne demande pas mieux que de retourner à l’auberge. Et me voici seul, comme un noyau dans sa pêche, en compagnie de Sliffer, certes, mais le pauvre est si mal présent.
Je me mets à inspecter le sol, kif un chien de chasse relevant une trace. Sanglier, lièvre, faisan ?
Écoute, je ne veux pas me pousser du col, mais franchement, je suis bon flic. J’ai le sens de « ça », comprends-tu ? Mon petit doigt qui pige et m’appelle sur la ligne intérieure. Alors je retourne à la porte d’entrée, en chaussettes, mes godasses à la main, et puis je remonte au premier. Et je me paie le luxe de sortir ma petite loupe de gousset, manière de faire davantage Chère-loque-homme-laisse, comme dit Béru Ier, roi des rois. En plus, je monte agenouillé, tel un pénitent allant se faire flageller dans le boxif à Mme Lapipe.
Lorsque je rejoins le malheureux Sliffer, mes genoux sont usés, mais mon siège est fait.
Qu’a-t-il découvert, le vaillant Tantonio ? Oh ! je pourrais tirer à la ligne, chiquer les cachottiers, te mettre ça au frais, sur ordinateur, histoire de te le resservir plus tard. Deo gratias, c’est pas le genre de ma crêperie. Avec moi, l’aminche, c’est crédit gratuit (il est inclus dans le prix de vente au comptant). Je livre au fur et à mesure des arrivages. On consomme frais, chez l’Antonio. Littérature-fruits-de-mer !
Que je t’explique : dehors, c’est l’automne et ses duretés, je te l’ai mentionné par ailleurs, plus haut et à gauche. Dans cette médiocre banlieue, presque campagnarde, le, sol est boueux ; on patauge. Le jardin du pavillon en friche fait penser à un terrain extrêmement vague, miniaturisé. Bref, on se salope les targettes en marchant. Et t’as beau te racler les pinceaux sur le misérable paillasson de caoutchouc confectionné à l’aide de vieux pneus coupés en lanières, t’en ramènes at home, comme disent les Savoyards. Les semelles s’impriment sur le plancher. Or, magine-toi, petit nœud, qu’il n’existe pas d’empreintes toutes fraîches céans, en dehors des nôtres, à Béru et ma pomme. Tu crois que les ravisseurs de la gosse (car ils étaient au moins deux pour réduire le père et la fille) se sont déchaussés avant d’entrer ? Par excès de prudence ? Afin de ne pas faire de bruit, en escaliant ? Si oui, les traces que je ne vois pas à l’intérieur devraient figurer sur le perron, non ?
Or, non ! Voilà qui est Caucase, comme on dit en Asie Mineure (on se demande quand elle atteindra sa majorité, celle-là !).
Je bassine les tempes du papa Sliffer. Mais le gaz dont je ne me rappelle déjà plus le nom est coriace. Le bonhomme continue d’explorer le néant avec une lampe électrique éteinte. Pour le rappeler à notre bon souvenir, va falloir la science du Rouquemoute.
On s’est assis sur le lit, Béru et moi, dos à la cloison, tandis que notre pensionnaire continue de gésir sur le plancher. On l’a tout de même garanti des froidures préhivernales à l’aide d’une couverture. Le Gravos a le hoquet. Au troisième top, c’est l’ail du gigot qui vient errer dans la pièce. Bouffée légère, subtile, dissipée à peine que respirée.
— Tu n’trouves pas qu’on ressemb’ à deux cons ? demande-t-il à travers la somnolence de l’attente.
— Plus exactement, à deux marionnettes punies, dis-je.
— Y s’fait-il des lueurs, dans ta p’tite tronche, à propos de ce bigntz ?
— Pas de quoi éclairer la vitrine d’un marchand de cirage noir.
— On nous chambre, non ?
— Pas mal, merci, et toi ? Mathias t’a promis de revenir illico ?
— Mouais, mais tu connais sa panthère rosse ? Pour s’arracher d’avec c’te maâme Tâte-Chair, y lu faut du dissolvant.
Le jour faiblit déjà. La grisaille nous empare, identique à celle de mon âme.
— T’écrirais ça, personne te croiverait, soupire Globulin.
— J’en ai écrit des pires, et on m’a cru, riposté-je.
— T’espères que le gonzier va te raconter ce qui s’est passé ?
