CHAPITRE IV

Avec la nuit le vent avait perdu de sa force, mais de minuscules flocons de neige voltigeaient dans la rue. Debout devant la fenêtre Kovask regardait se balancer la lampe de l’éclairage public. Tout autour du halo on aurait dit un nuage de moucherons blancs.

Dans son dos s’éleva la voix du commodore Shelby :

— Vous avez tort de nous résister, Geoffrey Gann. Combien de temps espérez-vous tenir ? Combien de jours ? Combien de semaines ? Nous allons vous ramener à notre quartier général et mes hommes se relayeront jour et nuit pour vous interroger.

L’instituteur était certainement fatigué, mais sa réponse fut aussi nette que les autres.

— Que voulez-vous que je vous dise ? Il se peut que saoul de fatigue je finisse par m’accuser de crimes imaginaires, mais à quoi cela vous avancera-t-il ?

— Parlez-nous de votre femme. Il y a bien un endroit où elle se trouve.

— Je ne sais pas. Elle est orpheline et n’a que des parents éloignés.

Shelby craqua une allumette pour sa pipe.

— Bien. Où vous êtes-vous connus ?

— À San Francisco. Je vous l’ai déjà dit. J’étais professeur de français dans une institution privée. Je ne gagnais que soixante-trois dollars par semaine et c’est pourquoi j’ai demandé un poste au Department of Native affairs.

Kovask revint vers les deux hommes. Installé à califourchon sur une chaise, le premier maître Rubins ne perdait pas une miette de l’interrogatoire, même si ses yeux donnaient l’impression qu’il sommeillait.

— Votre femme était d’accord à ce moment-là ? Elle n’avait pas peur de cette vie pénible ?

Serge Kovask prit la suite :

— Était-ce parce que vous vouliez gagner davantage ou pour fuir San Francisco que vous êtes venus ici ?

Gann haussa les épaules.

— Allez-y, accusez-moi de m’être évadé d’Alcatraz. Vous pensez bien que mon administration a fait une enquête serrée sur moi.

Shelby en avait demandé la communication, mais c’était pour gagner du temps qu’il essayait de soutirer le plus de renseignements possible à l’instituteur.

— Votre femme travaillait comme hôtesse dans un motel. Elle a abandonné cette situation pour vous suivre ?

Gann releva la tête et toisa Kovask :

— Je voulais être seul à gagner l’argent du ménage.

— En six ans vous devez avoir fait beaucoup d’économies ?

La réponse claqua :

— Vous en connaissez le montant exact puisque vous avez fouillé dans toutes mes affaires.

Le ménage avait six mille dollars de côté. Une somme tout à fait normale vu les gains élevés que touchaient les fonctionnaires de ce pays. À condition de profiter des vacances pour ramener des U.S.A. tout ce qui était nécessaire pour vivre.

— Croyez-vous qu’elle ait repris son ancien métier ?

— Je l’ignore.

Excédé Shelby se leva pour se dégourdir les jambes et arpenta à grands pas le plancher de la petite salle à manger.

— Vous ne savez également rien au sujet du diffuseur de brouillard trouvé sur le point le plus élevé de l’île ?

Gann resta muet. L’équipe de la Navy n’avait pas mis plus de deux heures pour faire cette découverte. L’appareil était si gros qu’ils n’avaient pu le démonter. Ils s’étaient contentes de le déconnecter.

— Sortons, dit Shelby. Rubina, restez ici. Laissez-le faire du café et manger un morceau.

Dans la rue le commodore demanda à être conduit auprès du révérend Bergen. Ce dernier venait de s’installer devant son couvert lorsqu’ils frappèrent.

— Veuillez m’excuser, mais je n’avais pas prévu votre visite. Voulez-vous partager mon repas ? Il me suffit d’ouvrir quelques boîtes …

— Merci beaucoup, mais nous sommes attendus à l’aérodrome. Mes hommes se sont installés dans un des baraquements et ont dû tout préparer.

— Un peu de bourbon alors ?

Ils se laissèrent faire, puis le commodore posa des questions sur Gann. Les réponses du pasteur n’éclairèrent pas beaucoup la personnalité de l’instituteur.

— Lui et sa femme vivaient déjà un peu à l’écart. Évidemment ils rendaient les plus grands services aux habitants de l’île et n’hésitaient jamais à se dévouer. Ils ne fréquentaient pas l’église et Gann m’a franchement déclaré qu’ils ne pratiquaient aucune religion. Alberta Gann était d’origine catholique.

Shelby lui coupa la parole.

— En fin d’année ils sont allés à Anchorage et il est revenu seul. Qui le remplace durant son congé ?

— Son administration envoie un suppléant. Mais cette fois c’est Donald Thohoë qui a accepté de s’occuper de la centrale et de l’émetteur.

— Gann est-il revenu à la fin des vacances ? Le révérend prit le temps de réfléchir.

— Je crois que oui.

