CHAPITRE III

L’adjoint que lui avait donné le commodore Shelby était premier maître, servait dans la « Navy Police » et se nommait Brian Rubins. Il dépassait Kovask de quelques centimètres, possédait une largeur d’épaules assez impressionnante. Son visage rond et lisse paraissait ignorer les manifestations émotives, et ses yeux aux paupières lourdes étaient ceux d’un homme réveillé depuis peu.

Assis dans la salle à manger du pasteur il écoutait sans l’interrompre son nouveau patron.

— Nous avons tout le temps d’arrêter Geoffrey Gann. Rien ne sert de précipiter les événements. En fait rien ne prouve que cet instituteur est dans le coup. Le commodore fait rechercher les diffuseurs, s’ils existent, dans les îlots alentour. Attendons le premier message.

Harry Bergen les avait quittés tout de suite après le repas de midi. Une bouteille de bourbon était sur la table, mais les deux hommes y avaient à peine touché. Par contre le premier maître avait liquidé le contenu de la cafetière.

Vers trois heures on frappa à la porte, et le lieutenant-commander alla ouvrir. Un gosse esquimau souriant de toutes ses dents lui tendit un papier.

— Mr Cann vous envoie ça. Il s’éloigna en courant.

— Un message codé du commodore, dit Kovask après l’avoir ouvert. Désormais Gann se doute que nous le surveillons.

En dix minutes il traduisit les quatre lignes.

— Ils ont découvert trois énormes diffuseurs à une distance à peu près égale de cette île dans un rayon de dix miles. Aucune précision sur ces appareils-là. Le commodore me demande le résultat de l’interrogatoire de Gann.

Rubins fit un effort pour soulever ses paupières.

— On y va ?

Kovask ne répondit pas. Il consulta sa montre. Inutile d’aller chercher l’instituteur dans sa classe. Mieux valait entourer l’affaire d’une certaine discrétion. Il ne se sentait pas très à l’aise. Jusqu’à maintenant tout était très facile. Trop peut-être. On semblait attendre qu’il se précipite sur Geoffrey Gann.

— Cigarette ? fit Rubins.

Il la prit, toujours plongé dans ses réflexions. Shelby ne précisait pas comment ces diffuseurs fonctionnaient. Ils étaient certainement télécommandés. Point n’était besoin pour cela d’une installation formidable. Un émetteur très faible. Peut-être couplé avec celui dont l’instituteur avait la responsabilité officielle.

À quatre heures ils quittèrent la maison du pasteur et descendirent vers le port. Le vent soufflait depuis le détroit de Behring et le froid était vif. Le dégel était à nouveau stoppé. Le beau temps ne s’installait véritablement qu’en juillet, et on était dans les derniers jours de mai.

— Allons d’abord à la centrale.

La porte de cette dernière était largement ouverte. Jef, l’ouvrier esquimau, ne s’y trouvait pas. La chaudière ronronnait et la turbine tournait régulièrement. L’endroit ne recelait aucune surprise. En un quart d’heure ils furent persuadés que l’instituteur ne cachait rien dans ce local.

— Laissons filer les gosses.

Ils se dirigeaient vers le port en criant et en se bousculant. Fermant la marche, un Esquimau d’une trentaine d’années, vêtu d’une canadienne et d’un pantalon fuseau, s’éloignait une serviette en cuir à la main. Kovask avait ignoré jusque-là l’existence du collègue de Geoffrey Gann, mais ne s’en étonnait plus en voyant le nombre d’élèves fréquentant l’école.

— Nous pouvons y aller.

Le premier il entra directement dans le domicile de l’instituteur, traversa la pièce où Gann les avait reçus, le révérend et lui, ouvrit une porte. L’homme leur tournait le dos, installé devant l’émetteur-récepteur, les oreilles dissimulées par le casque d’écoute. Il ne les avait pas entendus venir.

— … mieux vaudrait transporter l’enfant jusqu’à Atka. Le vent souffle à trente nœuds environ. Stop. Terminé.

