Horrifié, Michael regardait tantôt la fosse tantôt le visage de son chef.
— Voulez-vous dire que ? …
Il eut un haut-le-cœur et se retourna vivement, s’éloigna de quelques pas. Quand il revint, la démarche moins assurée et le teint livide, il évita de regarder la masse noirâtre des dépôts huileux.
— Mais comment avez-vous pu établir qu’il n’avait pas quitté le coin ?
— On a voulu nous le faire croire. Comment aurait-il pu remettre la dalle du toit presque en place ? Avec quel instrument ? On a trop fignolé. Je suis certain qu’on ne trouvera aucune trace de passage dans le caniveau.
Son visage s’adoucit.
— Gann ne nous avait pas fait faux bond. Au contraire, il avait dû découvrir quelque chose d’important, et voulait certainement nous en faire part. On l’a tué avant.
Il s’éloigna de la fosse.
— Venez. Il nous faut prévenir Helliot. Pendant ce temps tâchez de récupérer le commodore Shelby. Il ne doit pas avoir quitté encore la ville.
Quand le chef local du F.B.I. arriva avec sa section spéciale, une pompe vidait lentement la fosse. Le niveau n’avait baissé que de moitié. On avait placé un tamis à l’extrémité du tuyau et il fallait le nettoyer fréquemment.
Helliot écouta les explications de Kovask, le visage fermé.
— Ce n’est pas la première fois que j’essaye de sortir un cadavre d’un liquide avec un grappin. Dans la marine malheureusement nous y sommes habitués. Il est bien là.
Plusieurs hommes armés de perches écartaient les saletés du remous formé par l’aspiration. Soudain l’un d’eux désigna une forme noire qui commençait d’émerger.
— Là !
On put agripper le corps par ses vêtements, le hisser au bord de la fosse.
— Allez chercher un chiffon, dit Kovask à Michael. Faites vite.
L’enseigne n’était pas très à son aise. Un ouvrier de l’entrepôt sortit une serviette de sa poche.
— Vous pouvez y aller. Le pauvre gars …
Doucement le lieutenant-commander nettoya son visage. C’était bien Geoffrey Garni, la bouche tordue, les yeux révulsés. Kovask le retourna avec précaution. Il découvrit la déchirure en haut de la veste de travail.
— Un coup de couteau, comme pour Herman. Les hommes du F.B.I., éloignaient les curieux.
Helliot s’était accroupi lui aussi.
— Nous l’aurons mon vieux ! Je vous jure que nous aurons ce salopard.
Pour qu’un type aussi froid que lui prononce ces paroles avec une rage aussi concentrée, il fallait qu’il soit profondément bouleversé.
— Ils ne lui ont rien épargné. D’abord sa femme qu’ils ont enlevée, puis lui … Croyez-vous que nous la retrouverons vivante ?
— Je ne sais pas … Ils n’ont plus aucune raison de lui faire une faveur. Quoique … Nous en parlerons plus tard.
Un peu plus tard dans son bureau Helliot lui demanda pourquoi il avait fait cette réserve. Ils étaient seuls, Michael courant toujours après le commodore Shelby.
— D’après cette lettre écrite par Alberta Gann, la jeune femme est certaine d’être venue trois fois au moins à Seattle. Pourquoi ces retours ? Si le réseau a des correspondants un peu partout, il doit lui être facile de faire vérifier par ces hommes-là l’état de la jeune femme, et de veiller à son approvisionnement.
— Et vous en concluez que le wagon-cellule occupé par Mrs Gann vient régulièrement ici. C’était Herman qui en était seul responsable ?
— Certainement.
Helliot le regarda, le visage grave.
— Mais alors si nous ne l’identifions pas à son prochain passage…
— La jeune femme est condamnée à mort. Herman devait lui remettre la juste quantité de ce dont elle avait besoin. Il faut qu’ils soient absolument certains qu’elle ne peut s’évader.
Ils restèrent silencieux quelques secondes. Jusqu’à ce qu’Helliot lui parle des journaux trouvés chez Herman.