— Et depuis il a changé encore plus ? Harry Bergen hocha la tête.

— Oui. Bien sûr. Il est devenu de plus en plus taciturne sans perdre de son amabilité.

— Et ce n’est que bien plus tard que vous avez constaté l’apparition de ce brouillard, à la suite d’une émission qui parasitait votre poste ?

— Oui … Exactement depuis trois mois.

Le commodore vida son verre et le révérend inclina la bouteille pour le remplir.

— Donc vers le 20 février ?

— Oui. À peu près.

Kovask se demandait pourquoi le révérend avait attendu aussi longtemps avant de signaler la chose. Peut-être qu’avec son goût de la précision, et aussi par probité morale, il voulait avoir une certitude formelle.

Rien ne prouve que le phénomène ne s’est pas produit entre le retour de Geoffrey Gann et le 20 février ?

Harry Bergen observa un silence prudent.

— Quand est-il rentré d’Anchorage ?

— Vers le 15 janvier.

Quelques minutes plus tard ils quittèrent le pasteur. Les flocons de neige étaient beaucoup plus gros et une couche glissante tapissait les rues.

— Il faudra reprendre l’enquête à Anchorage à l’endroit où ils se sont séparés.

— Surprenant, dit Kovask, qu’ils aillent passer un mois à Anchorage pour y dépenser une petite fortune. Je me suis laissé dire que les hôtels étaient plutôt chérots là-bas.

— Et comment ! répondit Shelby. Un dollar et demi le petit déjeuner. Huit dollars un repas ordinaire, et au moins vingt dollars une chambre minable. Un coup de soixante dollars par jour pour un couple, et sans faire de folies. Pour un couple qui veut faire des économies … Tiens allons poser la question à Gann. Nous le mettrons peut-être dans l’embarras.

Le commodore entra le premier dans la petite salle à manger et sursauta :

— Rubins ! Que vous arrive-t-il ?

Le premier maître était à genoux auprès de la cuisinière électrique. Il tâtait le sommet de son crâne avec sa main.

— Je crois que c’est avec un salami. Un truc gros comme mon bras et long de près d’un mètre. Il allait m’en couper quelques tranches mais il m’a assommé avec. Pire qu’un bas rempli de sable.

— Il a filé, dit Kovask qui avait fait le tour du petit appartement.

Shelby alla au-dehors mais la neige effaçait déjà leurs propres traces. Celles du fuyard n’existaient plus.

— Une seule consolation. Nous avions mise juste et n’étions pas en train d’importuner un innocent.

— Il ne peut aller très loin. L’île est petite, grogna le premier maître. Je me charge de le retrouver, moi.

Kovask haussa les épaules.

— Il connaît mieux Kena que nous tous, et peut-être a-t-il préparé une cachette pour une pareille éventualité. Il n’y a que s’il essaye de passer sur le continent que nous pourrons mettre la main sur lui. Il faut faire surveiller le port.

* * *

Muro était un pêcheur japonais installé dans l’île depuis une dizaine d’années. Il vivait toute l’année à bord de son bateau, même lorsque la glace bloquait le petit port, partageant l’espace disponible avec sa femme, ses deux enfants et son oncle qui n’avait que quelques années de plus que lui.

Le Japonais écouta l’instituteur avec attention, sans l’interrompre une seule fois. Il le recevait dans le minuscule carré qui lui servait de poste de pilotage. Gann lui expliqua qu’il était recherché par la police et qu’a venait de leur échapper. Muro était le seul homme qui puisse l’aider à quitter l’île. L’Américain lui avait rendu un grand service l’année précédente.

— Bien, dit Muro dans son américain nasillard. Descendez en bas.

Une échelle de fer conduisait à la partie habitable du bateau, deux cabines étroites dont l’une servait de cuisine et de salle à manger le jour, de chambre pour le couple la nuit. L’oncle et les deux garçons couchaient à côté. Les enfants saluèrent leur instituteur. Durant les campagnes de pêche Gann avait réussi à les placer dans une famille esquimau.

— La police viendra fouiller votre bateau, dit Gann à mi-voix. Pouvez-vous me cacher jusqu’à ce que vous leviez l’ancre ?

— Oui. Venez. Dans la cabine du fond, située vers l’avant, il escalada une couchette, mit un pied sur celle qui faisait face, en équilibre. Il ouvrit une trappe et l’instituteur fit la grimace.

— C’est la cale aux poissons. Ne craignez rien. Je vais vous placer dans le puits à chaînes. Il est très large mais vous ne pourrez que vous asseoir. J’espère que l’odeur rebutera vos poursuivants.

Il s’interrompit en entendant un bruit de pas au-dessus de leur tête.

— Mon oncle Inshu a parfaitement compris et vient de monter surveiller les quais. Venez.

La cale était vide mais l’odeur en était écœurante. De sa lampe électrique le Japonais éclaira le puits à chaînes. Deux gros tubes d’écubiers le traversaient mais on pouvait s’asseoir entre eux.