— Pourquoi nous le tairait-il ? On a embarqué sa grande fille, non ?
Et voilà Mathias, plus rouge que toujours, à cause du froid qui devient très vif. Il s’occupe de Sliffer. Piquouze, massage.
— C’est grave, docteur ? demande Béru.
— L’inhalation du gaz, en soi, pas tellement, mais la fracture cervicale qu’il s’est faite en tombant me laisse peu d’espoir.
Je bondis :
— Tu dis, Rouillé ?
— Que cet homme est dans le coma ; vous ne vous en êtes pas aperçu ?
— Heu, c’est-à-dire… A cause du gaz, de ses lèvres bleuies, je croyais…
Si bien qu’un bon bout de moment plus tard, je me retrouve dans le burlingue à Achille pour le pernicieux rapport. Faut bien, que veux-tu !
Il est bioutifoule derrière sa table de travail en bois blanc (depuis le changement de société, il a pas seulement changé de Kelton, le Dabuche, mais de vie). En blouson de cuir râpé (acheté chez un fripier), pull à col roulé, pantalon de velours gonflé aux genoux, il ressemble à un membre du Jockey Club travesti en manar au bal de tronches de la duchesse. Mais le plus bath, laisse-moi te raconter : il s’est laissé pousser les bacchantes. Une paire de baffles style animal pinnipède ajoute à l’incroyable. Ainsi affublé, il se sent protégé, môssieur le directeur. A l’abri des guillotines nouvelles qui ont remplacé l’autre.
Il sait bien que l’habit fait le moine, le vieux singe savant. Aussi a-t-il troqué ses talons rouges contre le gros rouge qui fâche, le malin, ô l’extrême malin, madré, futé, malicieux cousu de fil tricolore !
Il a lu mon gentil rapport.
Car, plutôt que de lui révéler par voie buccale, comme dit Béru, j’ai préféré lui concocter un résumé du chapitre I, plus une partie du I bis en laquelle nous nous trouvons présentement, et où il ne fait pas chaud, je sais, parce qu’on n’a pas monté le chauffage, mais ça va venir.
Mon récit dactylographié à double interligne sur mon I.B.M. à boule est posé devant lui, comme une assiette emplie d’un mets peu ragoûtant. Il l’éloigne imperceptiblement de sa personne avec trois doigts répulseurs.
— On croit rêver, claque-t-il des dents (tu sais, dans nos romans policiers, on use beaucoup de ce genre de formule : « se souvint-il » ; « se rapprocha-t-il », etc., je t’en ai déjà fait part, il fut un temps, mais il est opportun de te le rappeler).
Bon départ : « On croit rêver ».
Le reste va viendre. Il vient !
— Vous étiez quatre à surveiller ce type, et vous me le laissez seul. On vous l’assassine sans la moindre difficulté. Moi, je promets monts et merveilles, vents et marées, à Kaufmann. Je lui certifie que vous êtes l’élite de l’élite policière ! Le magicien, l’unique, celui qui peut tout obtenir. Je m’engage à ce que vous fassiez parler Sliffer. J’en donne ma main à couper, ma parole d’honneur. Je certifie. Je… tout ! Vous m’entendez, commissaire ? Je tout ! voire davantage encore. Et ça s’achève comment ? Par le trucidage d’un homme auquel Kaufmann tenait comme à la prunelle d’Alsace de ses yeux ! Vous savez qu’on peut en mourir d’une chose pareille, commissaire ? J’ai eu un souffle au cœur, moi, au moment de mon service militaire. Je fais encore de la tachycardie, j’ai des extrasystoles ; une émotion de ce genre est susceptible de me foudroyer : poum ! En bas ! Au lieu de discuter, je devrais être allongé sur cette moquette, les bras en croix, moi, commissaire. D’ailleurs ça va se produire.
« Si vous posiez votre main d’incapable sur ma poitrine de trahi, vous auriez peur de ce qui se passe à l’intérieur. Je n’ai qu’un répit de quelques heures. Cette nuit, demain au plus tard, la nouvelle sera officielle. Ainsi cela vous fera deux meurtres sur la conscience. Mais peu vous chaut, n’est-ce pas ? Vous, pourvu que vous rouliez dans de la grosse cylindrée avec une pétasse à portée de main droite, le reste, connais pas, hein ? Bon, vous allez me donner votre démission, je sais, j’attends, j’accepte ; mais après ? Qui va se retrouver en tête-à-tête avec Kaufmann ? Hein, qui ? Vous donnez votre langue ? Moi ! Moi, commissaire ! Et cet homme, croyez-m’en, n’est pas un marrant. Il a une façon de vous regarder qui vous donne l’impression d’être en réanimation. Là, je vous le certifie : si je le rencontre, je meurs.