— Nous nous sommes procurés de nombreux exemplaires et nous les avons expédiés à Washington. Ils vont en coder tout le contenu pour les ordinateurs. C’est évidemment le travail le plus long, mais ensuite le résultat sera rapide. Les cerveaux électroniques nous donneront les anomalies constatées, les similitudes. S’il y en a.
— Combien de temps croyez-vous encore ?
— Une bonne semaine.
Il ne fit pas attention à la grimace dépitée de son vis-à-vis.
— Maintenant il nous faut réfléchir à ce que Gann avait bien pu découvrir, et comment son assassin l’a deviné.
— J’attends justement le commodore pour lui demander de faire photographier l’entrepôt de la W.T.C. à très basse altitude.
— Autre chose. Herman n’avait tout de même pas de grandes responsabilités. Comment pouvait-il accéder à un wagon entreposé dans l’enceinte de cette société ?
— J’y ai songé. À l’exception des périodes de pointe, il n’y a jamais qu’une équipe de nuit de cinq hommes. Herman pouvait se balader sans risque un peu partout, et la direction lui déléguait pour la nuit les pleins pouvoirs.
On frappait à la porte du bureau et un G’man entra porteur d’une feuille.
— On nous envoie ça du fichier de Washington.
Après y avoir porté son regard, Helliot eut un sourire.
— Eh bien, du nouveau ! Savez-vous qui était Herman ? Un ancien adjudant de l’infanterie. Fait prisonnier en Corée par les Chinois. Libéré tout de suite après l’armistice. Sous surveillance pendant un an, comme tous les prisonniers relâchés un peu trop vite par les Chinois. Non seulement il disparaît ensuite, mais ne fait aucune démarche pour toucher sa pension d’ancien combattant.
Kovask prit le message des mains d’Helliot et le relut.
— Il a été capturé au cours de l’offensive chinoise à Munsan au nord de Séoul. En janvier 1951 certainement. Il est resté deux ans entre les mains des hommes de Pékin.
Il reposa le papier sur la table.
— Savez-vous que c’est une information capitale ? Jusqu’à présent nous accusions les Russes. On peut désormais se demander s’il ne s’agit pas d’une tentative de provocation.
Quand le commodore Shelby arriva flanqué de Michael, il commença de faire des reproches à Kovask.
— Vous n’auriez jamais dû vous séparer de Gann. Notre position est bien délicate maintenant.
Puis il prit connaissance du message et son mécontentement tomba.
— Sensationnel en effet ! Je suppose qu’un type comme Herman se souciait peu de travailler pour Moscou. Il n’a pu marcher que dans une combine dirigée par Pékin. Cette fois nous allons vers du solide.
Michael louchait sur le message, et Helliot le fit glisser vers lui.
— Que croyez-vous que ce malheureux garçon avait découvert ?
Il donna son accord à la demande de Kovask.
— Entendu. Un hélicoptère de la Navy survolera les entrepôts cette après-midi et prendra autant de photos qu’il sera nécessaire. Cependant ne pensez-vous pas que cela va alerter l’assassin ? Il ne peut que faire partie du personnel de la W.T.C.H a dû surveiller étroitement l’instituteur, le surprendre alors que l’autre devait exulter de joie.
Un court silence suivit, dédié à Geoffrey Gann.
— Je pense qu’à partir de quatre heures nous pourrons examiner ces épreuves, dit ensuite le commodore.
— Quant à moi, ajouta Helliot, je fais étroitement surveiller l’entrepôt. Il se peut que l’un des membres du personnel ait une attitude bizarre durant les évolutions de l’hélicoptère. Ce sera le moment d’en profiter.
L’attente leur fut interminable, et lorsque les épreuves encore humides arrivèrent au bureau d’Helliot, ils se précipitèrent dessus comme des affamés. Déroulées elles tenaient toute la surface de la table de travail. Chaque détail ressortait de façon extraordinaire, et l’on pouvait voir à côté de la fosse à gas-oil la pancarte d’interdiction de ramer couchée sur le sol.
À cette occasion, Kovask pensa que s’il n’avait pas empêché son adjoint du fumer, le contenu de la fosse aurait pu s’enflammer et Gann aurait disparu à jamais.
