CHAPITRE XVI

Kovask comprit en quelques secondes.

— Il y avait un magnétophone dans le vieux poste de radio, et vous aviez reçu cette émission depuis plusieurs jours ?

Pheng-Ho souriait.

— En effet. J’avais votre signalement depuis jeudi soir. Comme vous me surveilliez depuis deux jours, je vous ai reconnu malgré votre déguisement.

Il hocha la tête.

— Inutile de vous dire que j’ai eu tout le temps de prendre mes précautions.

— Rien ne vous forçait à marcher dans cette comédie que j’avais montée. Vous avez agi comme si vous étiez véritablement effrayé.

Le Chinois consulta sa montre et consentit à répondre.

— Du moment que je suis repéré, il vaut mieux que je disparaisse. Un autre prendra ma place.

Un léger regret dans sa voix.

— Je vais rentrer au pays. Grâce à mon action, les réseaux couvrent largement tout le territoire et j’ai pu introduire des hommes de valeur qui se succéderont les uns aux autres, en cas de coups durs, sans que l’ensemble en souffre. Le chef d’un complexe aussi grand doit se comporter comme une machine. L’initiative vient des hommes de base. Ainsi pour l’histoire des diffuseurs de brouillard. Savez-vous qu’ils ont été fabriqués et mis en place par le réseau d’Herman ? Sur une simple suggestion de Pékin que je leur avais transmise.

Une question brûlait les lèvres de Kovask.

— Mais à quoi pouvaient-ils servir ? Vous espériez envenimer les rapports entre Américains et Russes ?

Il était certain que ce n’était pas là le but recherché.

— Vous avez remarqué, répondit le Chinois, avec quelle facilité vos services ont découvert ces appareils. Cette facilité vous a inquiétés et vous a laissé croire à un bluff ou à une provocation ? En fait nous n’avions plus besoin d’eux.

Dans la boucle de ceinture de Kovask un minuscule émetteur-radio émettait depuis un quart d’heure. Les hommes de Luang et ceux du Commodore Shelby devaient effectuer des relevés gonio.

— Ce ne sont donc pas des essais qui se sont déroulés durant cette période ? demanda-t-il.

— Nous avions effectivement besoin de ces nappes de brouillard pour nos manœuvres.

Il rayonnait.

— Vous ne pourrez jamais raconter ce que je vais vous apprendre, mister Kovask, mais au cours de ces dix nuits des commandos de notre armée ont pu librement débarquer sur les Aléoutiennes. Des films aux infrarouges ont été tournés.

Son rire monta :

— Vous ne vous êtes rendu compte de rien. Alors, dites-moi à quoi servent les Bombes atomiques ? Nous pouvons récidiver n’importe où maintenant que notre état-major possède une preuve aussi encourageante. Un jour ce sera sur la côte Ouest, tandis que les réseaux intérieurs auront mis en place un système de sabotage. Nous avions volontairement choisi un endroit particulièrement dangereux pour cette expérience.

Kovask pensait que, s’il avait la chance de pouvoir rapporter cette révélation, les jours de brouillard seraient désormais le cauchemar des états-majors.

— Je sais que vous n’avez pas commis la sottise de venir seul ici. Vos amis sont prêts à intervenir. Vous avez certainement sur vous un de ces minuscules émetteurs qui doit permettre de vous localiser facilement ?

Pheng-Ho sourit.

— Vous comprenez que nous avions prévu une telle éventualité depuis longtemps, et notre système de fading est véritablement au point. Aucune onde ne peut franchir cette pièce.

Il parut consulter sa montre.

— D’ici quelques minutes une explosion endommagera gravement mon ancien appartement, et avant que les pompiers n’aient déblayé les décombres nous serons loin. Vos amis vous croiront dessous, et il faudra plusieurs heures pour les détromper.

Le cerveau de Kovask fonctionna alors avec une grande rapidité. Pheng-Ho venait de commettre une erreur. Il se leva d’un bond et se rua sur le bureau du petit Chinois.

Aucune balle ne siffla à ses oreilles.

Surpris, Pheng-Ho eut tout de même suffisamment de réflexes pour renverser sa table de travail sur les pieds de son agresseur. Kovask plongea et agrippa l’homme, le frappa sans aucune pitié.

L’espion se défendait avec énergie, tentait prise sur prise, mais ne faisant pas le poids, il s’écroula bientôt. Kovask l’assomma une nouvelle fois avec la crosse de son arme.

À grands pas il fonça vers la porte, la laissa ouverte. Une carabine était fichée dans une sorte de meurtrière, mais il n’y avait aucun tireur derrière.

Il referma la porte, attendit dans l’obscurité.

Bientôt une respiration haletante lui parvint en même temps qu’un agréable parfum venait folâtrer autour de ses narines. La fente du mur laissait filtrer un rayon lumineux suffisant pour qu’il puisse distinguer l’ombre qui venait vers lui. Il n’eut qu’à tendre les bras pour coincer un cou gracile, interrompre le cri qui allait surgir de cette gorge palpitante.

C’était bien une femme. Contre lui il sentait la rondeur de sa croupe sous une robe légère. Il la repoussa dans le bureau, la libéra. C’était une belle et grande Chinoise aux yeux étincelants de rage.

— Votre ami est derrière le bureau. Il est encore en vie, du moins pour quelques mois.

Elle se calma et ne fut plus que mépris.

— Dans combien de temps ? demanda Kovask.

Mais elle ne répondit pas. Il s’éloigna vers la porte sans la quitter des yeux. En principe ça n’allait pas tarder.

Ce fut une explosion brutale qui envoya un souffle chaud jusque dans la pièce. Les classeurs métalliques gémirent et une chaise oscilla sur ses pieds. Puis le silence revint.