« Mais ce n’est pas fait pour vous déplaire, hé ? Achille, out, bonno, bonno ! On reviendra aux vieilles méthodes, comme quand ces ordures avaient le pouvoir ! Eh bien, zob ! commissaire ! N’y comptez pas. Je tiendrai ! C’est vous qui allez faire votre mea culpa auprès du bonhomme. Il est à l’hôtel Charles V, avec un « Vé », comme Victor. Il attend. Moi, je prends trois jours de repos. Syndicalement, j’y ai droit ! Il faut que j’aille contrôler les travaux entrepris dans ma datcha normande : une petite connerie du XVIIIe près de Deauville. Je saute dans ma 2 CV pour aller chercher ma Rolls, dans une grange, à Bouafle, et salut la compagnie, démerdenzi ! Les Établissements Ponce Pilate, à moi ! »
Il se tait.
Je lui vote un regard de vaste admiration. Je raffole de ses numéros d’indignation, à Achille. Sur une scène de café-théâtre, il ferait un malheur.
— Très bien, monsieur le directeur, je vais mettre Kaufmann au courant de ce cuisant échec.
Ma réaction paraît le calmer. Il acquiesce, se sert un verre de côte-du-Rhône en litre et le vide.
— Très bien, approuve-t-il. Cela dit, ne précisez pas que vous avez laissé les Sliffer seuls. Dites-lui au moins qu’il y avait un de vos hommes pour les garder, qu’on n’ait pas l’air trop con, mon vieux ! Jurez vos grands dieux que votre collaborateur a été neutralisé, blessé, tué au besoin. Si vous sentez bien qu’il le faut, n’hésitez pas : faites mourir Pinaud, par exemple ! A son âge, c’est de son âge.
Je le quitte.
Ouf ! Ne m’en suis pas mal tiré.
Que quand le vin l’est, il faut le boire (Certains lecteurs et trices, bien intentionnés et un peu distraits du bulbe, m’écrivent pour me signaler des impropriétés d’expression. Je leur porte à la connaissance que celles-ci ne sont pas fortuites, mais chiamment délibérées, et que merde, hein ?). Direction : hôtel Charles Vé.
Pas plus de Kaufmann que de photo de Giscard dans le portefeuille de Marchais ! Le concierge m’annonce qu’il est sorti étant donné que sa clé est au crocheton.
— Moi, tu me sais par cœur, n’est-il pas ? Je vais à une écritoire et, sur le magnifique papier de l’hôtel, j’écris ce message plein de sobriété, d’éloquence et de grâce :
Cher Mister Kaufmann,
J’ai le pénible devoir de vous annoncer que, pendant qu’elle séjournait en ma compagnie, des petits rigolos non encore identifiés, ont privé de vie la personne que vous savez.
Pour plus amples détails, adressez-vous à mon directeur. S’il n’est pas à son bureau, vous pourrez le joindre dans sa datcha de Deauville (Château de Grochibre, Saurmoi-le-Nœud, Calvados).
Agréez, je vous prie, cher Mister Kaufmann, l’expression de mes regrets les plus cordiaux
Satisfait de ce poulet, je vais le remettre au concierge précité. Un homme se tient devant le munificent comptoir, qui, justement, réclame après Kaufmann.
Le portier lui fait la même réponse qu’à moi. L’homme en paraît contrarié. Te mate sa montre, puis il dit « O.K., je vais l’attendre » et part à la recherche d’un fauteuil digne de ses miches.
Moi, je remets ma bafouille. J’apprête à me carapater, quand un très léger sifflotement très significatif pour ma pomme retentit ; sorte d’ultra-son non perceptible pour les autre pèlerins. Coup de périscope en arc de cercle. Je trouve Pinuche devant le kiosque à journaux de l’illustre palace. Il feint de ne pas m’accorder attention, mais je sais que son petit bruit d’oiseau migrateur m’était destiné. Alors je sors et, bon, une poignée de secondes derrière, v’là le Branlant qui se pointe sur l’avenue George-V.
On se jonctionne derrière un arbre.
