CHAPITRE V

Quand Kovask immobilisa sa voiture devant le petit chalet en bois, il dédia une pensée reconnaissante à tous les services de police et de renseignements qui, en moins de trois jours avaient découvert l’endroit où Geoffrey et Alberta Gann passaient habituellement leur congé du nouvel an. Le couple n’avait pas les moyens de fréquenter un hôtel. Il louait simplement un tout petit appartement à une vieille dame, Mrs Blatasky.

Âgée de quatre-vingts ans, d’aspect encore vigoureux et alerte, elle vint lui ouvrir.

— Entré, dit-elle. Je vous attendais.

Sa visite avait été annoncée le matin même à la vieille dame.

— Allons tout de suite à leur appartement. Je n’ai rien touché depuis la Noël et j’allais le nettoyer pour les grandes vacances.

— Avaient-ils l’habitude de venir ici ?

— Bien sûr. Ils s’y plaisaient beaucoup et préféraient passer leurs vacances ici plutôt que de courir le risque de dépenser de l’argent aux U.S.A.

Elle aussi parlait ainsi du pays. L’Alaska avait beau être le quarante-neuvième état, les gens n’en continuaient pas moins de se croire à l’étranger.

— Voilà.

Un studio avec un large divan, une petite cuisine avec une douche dans un angle.

— Ils sont arrivés vers le vingt décembre. Le cinq janvier elle n’était plus là. J’avais été invitée chez des amis à Nome et c’est au retour que j’ai appris qu’elle l’avait quitté.

— Quelle était son attitude ? Elle hocha tristement la tête :

— Il était bien malheureux. Ils s’entendaient fort bien. Toujours aussi amoureux l’un de l’autre qu’au premier jour et … Je n’arrivais pas à y croire.

— Que vous a-t-il dit ?

— Eh bien, qu’elle ne pouvait plus supporter cette vie pénible, ce pays etc, etc … Elle était repartie aux U.S.A.

Kovask regardait autour de lui.

— Avait-elle emporté des bagages ?

— Ma foi elle devait être si en colère qu’elle n’a emporté qu’un petit sac. Le lendemain il lui a préparé une pleine valise d’effets.

Pour la première fois un fait précis était cité.

— Une valise, dit Kovask avec le plus de calme possible. Savez-vous comment il la lui a fait parvenir ?

— Il me l’a confiée et un homme est venu la chercher alors qu’il était en ville. J’ai trouvé ça bizarre, car ensuite il m’a avoué être allé au cinéma.

— Quel genre d’homme ?

— Une sorte de camionneur. Un Américain. Il a transporté la valise jusqu’à une camionnette, puis alors que je croyais qu’il allait revenir jusqu’ici, il a filé. J’ai même cru que c’était un escroc mais non. Mr Gann a trouvé la chose normale.

Kovask lui demanda la description de cet homme.

— Oh ! je m’en souviens. Tout cela était si bizarre. Un garçon d’une trentaine d’années, robuste quoique de taille moyenne. On aurait dit un Indien.

— Aucun autre détail significatif ?

Mrs Blatasky réfléchit quelques secondes.

— Non, absolument aucun.

— Quelles étaient les habitudes du couple quand il venait ici ?

Avant de se lancer dans de tels détails elle insista pour lui offrir du café, et il la suivit jusque dans son living. Elle s’égara en lui expliquant qu’elle avait épousé le descendant d’anciens colons russes. Il eut du mal à la ramener à son sujet.

— Ils sortaient tous les jours, mangeaient souvent dehors le soir. Parfois ils allaient faire du ski.

— Avaient-ils un endroit préféré ? Un bar ? Un salon de thé ?

— Je ne sais pas ils allaient au cinéma, au bowling, faire du patin à glace sur la piste de l’Impérial.

Une enquête était menée par le F.B.I. local pour retrouver la trace des deux jeunes gens.

— Cela fait la quatrième année qu’ils viennent chez vous ?

— Oui bien sûr. Je les regretterai beaucoup.

— Permettez-vous que je fouille dans les tiroirs ?

Il commença par un petit bureau installé à côté de la fenêtre, n’y trouva que des illustrés et des dépliants publicitaires. Il les mit de côté et poursuivit ses recherches.

Ce fut dans le haut de la petite bibliothèque vitrée qu’il mit la main sur une douille de carabine à répétition.

— Tiens. Une 32 WCF pour une carabine Colt. Votre locataire chassait-il ?

Mrs Blatasky approuva de la tête.

— Oui. Il s’abonnait avec sa femme à ces chasses tarifées. Vous savez, un avion vient prendre une dizaine de personnes, les transporte à mille kilomètres dans un endroit où ils trouvent un chalet confortable, et où ils peuvent chasser le morse, l’ours et même le phoque. Mais je ne crois pas qu’ils y soient allés cette année.