Il raconta cet épisode au commodore.
— Je me demande même si telle n’était pas l’intention de l’assassin. Il avait versé de l’essence à la surface des résidus huileux. Imaginez que le feu s’y soit mis ? On n’aurait même pas pris le soin de l’éteindre, car cette fosse est isolée et la direction aurait certainement été satisfaite de se débarrasser ainsi de son contenu.
Muni d’une forte loupe, Helliot procédait centimètre par centimètre. Michael, penché sur une autre épreuve, bâillait à se décrocher la mâchoire et défaisait une tablette de chewing-gum.
— Kovask venez voir.
L’enseigne se déplaça en même temps que lui, et l’interpellé dut le repousser pour se pencher sur le point désigné par Helliot.
— Suivez mon crayon.
En fait de point c’était une double ligne, celles de rails dissimulés dans l’herbe.
— Une voie inutilisée.
— Oui, mais regardez. Ici, elle disparaît presque complètement sous les herbes folles. Dans la partie où elle amorce un tournant. Elle reparaît ici près de cette porte qui coulisse également sur un rail.
Kovask fronçait le sourcil.
— Croyez-vous que ce soit la même ?
— Pourquoi pas ? On dirait qu’on a voulu la camoufler, la faire oublier. Cette porte coulissante a l’air vétusté et ne doit pas être utilisée depuis des années, et elle donne sur un entrepôt que l’on voit bien sur cette photo.
Maintenant ils étaient tous les quatre rassemblés. Les trois autres écoutaient le chef du F.B.I. avec attention.
— Je me demande si ce terrain, ce hangar croulant appartiennent à la W.T.C. Nous allons consulter le plan cadastral. Il y a un exemplaire au deuxième étage.
Les employés du bureau en question parurent sidérés par cette invasion. Helliot, avec une rapidité due à l’habitude, localisa immédiatement l’entrepôt inconnu.
— Il appartient à la Matson Co. In.
Se tournant vers l’un des employés :
— Sortez donc la fiche.
Pendant ce temps le doigt d’Helliot suivait une ligne noire sur le plan.
— Cette société est aussi raccordée au réseau normal, de ce côté-là. Curieux !
Il prit la fiche que l’employé lui tendait.
— Société en faillite depuis dix ans. Les locaux et l’emplacement ont échappé à la mise sous séquestre après paiement des dettes en 1956. Recherchez-moi quels sont les héritiers de ce Matson. Pendant ce temps nous allons faire un saut là-bas.
À la W.T.C. on ne leur accorda aucune attention. On commençait à les connaître. Un G’man précisa seulement qu’au cours du survol des entrepôts par l’hélicoptère de la marine, on n’avait rien signalé de particulier.
— Notre gars doit rudement se méfier, dit Kovask.
Malgré tout il ne pouvait s’empêcher de porter des regards soupçonneux à toutes les figures qu’il rencontrait. Ce pouvait être ce docker ou bien cet employé de bureau en blouse blanche. La fièvre du chasseur le gagnait. Chaque heure réduisait le cercle autour du gibier et ce dernier finirait par se trahir.
— Rejoignons cette voie.
Elle se raccordait à celle du quai B.
— Un des plus encombrés, constata Kovask.
Puis elle se dissimulait dans des herbes si fournies qu’elle échappait à tous les regards. Il avait fallu l’hélicoptère pour la déceler. Et surtout l’agrandissement photographique.
Kovask arracha de cette herbe sous le regard intrigué de ses compagnons.
— Même à vingt mètres d’altitude un observateur humain n’aurait pu la voir, dit le Commodore.
— Trop fournie pour être sauvage. On a dû la semer là à dessein.
— Certainement, dit Helliot. C’est du bon gazon qu’on n’a pas tondu.
La porte montée sur rail était verrouillée, mais le responsable du F.B.I. avait prévu le coup. Il sortit une trousse de parfait cambrioleur et dégagea le pêne.
— Les roulements ont été récemment huilés, constatait Shelby accroupi dans l’herbe.
De fait, malgré son poids et sa vétusté apparente, elle roula facilement.