La réponse dura une bonne minute, et à nouveau la voix de l’instituteur s’éleva :

— Si c’est l’appendicite mieux vaudrait qu’il parte toute de suite. Je préviens la famille. L’avion peut être là dans une heure. Stop. Terminé.

Quand il abandonna son siège il fut à peine surpris de voir les deux hommes.

— Tiens, vous étiez là ? Vous avez entendu ? Il faut que j’aille prévenir les parents. Un appareil de la « Reeve Aléoutien Airline » va venir chercher leur gosse.

D’un signe Kovask arrêta Rubins. L’instituteur se hâtait déjà vers le village.

— Imaginez que ce soit une feinte, grogna le premier maître.

— Il ne peut aller bien loin. Il faut que ce gosse soit évacué. Nous verrons ensuite.

Rubins retrouva sa passivité et commença de fouiner un peu partout. Il s’intéressa à l’émetteur-récepteur et Kovask le rejoignit.

— Rien de particulier, grogna son adjoint. Ce type doit être rudement fortich.

— Allons dans sa salle à manger l’attendre. Une photographie, qu’il n’avait pas remarquée la veille, l’attira, celle d’une jeune femme blonde à visage très agréable.

— De beaux yeux, fit Rubins.

C’était vrai. Très grands, effilés vers les tempes, d’un brun roux.

— Elle ne vit pas avec lui ? Kovask mit un doigt sur sa bouche. Gann revenait d’un pas plus paisible, la bouffarde entre ses dents.

— Vous désiriez me voir ?

Il leur désignait des sièges, mais les deux hommes le regardaient sans bouger. Les joues de l’instituteur se colorèrent légèrement.

— C’est à quel sujet ?

— Comment faites-vous pour déclencher les diffuseurs de brouillard artificiel ?

Gann eut une attitude assez normale. Il les regarda à tour de rôle comme s’ils déraisonnaient avant d’ouvrir la bouche.

— Je ne comprends pas.

— Nous avons découvert des diffuseurs de grande puissance installés autour de cette île. Nous sommes certains que périodiquement de mystérieux essais de brumes artificielles sont provoqués sur toute cette zone. Pouvez-vous nous donner des précisions là-dessus ?

— Moi ? Mais pourquoi ?

Kovask soupira. Rubins remua à côté de lui.

— Combien de temps allez-vous résister, Gann ?

Pourquoi ne pas tout avouer immédiatement ?

— Mais … Vous êtes fou … Ou alors c’est moi qui ne comprends pas bien ce que vous me reprochez.

— Bon, autre chose. Où se trouve votre femme ?

Gann encaissa très mal cette fois. Son visage se ferma et de la colère apparut dans ses yeux.

— Ma vie privée ne regarde personne.

Kovask alluma une cigarette.

— Vous vous trompez, Gann. Elle nous regarde, nous. Votre femme vous a quitté au cours d’un séjour à Anchorage. Pour quelles taisons ?

— Je ne suis pas obligé de vous répondre. Rubins comprenait fort bien pourquoi on lui avait ordonné d’assister l’agent de l’O.N.I.

— Si vous permettez …

— Non, attendez.

Geoffrey Gann haussa les épaules.

— Vous n’allez pas me passer à tabac pour me faire avouer que ma femme en avait assez de vivre ici ?

— Où est-elle ?

— Elle est rentrée au paya.

— Avez-vous engagé une procédure de divorce ? L’instituteur parut tressaillir.

— Non, j’attends qu’elle le fasse, elle, dit-il avec une sorte de répugnance.

Il passa la main sur son front et Kovask vit qu’il transpirait à grosses gouttes.

— La reprendriez-vous à l’occasion ?

— Pourquoi pas ? Il ne s’agit que d’un malentendu.

— Depuis combien de temps êtes-vous mariés ? L’autre répondit avec lassitude.

— Six ans.

— Et il y a six ans que vous avez été nommé à ce poste. Et votre femme a quand même patienté aussi longtemps avant de se rendre compte qu’elle ne pouvait plus supporter cette vie ?

Détournant le visage, Gann parut contempler le portrait de son épouse.

— Il faut le croire, dit-il d’une voix sourde.