Kovask examinait toujours la douille, la reniflait. L’odeur de poudre brûlée était encore puissante.

— Mrs Blatasky, j’ai la certitude que cette cartouche a été utilisée depuis moins d’un an. Combien de temps êtes-vous restée à Nome chez vos amis ? La vieille dame eut un petit rire gêné.

— Une dizaine de jours. À vrai dire, j’ai trop mangé pour le réveillon et je me suis alitée pendant deux jours. Ils n’ont pas voulu que je reparte avant d’être parfaitement rétablie.

Justement, dans les prospectus publicitaires, deux étaient diffusés par des organisateurs de chasse, et les autres par des maisons de sport spécialistes de l’équipement cynégétique.

— Je reviendrai peut-être, dit Kovask en se dirigeant vers la porte.

Mrs Blatasky le suivit à petits pas rapides.

— Dites-moi, que lui est-il arrivé ? Elle … Rien de fâcheux n’est-ce pas ?

— Elle a disparu depuis cette date et son mari la fait rechercher. Au revoir madame.

Une heure plus tard il avait découvert le club de chasse où le couple s’était inscrit. « Moose in the sight » était installé dans la 4e Avenue au-dessus d’un bar, également appelé Moose Club. Une jeune femme brune et sympathique l’accueillit. Gann dites-vous ? Une seconde.

Elle compulsa son dossier.

— En effet. Ils ont passé le premier de l’an dans notre chalet de Galena sur les rives du Yukon, ils s’étaient inscrits pour la chasse et avaient retenu un traîneau à chiens pour le 3 janvier.

— Pouvez-vous me dire à combien se sont montées leurs dépenses ?

La jeune femme eut l’air surpris mais elle le lui précisa :

— Deux cent-cinquante-cinq dollars avec la location du traîneau. Nos tarifs sont soigneusement étudiés.

— En effet.

La somme n’était pas exorbitante. Il essayait de savoir si Gann n’avait pas par hasard une autre source de revenus. Il ne comprenait pas pourquoi l’instituteur avait accepté de travailler pour un réseau ennemi. Il ne pouvait y avoir que trois motifs, idéal, argent ou chantage. Les renseignements fournis par le « Department of Native affairs » étaient excellents. Gann n’avait jamais fait de politique, et il était peu probable qu’il se soit décidé à prendre parti de façon aussi grave. Malgré les recherches faites, on n’avait trouvé à son actif ni encaissements bancaires importants ni dépenses exagérées. Restait le chantage.

— Puis-je vous être utile ? Vous paraissez ennuyé.

La jeune femme s’était accoudée sur son bureau, un genou sur son fauteuil. Sa jupe étroite moulait une cuisse ronde et une croupe agréable.

Il sourit.

— Ne s’est-il passé aucun incident durant le séjour du couple à Galena ?

Elle revint à son classeur.

— Vous avez raison de me le demander, car nous gardons note de ce genre de choses, de façon à éliminer les indésirables. Vous savez ceux qui boivent plus que raison et sont une source d’ennuis pour notre résident local, les femmes mariées un peu trop allumeuses, les époux un peu trop coureurs et même les geignards, les rouspéteurs.

Kovask sourit.

— Votre organisation est vraiment sensationnelle.

— Relax avant tout, dît-elle avec un regard complice. Elle était vraiment agréable à regarder et paraissait apprécier l’allure de son visiteur. Elle chercha en secouant la tête.

— Rien au nom des Garni.

— Combien y avait-il de participants à cette semaine-là ?

— Une vingtaine. Vous voulez que je cherche à chaque nom ?

— Je vous ennuie ?

— Pas du tout, murmura-t-elle en rougissant. Elle réunit toutes les fiches puis les compulsa soigneusement. Kovask s’approcha d’elle et jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.

Le parfum de la jeune femme était très agréable et il regardait avec plaisir la douce ligne de son cou, la naissance de sa poitrine dans l’ouverture du chemisier.

— Rien, dit-elle. Je suis désolée. Il ne reste plus que le rapport du résident, mais n’en attendez rien. Dès que je le reçoit je transcris toutes les indications sur les fiches.

— Examinons-le quand même.

Il comprenait quatre pages dactylographiées. Le résident notait les événements jour après jour. À la date du 4 janvier il avait souligné une phrase. L’ongle effilé de la jeune femme la désigna :

— Décompte des cartouches tirées. Il manque une douille de carabine Colt 32 WCF. Impossible de remettre la main dessus.

Kovask tressaillit. Il sentait qu’il avait enfin trouvé le début d’une piste sérieuse.

— Ça vous intéresse ?

— Oui, confessa-t-il. Vous venez de me rendre un très grand service.

Il chercha son regard.