— Nous voilà dans l’entrepôt de la Maison, ils pénétrèrent facilement dans le hangar puisque la voie ferrée elle-même y accédait. Tout de suite le regard de Kovask fut attiré par des boîtes de conserves de toutes sortes entassées dans un coin.
— Fabrication récente. Regardez pour le lait. À consommer avant le 31 juillet de l’année prochaine. Je crois que nous approchons du but. Il faudra inspecter tout ça. Il se peut que madame Gann ait laissé un message, mais j’en doute. En fait elle devait être au courant des activités secrètes exigées de son mari par ses ravisseurs. Elle savait qu’en faisant appel à la police elle risquait de l’envoyer en prison. Gann nous a dit d’elle qu’elle possède beaucoup de sang-froid et une grande intelligence. Les indices qu’elle a dû laisser ne devaient donc être destinés qu’à son mari.
Helliot, à quatre pattes sur le sol, flairait une tache blanchâtre entre les voies.
— Hum ! Je crois que …
Il promena son doigt dessus, présenta ensuite celui-ci à sa langue.
— Carbonate de sodium certainement.
Son expression devint gênée.
— On a certainement vidangé là un W.C. chimique. Vous savez ces trucs qu’on emploie dans les caravanes ou les bateaux de plaisance ?
Il se releva, essuya ses genoux.
— Je vais quand même prélever un peu de cette terre pour plus de certitude.
Shelby furetait également un peu partout, tandis que Michael retournait du bout du pied quelques boîtes de conserves. Il avait l’air de s’ennuyer profondément.
— Et ça ? dit le commodore.
Une bande de papier paraffiné qu’il extrayait du tas d’ordures.
— Elle entourait une boîte de filets de saumons. Regardez ce qu’elle représente.
La marque était bien connue par son petit Esquimau hilare brandissant son harpon. Tout autour on avait tracé une forme assez curieuse.
Shelby triomphait devant la tête que faisait Kovask.
— Vous ne voyez pas hein ?
— C’est fait au crayon, et avec une telle adresse qu’on croirait que cela fait partie du dessin original.
— Ouais. Moi qui passe mon temps devant la carte des Aléoutiennes je reconnais bien ce contour. C’est celui de l’île de Kena. Alberta Gann avait destiné ça à son mari. Lui aussi connaissait bien les contours de l’île puisqu’il les faisait certainement étudier à ses enfants dans ses leçons de géographie locale.
— C’est la meilleure preuve du passage de la jeune femme.
Helliot soudain se dressa :
— Écoutez.
Des notes cristallines leur parvenaient.
— Le carillon suisse de l’église. C’est l’heure de l’Angélus ! s’exclama Michael.
— Satisfaits ? Nous savons maintenant que le Wagon où elle est enfermée séjourne ici. Il ne nous reste plus qu’à l’identifier. Ce ne sera guère facile.
— Oui, renchérit Kovask. Herman devait réceptionner le wagon parmi les dizaines d’autres. En pleine nuit il le détachait, s’arrangeait pour l’entreposer ici. Il lui fallait bien deux ou trois jours pour le réapprovisionner, et surtout retrouver des circonstances favorables pour le relancer dans le circuit.
Helliot, qui s’était éloigné, revint avec plusieurs de ses hommes.
— Fouillez attentivement tout ça et mettez de côté ce qui vous paraîtra digne d’intérêt. Avertissez-moi des découvertes importantes. Nous rentrons à la maison. Les renseignements sur Matson ou ses héritiers doivent être arrivés.
Durant le trajet aucun ne parla. Tous sentaient qu’ils brûlaient, du moins pour cette première partie de l’énigme. Restait à découvrir le grand patron du réseau et l’explication des diffuseurs de brouillard.
Sur son bureau, Helliot trouva des textes de télétypes et une série de notes glanées dans les bureaux ferroviaires.
— Écoutez. La compagnie Matson a été rachetée par un certain Maner demeurant à Sacramento, pour le transport de matières inflammables …
— Sacramento, là où a été postée la lettre d’Alberta Gann. Mais ensuite ? Est-il question de cadre de déménagement ?
Kovask se penchait anxieusement vers les notes.