— Moi je suis sceptique, dit Kovask. Savez-vous ce que je pense ? Qu’elle vous a quitté lorsqu’elle a découvert que vous aviez des activités suspectes dirigées contre votre pays.

Gann s’emporta :

— Complètement stupide ! … Jamais elle n’aurait fait ça. Quant à mes activités suspectes elles n’existent que dans votre esprit.

Depuis un moment Kovask cherchait un cendrier des yeux. Il en dénicha un derrière le portrait d’Alberta Gann et y écrasa son mégot.

— Quel est le nom de votre assistant ?

— Donald Thohoë. Vous n’allez pas l’inquiéter lui aussi ? Il vient ici pour faire la classe et s’en retourne ensuite au village.

Soudain une voix s’éleva dans la pièce voisine.

— Atka appelle île de Kena … Atka appelle île de Kena …

Kovask se précipita.

— Restez avec mon adjoint, Gann. Je vous demande de ne pas bouger pour l’instant.

Il prit les écouteurs et coupa le haut-parleur.

— Ici lieutenant-commander Serge Kovask.

— Très heureux mon garçon, fit la voix du commodore Shelby. Écoutez-moi bien et essayez de comprendre entre les lignes. Coder serait trop long. On a examiné les échantillons. Sans trop chercher la petite bête, mais à première vue, nous avons découvert quelque chose d’inquiétant. Me comprenez-vous Kovask ?

— Très bien, sir. Vous avez découvert quelque chose d’inquiétant.

— Voilà. Méfiance sur toute la ligne. Restez tous les trois ensemble. Ne vous séparez pas.

— Bien.

— D’ici une heure je serai avec vous.

Il alla retrouver les deux hommes. Gann s’était assis et bourrait sa pipe. Les yeux endormis de Rubins posaient sur lui un regard sans défaillance.

Kovask en refermant la porte eut soudain une idée qu’il jugea excellente. Mais, avant de le laisser parler, Gann ouvrit la bouche.

— Je vous en prie, laissez la porte ouverte et commutez à nouveau le haut-parleur. Un avion doit venir chercher ce gosse malade.

Songeur, le marin lui obéit. Quand il revint il s’assit en face de l’instituteur et le regarda, le visage grave.

— Gann, je viens de recevoir un message de mes chefs. On a retrouvé votre femme.

L’homme se leva lentement. Les yeux lui sortaient de la tête.

— Retrouvé Alberta ? Ce n’est pas possible. Rubins, pour une fois paraissait complètement réveillé mais sa surveillance ne se relâchait pas pour autant.

— Non, vous mentez.

— Un de nos agents l’a contactée aujourd’hui New York.

Une expression de joie vite remplacée par de la méfiance avait flotté sur le visage de Gann.

— Non. Vous ne l’avez pas retrouvée. Ses lèvres sourirent tristement.

— Vous avez essayé de me bluffer, Kovask. Ce dernier s’emporta :

— Pourquoi ne l’aurions-nous pas retrouvée ?

— Alberta n’a rien à faire à New York …

— Non mon vieux. Vous avez dit ça d’un ton formel comme si votre femme était morte. L’avez-vous assassinée ?

— Qu’allez-vous imaginer grands dieux !

Il passa sa main, puis la manche de son blouson sur son front. Il transpirait énormément.

— Gann, où se trouve-t-elle ? Pourquoi vous a-t-elle quitté ? Ne comptez pas vous en tirer ainsi. Je sais, je suis absolument certain que la disparition de votre femme explique tout. Même si je dois vous tenir jour et nuit je vous ferai dire où elle se trouve.

Il referma sa grosse veste de cuir.

— Considérez-vous en état d’arrestation. Mon collègue va veiller sur vous.

Au-dehors le vent glacé l’enveloppa. Il marcha jusqu’au petit aérodrome situé sur le plateau qui dominait le village. Un petit appareil, un Beschcraft malmené par le vent s’apprêtait à atterrir. Un groupe sortit alors du petit baraquement qui se trouvait à droite. Deux hommes portaient une civière et une femme se penchait vers le malade, le gosse dont avait parlé Gann.

