CHAPITRE XI

Une seule rame de wagons avait quitté l’entrepôt de la W.T.C. depuis l’arrivée de Geoffrey Gann. Elle fut immobilisée en gare de Seattle sur une voie de garage, et immédiatement cernée par vingt G’men armés jusqu’aux dents. Kovask était furieux. La rame ne comportait que cinq wagons. Quatre étaient emplis de sacs de farine, et le cinquième de bouteilles de jus de pomme. La fouille dura jusqu’à midi et Gann ne fut pas découvert.

La W.T.C. était soigneusement surveillée et personne n’avait vu sortir l’instituteur. Une équipe pénétra dans les lieux, et fouilla les wagons en cours de déchargement et d’affrètement. Tout le personnel fut interrogé, et il n’y eut pas tellement de gens surpris. On liait l’événement à la mort tragique du veilleur de nuit.

Kovask apprit que le garçon engagé depuis quarante-huit heures seulement avait posé beaucoup de questions à chacun, et avait ainsi attiré l’attention sur lui.

Helliot les avait rejoints sur les lieux le plus vite possible.

— J’ai jugé inutile d’alerter le commodore Shelby. Il apprendra toujours assez tôt la chose.

Ils lui en furent reconnaissants.

— Croyez-vous que Gann ait trouvé un indice quelconque sur la cachette de sa femme, et ait voulu partir seul à sa recherche ?

— Peut-être en effet. À se demander s’il ne s’est pas emballé un peu trop vite.

Helliot ôta ses lunettes et les essuya méticuleusement.

— Vous êtes vexé mon cher. Votre confiance a été trompée n’est-ce pas ?

— Oui. Je l’avoue. Gann n’aurait jamais dû agir ainsi.

Quand le F.B.I. eut renoncé à découvrir la moindre piste il s’obstina et Helliot finit par lui serrer la main.

— Si jamais vous avez besoin de moi, n’hésitez pas.

Il les laissa et Michael soupira.

— Je crois qu’il a raison. Nous ne trouverons rien.

— Je ne capitule pas facilement, mon vieux. Shelby a dû vous le dire.

Ostensiblement l’enseigne consulta sa montre. Kovask s’emporta violemment.

— Si vous avez faim allez vous goinfrer tout seul. Vous avez voulu voir de près ce qu’était le service de renseignements. Ne vous plaignez pas des heures supplémentaires.

Michael encaissa avec bonne humeur.

— Je préférerais aller faire un tour du côté de Sacramento. Qui nous dit que notre bonhomme n’a pas filé là-bas ?

Ce n’était pas tout à fait stupide, mais Kovask se fiait à son flair et il était certain que Gann n’avait pas quitté l’entrepôt et attendait l’instant favorable pour le quitter. Il utilisait là une ruse vieille comme le monde et qui réussissait neuf fois sur dix. Helliot avait laissé des hommes autour de l’entrepôt, mais l’instituteur pouvait se glisser dans un wagon. Il n’y aurait plus de fouille désormais.

Le coup de sirène annonça la pause de midi trente. Les ouvriers et employés étaient à la journée continue, mais disposaient de trois quarts d’heure pour manger un sandwich, fumer une cigarette et boire des cafés ou du coca-cola aux deux machines distributrices.

Suivi de Michael il se dirigea vers les entrepôts, jeta un coup d’œil aux balles de farine, aux caisses de conserves de poissons, et aux piles de bois de construction attendant d’être embarqués pour une quelconque direction de la côte Ouest.

— Il peut très bien se planquer par là, dit-il.

— Bien sûr, dit Michael en furetant derrière les piles de bois.

Au-dehors Kovask s’installa sur le marchepied d’un vieux wagon de marchandises découvert et alluma une cigarette. Cette voie était envahie par les herbes et ne devait pas servir souvent. Tout au bout il y avait des butoirs rouillés.

Michael sortit de l’entrepôt et Kovask lui fit signe.

— Allez casser une croûte. Moi je vous attendrai ici.