— Dès qu’ils auront tout fouillé je reviendrai.

À tout à l’heure. Ne touchez pas aux chaînes. Le bruit se répercuterait dans tout le bateau.

Il emporta la lampe et referma. Gann espéra que les écubiers suffiraient pour renouveler l’air. Au bout d’une demi-heure le froid l’avait pénétré jusqu’aux os et ses membres étaient ankylosés. Les lames du pont craquèrent sons le poids de plusieurs personnes et des bruits divers ébranlèrent le bateau. Gann pensa que les hommes lancés à sa poursuite ne fouilleraient pas plus soigneusement ce bateau que les dix ou douze autres amarrés aux quais. Il aurait fallu une plus longue enquête, pour qu’ils apprennent que l’année dernière il avait fait de difficiles démarches pour que la femme de Muro soit envoyée à l’hôpital civil d’Anchorage, par l’intermédiaire du Department of Native affairs. L’opération et le séjour de deux mois n’avaient presque rien coûté au pêcheur qui traversait une période de malchance.

L’échelle de fer empoignée par des mains puissantes gémit et l’assiette du bateau fut compromise. Les défenses, des pneus de jeep attachés le long de la coque, raclèrent le béton du quai.

Brusquement une voix très proche le fit sursauter. Quelqu’un avait ouvert l’écoutille de cale.

— Ça pue drôlement là-dedans ! fit quelqu’un. Une lampe mon vieux ! Pour sauter là-dedans …

Le puits aux chaînes était fermé par une simple porte mal ajustée. À plusieurs reprises des rayons lumineux s’enfoncèrent au travers des interstices comme des clous dorés.

— C’est vide. Juste des bacs et des caisses de bois.

— Descendez, Thompson.

L’autre grogna, manœuvra l’échelle coulissante.

— Je vais empester quand je vais remonter.

— Regardez derrière cette pile de caisses. Thompson en déplaça quelques-unes.

— Je me demande comment un type pourrait se tenir là derrière. Tout est parfaitement en ordre. Ce Japonais doit être rudement soigneux. Sans cette odeur …

— Remontez.

L’homme ne se le fit pas dire deux fois et quelques secondes plus tard un bruit feutré, suivi d’un choc sourd, annonça à Gann que l’écoutille avait été refermée. Il se rendit compte alors qu’il étouffait en partie, car durant tout le temps de l’inspection de la cale il avait retenu sa respiration. Il essuya son visage couvert de sueur, étira une jambe. La chaîne la plus proche claqua et il s’immobilisa. Si les autres étaient encore sur le bateau …

Le silence finit par le rassurer. Il frissonna à cause de son dos humide et glacé. Il n’avait emporté qu’un sac avec très peu d’affaires.

Il ne voulait pas penser. Il se répétait qu’il avait bien fait, qu’il ne pouvait agir différemment. On l’aurait transféré, emprisonné. Il aurait fini par parler.

Des pas tranquilles vinrent jusqu’à lui, tandis qu’à nouveau des flèches de lumière pénétraient dans sa cachette.

— Ils ont quitté mon bord, dit Muro en ouvrant la petite porte du puits, mais il faut être très prudent. Ils vont surveiller le port.

Sa voix se fit plus lourde.

— On ne peut quitter Kena que de cette seule façon. Aucun avion n’accepterait de transporter un homme traqué par la police.

Il eut un bref regard pour son protégé :

— Ce sont des agents du contre-espionnage. Gann eut l’impression que le Japonais était satisfait de cela.

— Je ne sais exactement ce qu’ils me veulent, mais si je tombe entre leurs mains je crains de ne pouvoir m’en sortir facilement. Il faut que je me justifie et pour cela j’ai besoin d’être libre.

— Vous accusent-ils d’être communiste ? demanda Muro.

— En quelque sorte.

Cette explication devait suffire. Muro avait fait les frais de la chasse aux Sorcières du temps de Mac Carthy. Longtemps on avait surveillé ses faits et gestes.

— Quand quittez-vous Kena ?

— Demain à l’aube, et si le temps s’est arrangé.

Sinon nous serons obligés d’attendre. Tout à l’heure j’irai voir le bulletin météo.

Puis son sourire se chargea de confusion.

— Excusez-moi. J’oubliais.

— Aucune importance. J’espère qu’ils l’afficheront comme je le faisais.

Sortant du puits aux chaînes il s’étira avec une grimace puis massa ses cuisses.

— Combien de temps doit durer la campagne ?

— Trois semaines. Je vais décharger et vendre à Anchorage puis je reviens ici.

Le chemin de la liberté risquait d’être très long, mais ce serait également le plus sûr.

— Très bien, dit Gann. Dans combien de temps Anchorage ?

— Dix ou douze jours. À condition que nous puissions partir demain matin évidemment.

Puis il s’inclina légèrement :

— Accepterez-vous de partager notre modeste repas ?

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