— Non. Ce Maner a acheté trois wagons-citernes seulement. Il utilise le vieil entrepôt de la Matson lorsque ses wagons viennent dans le coin. On a fait le nécessaire à Sacramento, auprès de l’agence locale du F.B.I.
La nuit était tombée lorsque les renseignements arrivèrent. La société, dirigée par ce Maner, était peu importante et n’occupait qu’un tout petit bureau dans un vieil immeuble. Le personnel se réduisait à une vieille fille secrétaire qui prenait les commandes, assurait les contacts avec la Western Pacific. Maner louait ses wagons à des entreprises aussi peu importantes que la sienne, des sociétés vendant des carburants spéciaux pour l’industrie.
— Ce Maner a bien des entrepôts ?
— Oui. Un simple hangar non loin de la station du Western Pacific. La vieille fille a déclaré que son patron était constamment en voyage, et lui téléphonait presque tous les jours. D’autre part il ne lui rend visite que tous les quinze jours environ.
— Bien louche tout cela.
Shelby se tourna vers Kovask.
— Vous partez pour Sacramento et vous vous mettrez en contact avec le collègue local d’Helliot. Il nous faut ce Maner d’ici quarante-huit heures. Il va certainement téléphoner à sa secrétaire et il suffira de localiser la ville d’où vient le coup de fil.
— Oui, dit Helliot. Une équipe volante sera mobilisée jour et nuit dans chaque état, prête à bondir dans cette — ville-là. Il nous manque une photographie de ce Maner, ou du moins une description.
La pluie attendait Kovask et Michael à l’aéroport de Sacramento. Le voyage avait duré un peu plus de deux heures, et l’enseigne se plaignait d’avoir faim.
Un type vêtu d’un imperméable sombre et d’un chapeau de toile les attendait à la sortie.
— Le patron vous attend, dit-il laconiquement.
Ils montèrent dans la Buick spéciale à la longue antenne de radio. Le collègue d’Helliot se nommait Schoder. Une sorte de géant au sourire enfantin. Il broya leurs mains, les pria de s’installer et leur offrit un verre. Complètement différent d’Helliot, mais il n’avait pas chômé dans cette affaire-là.
— Vous allez voir miss Buck, la secrétaire. Nous lui avons simplement dit que son patron était inculpé dans une affaire de contrebande d’alcool. Les wagons-citernes de la société en transportent souvent.
— Entendu, dit Kovask.
Pour une vieille fille la secrétaire était encore bien conservée, et lorsqu’elle croisa ses jambes, les deux marins admirèrent leur galbe. Miss Buck avait l’air décidé.
— Je ne le vois que tous les quinze jours. La dernière fois remonte à la semaine dernière. Il arrive le matin et repart dans l’après-midi. Il voyage en avion. Je suppose qu’il traite d’autres affaires. Il vérifie mon travail et s’inquiète de connaître l’itinéraire de nos trois wagons.
Kovask lui demanda s’il ne s’inquiétait pas d’un wagon en particulier.
— Non, dit-elle après avoir réfléchi. Ils ont tous les trois des numéros. Nous avons le U 456 le T 589 et le W 905. Évidemment ces chiffres ne correspondent à rien du tout et ne servent que pour la façade. Ils laissent croire que la société est plus importante qu’elle n’en a l’air. Cependant le chiffre d’affaires est tout de même intéressant, puisque l’an dernier il s’est élevé à trente-cinq mille dollars. Le bénéfice net a été de vingt mille dollars, moins mon traitement et les charges sociales. Si Mr Maner a plusieurs affaires de ce genre, il n’est pas à plaindre. Il faut dire que mon patron a très bien organisé le trafic et que ses wagons ne chôment jamais. Ce qui tue une petite société comme la nôtre, c’est le retard dans l’acheminement et les attentes de fret.
— Aucun wagon n’a rapporté moins qu’un autre ?
Miss Buck avait tous ses chiffres en tête.
— Peut-être le W 905 qui ne transporte qu’une seule catégorie de carburant, du benzol spécialement traité, et qui de ce fait est très difficile à désodoriser. Il n’entre que pour 18 % dans le rapport total de l’entreprise.