Le commodore Shelby arriva une demi-heure après. Il attira Kovask à part dès qu’il fut descendu de son appareil, et les deux hommes prirent le chemin du village relativement abrité du vent.

— Désastreux mon vieux ! On a interrompu les recherches à cause du mauvais temps. Les vedettes risquent de s’écorcher sur les brisants mais on a trouvé trois énormes diffuseurs. Je vous donne en mille où ils étaient installés. Dans les ruines des installations construites au cours de la dernière guerre, lorsque les Japs croyaient qu’il suffisait de sauter d’une île à l’autre pour nous prendre à revers. Il a fallu drôlement chercher. Dans un îlot on a débarqué cinquante bonshommes. Il fallait bien ça. Les salauds avaient peint des taches de rouille pour mieux confondre ces diffuseurs avec le reste.

— De quoi s’agit-il en réalité ?

— Nos techniciens parlent d’aérosols et je ne vais pas me lancer dans des explications scientifiques. Vous aurez tout le temps de vous documenter sur ces engins plus tard.

Ils approchaient des premières maisons et le commodore s’arrêta.

— Et Gann ?

— On ne peut rien en tirer. Il y a tellement peu de charges contre lui.

Shelby bourrait sa pipe.

— D’après les techniciens il fallait que certaines conditions soient tout de même réunies pour obtenir un brouillard suffisamment épais. Un simple bulletin météo était insuffisant pour donner le feu vert. Les Russes devaient également envoyer un signal. Mais pas trop longtemps à l’avance évidemment.

— Pourquoi pas les bulletins météo justement ? Le commodore tira à petits coups sur sa pipe.

— J’y ai songé et j’ai vérifié. Possible. Dans l’indication du vent par exemple. Chaque fois ils donnent un relèvement différent ce qui est normal. Un peu trop précis tout de même, surtout quand ils annoncent seulement le chiffre des heures mais celui des minutes. Hum ! Si ces types-là ont choisi ce moyen de communication, autant prendre une grosse règle et nous frapper sur les doigts.

Kovask lui expliqua ce qu’il avait essayé de faire avec Gann.

— J’ai bien cru que j’allais réussir. Il y a eu quelque chose de très grave entre sa femme et lui. La raison de leur séparation ne peut être celle qu’il tente de nous faire croire. Il a réagi violemment comme un homme certain qu’on ne peut retrouver sa femme.

— Bigre ! murmura Shelby. L’aurait-il assassinée ?

— Je lui ai posé la question. Il s’est indigné. Le commodore avait enfilé un passe-montagne et son profil tendu, encore plus aigu de la sorte, se tourna vers Kovask.

— Nous ne pouvons le retenir plus longtemps.

— Si. Par l’intermédiaire de la Navy Police responsable de la sécurité générale dans les Îles, et en portant toute l’accusation sur la disparition de sa femme. Qu’il nous donne des renseignements précis. Il a certainement une idée de l’endroit où elle se trouve.

Son chef hocha la tête pour approuver :

— En effet. Curieux comme attitude.

Puis il revint à sa première préoccupation.

— Un autre avion va atterrir tout à l’heure avec toute une équipe chargée de fouiller cette île. Il y a certainement lui ou plusieurs diffuseurs cachées quelque part. Nous voulons les dénicher le bas vite possible.

— Mais pourquoi cette précipitation alors que les membres de ce réseau ne tout pas encore connus ?

Shelby tira la pipe de ses dents et soupira.

— C’est grave, Kovask, très grave. Ces diffuseurs du moins ceux que nous avons découverts, ne contiennent plus que la moitié de leur charge et celle-ci ne peut supporter d’être longuement stockée.

Son compagnon commençait à comprendre.

— De plus il est difficile de recharger tous les diffuseurs. Les installer a dû être un fameux tour de force, mais c’est une opération définitive.

— Bon sang ! jura Kovask.

— Oui. Ces diffuseurs ne sont utilisables que jusqu’à une certaine date, mettons septembre. Ce qui veut dire que nos voisins, les Russes comptent s’en servir avant cette date. Et non plus à titre expérimental.

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