— Comme se fait-ce ? lui questionné-je.
— T’as vu le grand blond qui parlait au concierge ?
— Et alors ?
— Il vient de chez Sliffer.
— Raconte, et baille-la-moi belle, ô ange tutélaire et titulaire de la médaille du mérite morticole.
L’Enrhumé se livre :
— Je me suis rendu dans l’immeuble de Sliffer, rue Lauriston. La concierge étant dans l’escalier, je suis monté à sa recherche et l’ai trouvée en train de fourbir les cuivres de la cage d’ascenseur, à l’étage précisément qu’habite notre prisonnier. C’est une jeune femme d’origine portugaise, mais assez belle pourtant malgré sa moustache. Elle n’a fait aucune difficulté pour me parler de son locataire. Sliffer a un passeport américain. Il habite l’immeuble depuis un mois, en sous-location. Le propriétaire de l’appartement est un directeur de banque qui a été muté à Bordeaux.
— Il habite avec sa fille ?
— La concierge n’a pas mentionné qu’il eût de la famille. Au contraire, elle prétend qu’il vit seul et ne reçoit personne.
— Fougueusement intéressant, le complimenté-je.
La Pine en avale une expectoration tenace qui voile son timbre et qu’il s’apprêtait à confier au trottoir.
— Et le type blond ?
— J’y viens. Comme nous discutions, il est sorti de l’appartement de Sliffer dont il possédait les clefs. La concierge lui a demandé ce qu’il venait d’y faire et qui il était. Sans s’émouvoir, il a répondu qu’il était le collaborateur d’Antony Sliffer et que ce dernier l’avait chargé par téléphone de déposer un dossier à son appartement vu qu’il se trouvait en voyage et qu’il en aurait besoin dès son arrivée. La mise élégante de l’homme, son assurance, le fait aussi qu’il repartait les mains vides et possédait les clefs ont rassuré la brave femme. L’homme est parti. Je l’ai suivi.
— Je ne te complimenterai jamais assez, Pinuchet. Ce type t’ayant fatalement remarqué, il est bon que tu lâches ta filante, je m’en occuperai.
Je conseille au Fossile d’aller se faire couper les cheveux avant de rentrer chez lui, et je retourne au Charles Quinte.
Le blond, très gandin, attend toujours le retour de Kaufmann. Quel rôle joue-t-il dans cette bizarre, bizarre, j’ai dit bizarre, affaire ?
Il ne cesse de mater sa tocante. Parfois il se lève, va jusqu’à la porte-tambour et visionne l’avenue à s’en arracher les coquilles.
Son énervement se mue en exaspération. Il retourne parlementer avec les gars de la conciergerie comme si ces gentils préposés allaient lui sortir Kaufmann de sous leur banque d’acajou ! Lorsqu’il les largue, je décide de faire quelque chose pour ma lanterne, c’est-à-dire de lui demander carrément du feu.
— Je crois que nous attendons l’un et l’autre mister Kaufmann, l’abordé-je.
Ce mec possède une vraiment très belle gueule. Régulière, teint hâlé (luia), regard d’un bleu particulièrement sombre, chevelure épaisse, d’une blondeur tirant sur le châtain. Il a une fossette profonde au menton, un peu comme celle de M. Kique Douglas. Son vêtement (un ensemble dans les tons pain brûlé) sort de chez Cerruti 1881–1981. De plus, il se lotionne la frite avec une eau de toilette qui n’est pas de la pisse de bouc, espère !
Ainsi abordé, mon terlocuteur commence par me dévisager, ce qui est normal. Très maître de soi, donc de lui, il a un léger sourire poli.
— Commissaire San-Antonio, me présenté-je.
Il cueille ma louche.
— Bob Landon, récite-t-il avec un accent ricain qui complète son charme slave.
— Vous travaillez aussi pour Kaufmann ? risqué-je.
Il ne répond rien. Son sourire demeure en place, comme parade.
Devant ce mutisme délibéré, je sors la carte suivante :
— Moi, aussi, je m’occupe de Sliffer.
Son sourire se décolle doucement. Dessous, ne restent plus que deux lèvres minces ; tiens, c’est la seule chose qui ne soit pas très belle dans son visage : la bouche. Une lueur mécontente passe dans ses prunelles. Il paraît me chérir autant que les Juifs chérissent la mémoire de Nabuchodonosor Ier.