— Comme vous voudrez, dit le garçon en s’éloignant, les mains dans les poches, et en lançant des coups de pieds dans une vieille boîte de conserve. Kovask haussa les épaules, trouvant tout de même curieux qu’Anapolis[4] n’ait pas réussi à dépouiller l’enseigne de son non-conformisme. Puis il l’oublia et, les coudes sur les genoux, la tête dans les mains concentra son esprit durant un bon quart d’heure.

Quand il se leva il se dirigea vers un vieil ouvrier qui récurait soigneusement le fond de sa gamelle, en plein soleil printanier.

— Vous aviez vu ce garçon ? lui demanda-t-il.

— Le balayeur ? Sûr. Toujours dans nos jambes avec son balai et son seau.

Kovask sourit. C’était là la solution qu’il attendait.

— Je vous remercie. Pouvez-vous m’indiquer l’endroit où il rangeait ses affaires ?

— À côté de la conciergerie, fit l’homme étonné malgré tout qu’on le remercie pour si peu.

Le gardien du jour vint avec lui vérifier les ustensiles que contenait le placard.

— Vous comprenez, c’est moi le responsable de ces trucs-là. On m’attribue tant de balais, de serpillières, de poudre à récurer et de seaux par an. Faut que je fasse gaffe !

Ayant ouvert le placard il jura.

— Le salaud ! Il a piqué un seau, un balai en nylon tout neuf et une serpillière.

Le marin faillit lui éclater de rire au nez. Il imaginait mal l’instituteur s’embarquant avec ses instruments de travail. Laissant le garde à son mécontentement, il revint au centre de l’entrepôt et commença ses recherches.

Il y avait en tout cinq quais de chargement, trois grues et trois monte-charge automobiles. La voie de raccordement se divisait en une dizaine de bras, presque tous encombrés de wagons. Deux petits locomoteurs diesel entraînaient ensuite les rames jusqu’à la gare centrale.

La reprise du travail surprit Kovask sur le quai G. Il remarqua que, plus il progressait vers un certain endroit, moins les voies étaient mal entretenues. On utilisait presque toujours les mêmes quais et le I et le J commençaient même à se délabrer sérieusement. Personne ne venait de ce côté, et il devait exister de nombreuses cachettes. Les hommes d’Helliot avaient fouillé avec leur rigueur habituelle, mais Gann avait appris la ruse et l’habileté.

Une odeur d’huile et de gas-oil le frappa au visage quand il arriva au quai J. Une fosse découverte était pleine d’un liquide noirâtre. C’était là que les diesels venaient faire leur vidange très certainement. Il constata qu’un gros tuyau déversait aussi dans la fosse des résidus venant des autres quais. Il contourna la fosse, se pencha pour examiner l’intérieur du gros tube. Il était de section suffisamment large pour laisser passer un homme même très corpulent. Peut-être drainait-il également l’eau de fonte des neiges et celle des pluies. Il hésita, sur le point d’aller chercher une lampe. Un bruit furtif l’alerta et il faillit se mettre en colère. Souriant et repu Michael venait à lui.

— Hello, trouvé un petit coin vraiment bien pour casser la graine ! Pas très loin si vous voulez y aller.

— Je n’ai pas faim, grogna Kovask avec l’impression d’avoir été dérangé au moment où son esprit allait lui donner la solution du problème.

Michael alluma une cigarette, mais Kovask la lui arracha presque des lèvres.

— Laissez ça maintenant. Il y a suffisamment de vapeurs là-dedans pour foutre le feu. Je m’étonne même que l’affiche ne soit pas en place. Voilà ce qu’il avait cherché. Parmi les différentes odeurs s’échappant de la fosse, il y avait celle plus entêtante de l’essence pure. Le gas-oil et l’huile ne pouvaient s’enflammer facilement, mais l’essence ? Sur la surface moirée de la fosse on pouvait découvrir des flaques de celle-ci.