Kovask posa la question décisive.
— Vous occupez-vous de déménagement ?
— En aucun cas. Nous n’avons ni cadres ni wagons découverts. Il se peut qu’une filiale existe quelque part, mais je l’ignore.
— Faites-moi une description physique de votre employeur.
Maner était un homme d’une quarantaine d’années, grand, mis avec une sobre élégance.
— Des cheveux gris, le visage encore jeune.
— Correct avec vous ?
Misa Buck rougit à peine, et peut-être du compliment direct que contenait cette question.
— Très correct. Trop même pour un patron moderne.
— Que voulez-vous dire ?
— Quantité de mes collègues sont fréquemment invitées, en tout bien tout honneur, par leur patron pour un déjeuner ou un voyage. Rien de tel avec Mr Maner.
— Vous a-t-il téléphoné aujourd’hui ?
— Non. Depuis trois jours je ne sais où le joindre.
Kovask soupira. Maner allait-il lui glisser entre les mains comme les autres ? Ce réseau était terriblement bien organisé, et chaque fois qu’on découvrait une nouvelle piste elle s’interrompait vite.
— Il y a pourtant plusieurs lettres qui attendent. Il lui faut prendre des décisions. Un wagon, le U 456 est à l’entrepôt depuis bientôt quarante huit heures, et je ne sais où l’envoyer.
— Vous ne connaissez pas du tout l’adresse de votre employeur ?
— Non.
— Vous ne vous êtes jamais étonnée de tant de discrétion.
Elle soupira.
— Si. Mais voyez-vous j’ai presque cinquante ans, et il devient de plus en plus difficile à cet âge de trouver un emploi. Je m’efforçais de penser que tout cela était régulier.
Son visage s’anima et son ton prit de la force :
— Je puis vous jurer que mes dossiers et mes archives ne contiennent pas la moindre équivoque. Mon désir de gagner ma vie confortablement n’allait pas jusqu’à me faire complice de quoi que ce soit. Si Mr Maner a fait de la contrebande, c’est absolument à mon insu.
— Je vous en prie mademoiselle, dit Kovask avec un sourire charmeur. Je vous crois absolument innocente. Vous pouvez d’ailleurs rentrer chez vous. Je passerai à votre bureau demain matin.
Quand ils furent seuls Schoder précisa :
— Je la fais filer et le bureau est sous surveillance. J’ai deux gars à l’intérieur, et deux autres dans la rue. Elle a oublié de vous préciser que notre homme possède un petit studio à côté de ce bureau, mais qu’il ne l’occupe que très rarement.
— Allons-y quand même.
C’était dans le centre, mais dans une rue étroite et assez sordide. Même l’éclairage public semblait en défaillance.
— À la place de miss Buck je n’aurais guère aimé travailler là.
— Maner lui file cinq cents dollars par mois. Y’a de quoi accepter pas mal de choses, précisa Schoder.
L’immeuble était vétuste et des officines plus ou moins louches, des sociétés sans grand près, tige, un éditeur un peu spécial et une tireuse de cartes s’y étaient installés.
Schoder frappa selon un code convenu à la porte du troisième étage, et un de ses hommes vint ouvrir.
— Rien à signaler, dit-il.
Une entrée miteuse, puis un bureau avec deux tables de travail, des classeurs et enfin une porte donnant sur le studio. Dans ce dernier se trouvait un petit divan, un réchaud à gaz et un lavabo.
— On a fouillé partout.
Kovask alluma une cigarette et regarda autour de lui. Il avait une impression de déjà vu.
— On recherche partout ces wagons, mais je me demande ce qu’ils peuvent nous apporter.
— On ne sait jamais, dit Kovask.
— Venez voir le planning de miss Buck. Cette fille est si bien organisée que nous saurons bientôt où se trouve chacune des citernes.
Kovask quitta la pièce à regret. Il lui semblait que quelque chose lui échappait. Michael fouillait ses poches avec un désespoir comique.
— Donnez-moi une cigarette.