Le silence qui suit est relatif, car un menu brouhaha (eh oui, c’est possible) emplit le hall de l’hôtel.
— Je crois savoir que vous sortez de chez lui ? lâché-je, manière de raccrocher les wagonnets.
L’ami Bob déteste les mots, décidément. Par contre, il raffole des actes. Figure-toi qu’il saisit délicatement les revers de ma pelisse (toute chaude) et soulève le survêtement pour, aussitôt, le rabattre en arrière, de façon à m’immobiliser les bras. Tu connais ce principe vieux comme tes couilles, bien entendu. Si je n’ai pas réagi, c’est parce que pas une seconde je ne me suis attendu à ce qui suit. Bob Landon m’écarte de lui, puis me rapproche et me file sa belle tête parfumée en plein front. C’est si rapide, si puissant, que tout se brouille. Je perçois le bruit mat. Je continue de voir les choses, d’éprouver la vie, mais avec langueur extrême et indécision. Un peu comme si tout ce qui existe cessait de me concerner. Dès lors, l’homme me plante dans un fauteuil où je reste abruti comme une peau de boudin privée de son contenu.
Lorsque je me récupère, le grand blond parfumé n’est plus là. Je l’ai vu s’en aller, tranquillos, serrant la ceinture de son imper doublé. Le plus comblant, c’est qu’excepté une vieille Japonaise dont la bouille ressemble à un plat d’offrande en cuivre (Tu parles d’un raciste, ce Sana ! J’ai honte. Frédéric Dard), personne n’a surpris cette voie de fait à stationnement unilatéral inversé.
Je visionne la sujette du Mikado (d’anniversaire, habituellement j’ajoute de Noël, mais mon éditeur fait la gueule parce qu’il juge que ça fait de la pub à Denoël) et elle me sourit discrètement. Probable s’imagine-t-elle que ce coup de boule fait partie de nos us et coutumes. Pour éviter de la détremper (ou détromper, à la manière des éléphants), je lui rends son sourire au quintuple. Cela dit, je doute qu’une vieille Japonaise mouille. Chez ces dadames-là, rien ne se perd, rien ne sécrète, comme disait je ne sais plus qui, je ne sais plus où, je ne sais plus quand, je ne sais plus à qui, mais c’est resté dans toutes les mémoires.
La Japonouille se met à regarder ailleurs, nonobstant les regrets qu’elle en conçoit, et Bibi, je mate en moi pour vérifier si je m’y trouve encore, because les choses se déroulent de manière un tantisoit anarchique, me semble-t-il, et je commence par ne plus savoir du tout pour quelle maison d’import-export je voyage.
Dès lors, je décide d’attendre Kaufmann. D’aimables clochettes champêtres continuent de tintinnabuler sous ma coiffe, consécutivement au coup de tronche imparable de mon copain Bob. Il a dû jouer au foot pour réussir des têtes de cette qualité. Je me masse le front avec deux doigts, longuement, comme un judoman m’a appris à le faire dans les cas de migraines tenaces, et, magiquement, ma douleur s’atténue.
Une somnolence me gagne ; elle a de la chance : c’est moi le gros lot.
Les allées et venues ouatées de l’hôtel me bercent. Je décide de remettre mes préoccupations à plus tard et de laisser tous ces vilains points d’interrogation accrochés à leur tringle.
A quoi bon se mettre la rate au court-bouillon, hein ? La suite va me prouver que j’ai raison.
D’ailleurs, je l’ai remarqué, « avoir raison » n’est jamais occasionnel. On « a raison » ou l’on « a tort » une fois pour toutes.
Je suis extirpé de ma torpeur par l’arrivée de deux clients qui n’ont rien de très particulier à vrai dire, si ce n’est que l’un d’eux porte à son index une cage à oiseaux vide. Il la tient avec onction, ce qui accroît l’aspect ubuesque de la scène. Il est peu fréquent qu’un malabar à mine grincheuse déboule dans un palace porteur d’un tel objet. De plus, le fait qu’il n’y ait pas d’oiseau dans la cage accentue son côté saugrenu.
Les deux gonziers vont à la réception pour s’annoncer. Intrigué, je m’en rapproche, mine de rien. Je constate que le fond de la cage est tapissé de menus graviers parsemés de fientes récentes, ce qui donne à penser qu’un pensionnaire occupait la cage naguère.