Hargneux il chercha tout autour de lui et finit par découvrir la pancarte et son piquet. On l’avait simplement renversée. Parce que quelqu’un l’avait utilisée pour escalader un vieux transformateur inutilisé. « Défense absolue de fumer ».

— Que faites-vous ?

Il remit le piquet en place et monta sur le toit du transformateur. Regardant autour de lui il fut assez déçu de constater qu’on ne pouvait aller plus loin. Le mur de l’entrepôt se trouvait à une dizaine de mètres.

— Vous êtes sûr de ne rien risquer ?

— Non. L’installation actuelle est souterraine et ils disposent d’un transfo plus important à l’entrée. Celui-ci est désaffecté.

Alors il regarda à ses pieds et sourit.

— O.K. mon vieux, je commence à comprendre. Le transfo est préfabriqué et une dalle du toit bouge facilement. Passez-moi le piquet en fer de l’interdiction de fumer.

Avec ce levier il souleva une dalle et put la déplacer sur le côté très facilement. Personne ne pouvait le voir depuis l’autre partie de l’entrepôt, car il y avait toujours une rame de wagon pour le dissimuler. Si Gann avait emprunté cette voie il avait pu agir en toute quiétude.

— Je vous suis ?

La voix de Michael était inquiète. Il appréhendait certainement un piège pour son patron, qui se laissait glisser à l’intérieur du transformateur complètement vide. Se laissant pendre à bout de bras il sauta sans trop de mal, vit tout de suite la plaque de fonte soulevée. Un caniveau passait juste sous le poste. Un homme pouvait s’y glisser et sortir ainsi de l’entrepôt.

— Trouvé quelque chose ?

Juché sur le transfo Michael présentait sa tête par l’ouverture. Kovask haussa les épaules.

— Il aurait pu filer par là en effet.

— Vous ne le croyez pas ?

Son patron ne répondit pas tout de suite. S’allongeant sur le sol il risqua un œil dans le conduit, aperçut un peu de clarté à l’autre extrémité.

Il se releva, brossa ses vêtements avec ses mains.

— Alors ?

— Je ne vois pas comment il aurait pu entraîner avec lui un seau, un balai et une serpillière. Non seulement comment, mais pourquoi ?

Le visage de Michael exprimait une grande surprise.

— Je ne comprends pas.

— Poussez-vous de là !

Kovask sauta, agrippa le rebord de la trappe et se hissa à la force des poignets. Après un rétablissement il se trouva à côté de son adjoint.

— Un peu fortiche ! fit celui-ci. Vous avez des muscles d’acier.

— Il faut trouver ces ustensiles, dit le lieutenant-commander en sautant au sol. J’ai l’impression qu’ils sont là-dedans.

— Vous croyez ? s’étonna son compagnon.

— Trouvez-moi quelque chose de long, une tige en fer.

Michael se dirigea vers la partie plus active de l’entrepôt. Impatient Kovask regarda autour de lui, trouva un gros fil de fer qu’il doubla et commença de fouiller dans le liquide sombre. Bientôt il ramena un seau en plastique dégouttant de mazout.

Michael revenait avec une longue barre en bois.

— Vous avez trouvé ?

— Oui. Tout a été balancé là-dedans.

Son crochet remonta également le balai. Michael sursauta en le voyant continuer à fouiller la fosse.

— Mais que cherchez-vous encore ? Kovask lui jeta à peine un regard et poursuivît ses recherches. Finalement il sentit une résistance mais ne put remonter l’objet, son crochet céda et se déforma. Sous la tirée il faillit perdre l’équilibre. Des gouttes du liquide giclèrent jusque sur le visage de Michael qui se hâta de les essuyer avec un dégoût non dissimulé.

— Ça vous amuse de fouiller dans ce trou ? Nous ferions mieux de filer à Sacramento tant qu’il est temps.

— Temps de quoi ? grogna Kovask. Il désigna le transformateur.

— Personne n’est passé par là. Je vous en fiche mon billet. Et je crois savoir où se trouve Gann.

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