Êtes-vous en suspension de solde ? lui demanda Kovask. Je suis obligé d’en acheter deux paquets par jour depuis que Shelby a eu la mauvaise idée de vous atteler à mes trousses.
Michael eut son rire désarmant et alluma une cigarette.
— Venez avec moi étudier le planning, dit Kovask.
Le T 589 roulait du côté de la frontière mexicaine et serait à Los Angeles le lendemain. Le U 456 se trouvait à l’entrepôt de Sacramento. La position du W 905 était moins précise. Partant de Salt Lake City il devait joindre Sacramento à une date indéterminée.
— Il est marqué vide. Maner n’est certainement pas pressé de le faire rentrer et espère lui trouver du fret en route.
— Hum ! grogna Kovask. Et si entre-temps il le faisait passer à Seattle ?
Les deux hommes se regardèrent. Michael se détacha d’eux et revint dans le studio. Kovask, voulant se débarrasser de son mégot, le suivit. Il avait vu un cendrier sur la table.
— Tiens, remarqua Michael qui lui aussi écrasait sa cigarette. Il y a un mégot de cigarillo là-dedans.
Kovask fut frappé. Il savait pourquoi il avait eu une impression de déjà vu.
— Bon sang, Michael, vous souvenez-vous de cette odeur dans l’appartement d’Herman ?
— Oui. C’est la même. Voulez-vous dire qu’Herman serait venu ici ?
Kovask avait même peur de comprendre.
— Nom d’un chien ! Noua avons tourné en rond. Maner. Herman. Il suffit d’inverser les deux syllabes … Il ne venait que tous les quinze jours et ne restait que la journée. Évidemment … Il appelait par téléphone pour donner ses instructions. Il changeait de personnalité, d’habits.
Michael était estomaqué. Schoder n’avait pas l’air très convaincu.
— Demandez à Seattle d’envoyer la photo de cet Herman en bélino.
Le chef du F.B.I. décrocha le téléphone et transmit la demande.
— D’ici une heure certainement. Vous croyez avoir trouvé votre homme ?
— Oui, dit Kovask, à la morgue.
Du poing il frappa dans la porte entrouverte et le contreplaqué se fendilla.
— Voilà. On croit réussir et on tourne en rond. Herman à Seattle, Maner ici. Le même homme. Miss Buck va certainement le reconnaître sur la photo. On est revenu au même point.
— Espérons que les wagons nous livreront leur secret, dit Michael pour le réconforter.
Kovask, trop furieux, laissa Schoder porter la bélino à miss Buck. Quand il revint sa tête était suffisamment expressive pour que le dernier doute soit levé.
— C’est bien lui. D’abord elle a été choquée, puis en y regardant mieux … Il fume des cigarillos. Un détail qu’elle avait omis.
Michael était moins sous le coup que son chef.
— Un type formidable tout de même ! Une cloche à Seattle, un patron élégant et mystérieux ici. À lui seul il dirigeait tout un réseau. Il devait également pointer ses livraisons de carburants spéciaux, surprendre ainsi le secret de certaines usines.
Il avait raison. Un type insignifiant, d’apparence inoffensive et qui gardait ses mégots dans une boîte ronde.
— Que faisons-nous, patron ?
— Il y a un avion pour Seattle dans la nuit. On va le prendre dit Kovask. Je suppose que vous avez faim ?
Michael n’osait l’avouer.
— Allons bouffer.
Quand ils arrivèrent à Seattle ils furent tout de même surpris de voir Helliot et Shelby qui les attendaient. Les deux hommes étaient au courant de l’échec de Sacramento, puisque Kovask avait ensuite téléphoné au commodore.
Shelby paraissait surexcité.
— Un truc épatant ! dit-il. La jeune femme est retrouvée. Dans le W905.
Kovask le regardait incrédule.
— On a arrêté le convoi, séparé le wagon. Il contenait simplement de l’essence ordinaire. On a vidangé pour constater que le liquide ne pouvait remplir que la moitié de la place disponible.
C’était à peine croyable, et Kovask eut l’impression que sa langue s’épanouissait.
— Voulez-vous dire que Mrs Gann était dans un compartiment étanche au milieu de cette essence ?