Un jeune employé de la réception s’en va réclamer deux clés au concierge et escorte ces messieurs à leur appartement. Il a un geste pour proposer de se charger de la cage, mais celui qui en est lesté dénègue avec brusquerie, et bon, ça va bien, merci : le trio s’engouffre dans l’ascenseur. Je suis leur grimpette du regard sur le cadran lumineux. Quatrième étage, stop.
Pourquoi ai-je éprouvé un sentiment étrange, une sorte de pincement dans la poitrine, à la vue de ces deux types ? La cage vide prête seulement à sourire, et cependant elle ne m’a pas amusé un instant. Elle m’a comme inquiété au contraire, oui, c’est le mot, un peu comme si je la croyais piégée et propre à exploser à tout moment.
Manière de me désendolorir l’angoisse, je file au bar écluser une vodka-orange, avec beaucoup de poivre. Ça réveille. Un bon coup de chalumeau dans la tuyauterie, voilà qui t’énergise.
Et puis Kaufmann se pointera peut-être pendant que je me décape les amygdales.
L’attente, ça se conjure comme le mauvais sort. J’en bois deux. Voilà qui dissipe les séquelles du coup de tronche de Bob. Extérieurement, elles subsistent cependant et un large bleu évoquant les contours de la Suisse s’étale sur mon front de grand penseur qui dépense beaucoup trop. Faudra que je porte un bonnet de laine si ça devient trop moche.
Le gargouillet sonne, discrètement. Le barman qui préparait un Pim’s au champagne achève d’enquiller un rameau de menthe fraîche entre des quartiers d’orange et de citron, pique une cerise confite sur l’édifice et se décide à répondre.
— Le bar, fait-il à mi-voix, pas déranger l’honorable clille venu s’apéritiver céans.
Il écoute et murmure :
— Un instant, je vous prie…
Il dépose le combiné sur une serviette empesée, pliée en quatre, que tu croirais, ce pauvre combiné, qu’on va l’opérer de l’appendicite.
Le loufiat me regarde :
— Je vous demande pardon, vous êtes monsieur Kaufmann ? il me questionne.
— En effet, m’empressé-je.
— On vous demande au téléphone, monsieur Kaufmann, voulez-vous prendre la communication en cabine ?
— Pas la peine.
Je tends la main, il va récupérer l’appareil, me l’offre et va livrer son Pim’s royal.
J’essaie de me rappeler l’accent de Kaufmann pour lancer dans l’appareil un « Hello » lent et claironnant.
Une voix de femme, gentiment triviale, me télescope le tympan :
— Eh ben ! qu’est-ce que tu fous, Baby ? Ça fait plus d’une heure que je t’attends et que je vais carillonner à ta chambre. Heureusement que j’ai eu l’idée d’appeler le bar, bougre de bois-sans-soif !
— Descends ! lui dis-je.
— T’es louf, Baby, je suis en tenue légère. C’est toi qui vas monter.
— O.K., mais je me rappelle plus ton numéro.
— Hé, dis, t’as éclusé combien de bourbons ? Tu parles d’un père-la-liche, tézigue ! Je suis au 414, grouille-toi, ce soir je dîne chez mes parents, c’est l’annif’ de maman.
Et, de la sorte, quelques minutes plus tard, je presse, sur un rythme qu’on dit convenu car tout un chacun emploie le même : « ta tagadagada tsoin tsoin », le timbre de la chambre 414. Je n’ai pas achevé mon solo que la porte s’ouvre et qu’une superbe pouliche apparaît dans toute la gloire de son cul et de ses nichons hors classe.
Pas nue. Mieux que ça : elle porte une sorte de chasuble vaporeuse et fendue de partout. Nuage ocré à travers lequel tu la constates, admirablement foutue, avec deux seins, pas un de plus mais pas un de moins, altiers, couronnés de brun. Des hanches mieux équilibrées que celles d’un violoncelle ; et alors, le fin des fins : sa chagatte fauve et le fessier du siècle. Pour la frimousse, « elle est à lavement », dirait Béru : rieuse, agréable, joliment troussée et pleine de beaux yeux noisette.
M’avisant, alors qu’elle attendait Grouchy, la ravissante employée d’une nouvelle Mme Claude (la chose est évidente, voire évidée) laisse aller sa surprise :
— Qui êtes-vous ?