— Félicitations, dit Kovask, vous avez mis la dose.

Sa voix était dure.

— J’espère pour vous qu’il n’y a pas d’antres victimes dans la maison, sans quoi je vous abats comme une chienne. Passez devant moi et aidez-moi à rejoindre la rue. Au moindre geste suspect je tire.

Tout se passa le mieux du monde, mais dans la rue une foule épaisse se ruait vers l’immeuble voisin. Des policiers tâchaient de la contenir tandis que les hommes de Luang et ceux du F.B.I. perplexes, se regroupaient.

Sans lâcher le bras de la Chinoise, Kovask agita sa main en criant très fort.

— Shelby ? Shelby ?

Le commodore, debout à côté de sa voiture à une dizaine de mètres, paraissait pâle comme la mort. Il regarda avec surprise l’individu qui l’appelait puis son visage parut éclater de joie. Fendant la foule avec brutalité il s’approcha de lui.

— Vous vous en êtes tiré ?

— Pheng-Ho est dans cet immeuble. Avec tous ses dossiers et une belle bosse au sommet de la tête.

Les hommes du F.B.I. les avaient repérés et venaient vers eux.

— Surveillez-la soigneusement, dit-il en lui confiant la Chinoise inconnue.

— L’émetteur n’a pas fonctionné ?

— Et pour cause. Venez voir.

Pheng-Ho n’avait pas encore repris connaissance. Un des hommes qui les accompagnaient se hâta de lui passer des menottes. Shelby regardait autour de lui avec jubilation.

— Bon sang, une ordinatrice à disques !

— Contenant tous les renseignements sur les quinze réseaux que dirigeait Pheng-Ho.

Shelby le regardait comme s’il était tombé sur la tête.

— Vous voulez dire …

— Pheng-Ho supervisait tous les espions chinois sur le territoire fédéral. Il me l’a d’ailleurs affirmé.

Cette révélation laissa le commodore sans voix. Il sortit sa pipe et commença de la bourrer. Ses joues se coloraient tandis qu’une jubilation intense plissait sa bouche, irradiait ses yeux.

— Nom d’un chien, Kovask ! Un coup fumant ! … Mais les cylindres ?

Kovask lui donna une explication rapide qui laissa le commodore pantois.

— Voulez-vous dire que ces damnés diables rouges ont débarqué dans les Aléoutiennes sans que nous nous en soyons doutés ?

— Pheng-Ho le prétend. Et nous n’avons aucune raison d’en douter. Tout notre système de défense est à revoir. Nous nous obnubilons sur la seule éventualité d’une attaque atomique, alors qu’une poignée d’hommes peut réduire à néant tout notre système à commencer par la D.E.W Line.

— Que vous a-t-il encore dit ? murmura Shelby. Cette information ternissait sa joie.

— Il m’a expliqué le fonctionnement de ses réseaux auxquels une grande indépendance semble être laissée. Mais le pire c’est qu’il savait dès le début qui j’étais.

Il lui parla du poste de radio truqué, de l’apparente docilité de Pheng-Ho.

— Une fuite dans nos services, murmura le Commodore.

— Pas forcément. Nous verrons cela plus tard. Le plus urgent sera de découvrir chacun des réseaux installés dans notre pays.

— Vous a-t-il parlé de l’assassin de Gann et d’Herman ?

— Nous n’en avons eu guère le temps.

Luang pénétrait dans la pièce.

— Je suis heureux de vous voir en vie, mister Kovask. Cette explosion nous a effrayés. Tout l’appartement est détruit, de même que celui d’à côté.

— Des victimes ?

— Une femme blessée légèrement.

Kovask soupira de soulagement.

— Quand j’ai appris que tout allait sauter, il était trop tard pour que je revienne là-bas désamorcer le dispositif.

— Pheng-Ho vous avait entraîné jusqu’ici ?

Il leur expliqua comment.

— J’avais compris qu’une femme était sa complice et que c’était elle qui me guettait dans le couloir, le doigt sur la détente de cette carabine à air comprimé. Il vaudrait mieux la désarmer d’ailleurs.

Shelby le regardait avec perplexité.

— Comment vous en êtes-vous tiré ?

— Pheng-Ho a commis une faute. Il a fait semblant de consulter sa montre et m’a dit que d’ici quelques minutes son ancien logement allait exploser. Or j’avais pu constater qu’il n’avait pas de montre. Je l’avais mis complètement nu quand je me suis présenté à lui, comme étant un rescapé de Formose. En fait c’était une façon de transmettre ses instructions à la jeune femme. Pour opérer il lui fallait quitter son poste. Elle ne me menaçait plus avec sa carabine. Elle était allée placer l’explosif. Vous connaissez la suite.

Luang s’inclina :

— Sans vous mister Kovask, nous n’aurions jamais découvert ce misérable qui jette un discrédit sur toute la population de Chinatown.

— Je ne pense pas qu’il ait gangrené vos compatriotes, répondit Kovask. Il était trop prudent pour cela.

Les spécialistes du F.B.I. arrivaient et commençaient de se plonger dans les dossiers. L’ordinatrice venait d’être mise en route et commençait de crépiter. Kovask avait faim et ce qui se passait autour de lui ne l’intéressait plus.

— Venez, dit Shelby. Notre rôle est terminé.

— Pas tout à fait cependant, fit doucement son adjoint. J’aimerais bien mettre la main sur l’assassin de Gann. Peut-être trouveront-ils son nom quelque part dans le fichier de Pheng-Ho.

Au-dehors la foule était toujours aussi compacte et ils eurent du mal à atteindre leur voiture. Le brouillard était rendu encore plus opaque par la poussière soulevée par l’explosion.

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