— Un pauvre malheureux commissaire qui en a marre de faire la manche sous le porche d’une église et qui a décidé de venir bavarder au coin de l’âtre avec une personne aimable, réponds-je en lui produisant ma jolie carte barrée de tricolore.
La gosse renfrogne.
— Qu’est-ce que j’ai fait ?
Je lui souris rassuramment :
— Si nous ne rendions visite qu’aux gens qui ont « fait quelque chose », notre existence deviendrait un calvaire.
Vaguement rassurée, elle soupire :
— Bon, entrez.
Ce que j’empresse.
La môme va s’asseoir en tailleur sur le lit, disposant pudiquement un haillon de sa chasuble devant son trésor, manière de sauvegarder les convenances.
Moi, pas bégueule, au lieu d’aller encombrer un fauteuil qui ne me demande rien, je m’installe au pied du même plumard.
Et nous voici donc à soixante-deux centimètres l’un de l’autre, à nous contempler. Moi, me disant qu’une commère de ce gabarit doit te décapsuler le lutin folâtre superbement, elle continuant sans doute de se demander ce que lui veut un fringant poulet.
— Non, franchement, finit-elle par murmurer, c’est à quel propos ?
— A propos de rien. Je suis en affaires avec Kaufmann ; je l’attends et je vois que je ne suis pas le seul. Alors je me suis dit que nous pourrions l’attendre ensemble ; l’idée est mauvaise ?
— Ben, ça dépend, rétorque la môme.
— C’est quoi, votre prénom de travail ?
— Mélanie.
— Impec ! Toujours les cuisinières du répertoire à se prénommer ainsi, ça commençait à bien faire ! Moi, c’est Antoine. Vous savez, le petit cochon ?
Mélanie commence à sourire, ce qui est bon signe.
— C’est un rapide, l’Amerloque ? demandé-je en avançant la main jusqu’à son genou, et je ne sais plus de quelle main ni de quel genou il s’agit.
— Baby ! Il ne ferait que ça ! Il est monté sur boucle, un vrai phénomène. Dès qu’il a fini, il recommence !
— Chapeau, renfrogné-je, car un mâle est toujours affecté par les prouesses plumardières d’un autre, et ce depuis le fin fond des âges. Il vous a engagée pour combien de temps ?
— Indéterminé. Ça dépendra de la durée de son séjour à Paris.
— Et vous restez à disposition ici ?
— En quelque sorte, oui. Vu l’appétit du bonhomme…
— Que fait-il pendant la journée ?
— Pas grand-chose. Il reçoit des coups de fil, il arrive que quelqu’un le demande, alors il descend au bar. C’est un sacré picoleur également.
— Où est-il allé ?
— Si vous croyez qu’il me tient au courant de ses affaires… En tout cas il devrait être de retour depuis plus d’une heure.
— Il vous a dit ce qu’il bricolait à Paris ?
— Non, mais vous devriez le savoir si vous êtes en cheville avec lui.
— Votre idée, c’est quoi ?
— Aucune idée, je m’en fous, si vous saviez. Il paie bien, sans rechigner, je peux me faire monter ce que je veux. Il m’a même offert une montre. Oh ! pas en jonc, fantaisie, regardez : les chiffres sont écrits en toutes lettres, et en anglais, sympa comme gadget, non ?
— Au poil.
Elle profite de ce qu’elle tient le bijou pour regarder l’heure.
— Il va falloir que je me casse, il y a raout chez mes vieux, c’est…
— L’anniversaire de maman, je sais.
Elle déploie ses ravissantes jambes et je ne peux me retenir d’y porter la paluche.
— Si le père Kauf ne te gavait pas de paf, je te proposerais la botte, soupiré-je.
Elle a une œillade en coin.
— Tu sais, lui, c’est la quantité ; pour la qualité, j’ai déjà rencontré mieux.
Est-ce une invite ?
Histoire de m’en assurer, j’y vais d’une légère séance de gligli-glinglin. Elle participe. Une surdouée. Pas du chiqué.
— Tu sais, flic, murmure-t-elle, il y a un truc qui me porte aux sens et que tous ces connards sont infichus de faire la plupart du temps…
— Quoi donc, ma belle ? Le casse-noisettes, le limonaire en folie, l’enjambement cosaque ?
— Debout, tout simplement. C’est mon vice.
— Ça tombe bien, j’en raffole.
— Te dessape pas, surtout !
— Penses-tu, je sais vivre !
Et nous voilà comme deux petits drôles, elle adossée au mur, une piote levée, moi, arc-bouté, pas la peine de te faire un dessin, à lui jouer l’Introduction de Werther, au grand dam de la cloison fortement éprouvée par mes assauts vigoureux. Et la môme qui hurle sa joie de vivre. Et qui me mord, la petite sauvage, partout où ses dents peuvent m’atteindre : la bouche, le menton, même le blair, tu te rends compte d’à quoi je vais ressembler (Des moudus m’écrivent que les expressions telles « d’à quoi, l’à quel point », etc., ne sont pas françaises. Je les sais gré de me préviendre) en fin de journée, moi, entre les coups de boule de l’un et les morsures de l’autresse ?
Compte tenu qu’elle est professionnelle, je lui déploie le tout superbe grand jeu. C’est Apocalypse Zob de gala.
Une dame qui a sa licence licencieuse, si tu veux retenir son attention, faut pas s’économiser. J’y vais dans les grandes troussées mémorables. Elle est si légère, si souple, si coopérante qu’on peut pratiquer un boulot de classe. Je ne saurais donner une note à ma prestation, ne pouvant me montrer à la fois juge et partie, pourtant, si l’on me poussait, en mon âme et conscience, la main sur la braguette, j’admettrais qu’elle mériterait un 16/20 et, pourquoi pas, un 17. La fillette en est d’accord.
Pour ce genre de royale troussée, bien que je ne sois pas militariste, je trouverais opportun l’assistance d’une marche militaire. Des cuivres, des tambours, un air allègre et bien rythmé siéraient vachement à cet enfilage vertical. Mais les radios en diffusent de moins en moins, il faut donc se résigner à calcer sur du Sardou ou du groupe ricain.
Ayant conclu la séance avec autorité, je porte à bout de nœud la donzelle jusqu’à son lit, profitant d’un chant du cygne qui s’éternise, et la largue en souplesse. La chère Mélanie reprend souffle, me félicite que bravo, bravo, on ne trouve plus de tringleurs aussi fiables et performants. Ses abonnés sont de vieux vaniteux pour qui la simple éjaculation de rongeur constitue un exploit dont ils se vantent pitoyablement, poussant même l’outrecuidance jusqu’à demander à la partenaire « si c’était bien », certains de la réponse affirmative, qu’ils reçoivent d’ailleurs, ce qui les incite à davantage de générosité.
Kaufmann n’a toujours pas donné de ses nouvelles, ce qui n’est pas un mal, compte tenu de notre emploi du temps.
Mélanie se fringue et nous partons guillerettement, elle pour aller allumer les bougies d’un gâteau d’anniversaire, moi pour faire un peu d’enquête sur le pouce avant de regagner mon gîte.
Comme nous arpentons l’avenue George-Vé en direction des Champs-Zé, la gentille camarade d’embroque pousse une légère exclamation.
— La voiture de Baby Kaufmann ! m’annonce (du pape)-t-elle en me montrant une imposante Chevrolet bleue, à toit crème portant une plaque diplomatique. Le véhicule est remisé sous un arbre dépouillé par l’automne, comme l’écrit joliment Albert Sous-main dans une poétrie vachement chiée et que j’ai dû apprendre par cœur jadis.
— Donc il est dans les parages, conclut ma vertibaiseuse.
Pourquoi avons-nous le réflexe de nous approcher de la bagnole ? Tu saurais m’y dire, toi ?
Toujours soit-il qu’on vient à elle et qu’on mate, d’un commun accord, l’intérieur.
La vie est ainsi, et les romans policiers également. On obéit à des déclics mystérieux.
Je suis le premier à apercevoir un tas gris, sous le puissant tableau de bord. Cela ressemble à des fringues.
Je tente d’ouvrir la portière qui ne m’oppose aucune résistance. Il s’agit bien de vêtements en effets (je mets un « s » à effet pour que ça fasse jeu de mots, tu comprends ?). A l’intérieur desdits, se trouve un homme mort : Baby Kaufmann.
Une balle dans la nuque. Peut-être deux, mais tirées coup sur coup, car le trou est large.
On avise des taches brunes sur le dossier, côté conducteur. Quelqu’un se tenait derrière lui, qui l’aura praliné après qu’il eut garé sa chignole.
Je sais bien qu’il fait nuit de bonne heure en cette saison, mais tout de même : en pleine avenue George-Machin, faut oser, non ?