— Acceptez-vous de dîner avec moi ce soir pour vous dédommager ?

À nouveau, elle rougit.

— Vous croyez ? Nous nous connaissons à peine.

— Dites-moi votre prénom, tout ira bien mieux ensuite.

— Nelly.

Il se présenta et ils prirent rendez-vous pour sept heures au bar du rez-de-chaussée. Kovask remonta dans la voiture mise à sa disposition par la Navy et gagna le siège du F.B.I. Il demanda le lieutenant Bassano qui avait dirigé toute l’en, quête. C’était un italo-américain trapu, avec un visage de boxeur et des cheveux noirs très frisés.

— Rien d’intéressant pour vous, grogna le fédé en lui indiquant un siège de sa main épaisse. Et vous ?

Kovask le mit au courant de sa trouvaille.

— Intéressant ça, qu’en concluez-vous ?

— Rien pour l’instant. Il faut que j’appelle ce résident de Galena.

— Nous pouvons l’obtenir en priorité.

C’est bien pourquoi Kovask était venu. Une demi-heure plus tard la liaison-radio était établie. Le résident, qui se nommait Lytton, se souvenait parfaitement de cette douille disparue.

— C’est assez rare, reconnut-il, et pour éviter, d’importuner mes clients je leur fais déposer le soir les douilles utilisées dans la journée dans une boîte. Évidemment je n’ai pu savoir qui en avait perdu une.

— Vous ne savez pas à quoi a pu servir la balle ?

— Non. Absolument pas. Il se peut que l’un de mes clients ait conservé cette balle comme souvenir.

Kovask termina, fortement déçu. Ce fut en regardant l’énorme carte de l’Alaska installée dans le bureau de Bassano que l’idée lui vint. Elle était assez hasardeuse cependant. Du doigt il suivit le cours du Yukon depuis Galena, et nota les différents postes installés sur son cours jusqu’à l’embouchure.

— C’est le commencement de la débâcle, expliqua-t-il à Bassano. Voulez-vous envoyer un message collectif de recherche ?

Bassano inclina la tête :

— Bien. Concernant qui ?

— Une personne, homme ou femme je l’ignore, mais certainement un homme dont le corps aurait été trouvé dans le fleuve depuis le début de la débâcle. Signe particulier, doit avoir une balle 32WCF de carabine colt dans le corps.

Le lieutenant regarda sa montre.

— Six heures. Vous serez obligé d’attendre demain matin. Si vraiment il y a du nouveau je vous téléphonerai à votre hôtel.

Kovask passa une excellente soirée, dîna de bon appétit. Nelly l’invita à boire un dernier verre chez elle mais se défendit calmement contre ses entreprises. Il n’insista pas et rentra à son hôtel un peu après minuit. Un message de Bassano l’attendait. Il téléphona à son bureau et l’homme de permanence lui annonça qu’un cadavre avait été retiré du Yukon, à Holy Cross la semaine dernière. L’homme avait reçu une balle de carabine Colt 32 WCF en pleine poitrine. Le lieutenant lui signalait qu’un avion s’envolerait le lendemain matin à sept heures, pour le transporter à Holy Cross. Le Cessna atterrit à dix heures trente sur la piste encore gelée de l’aérodrome. Le pilote sauta à terre et défit son serre-tête.

— Nous ne pourrons repartir que cet après-midi. Dans la journée le terrain sera un véritable bourbier et je n’ai que des skis.

Le poste ne comprenait qu’une vingtaine de baraques en bois construites sur de courts pilotis. Il pataugea dans la boue de la rue principale avant d’apercevoir le Yukon. Le spectacle ne manquait pas de grandeur et l’énorme rivière colportait des glaçons de la taille d’une voiture.

Un grand gaillard venait vers lui, faisant gicler la boue sous ses bottes.

— Je suis le shérif délégué. Je suis ici depuis la découverte du corps mais mon enquête n’a guère avancé. Le corps a pu venir de très loin sous la glace. Ce sont des choses qui arrivent ici. Par chance le toubib volant a fait une autopsie voici trois jours et a découvert la balle. Jusque-là nous avions pensé qu’il s’était blessé accidentellement ou qu’un objet pointu avait déchiré son cadavre sous la glace.

— Avez-vous son identité ?

— Il avait sur lui un passeport dans une poche étanche. Malgré tout un peu d’humidité a altéré le papier. Il s’agit d’un certain John Menis, né à Butler en Pennsylvanie en 1933, profession : convoyeur. Il travaillait pour la Continental Carnages. Voici un bulletin de paye.

Ils accédaient à une galerie ceinturant un grand chalet de bois. Le shérif délégué désigna une petite construction accolée au bâtiment principal.

— Nous avons déposé le corps dans un garde-manger désaffecté.

— Vous avez un rapport d’autopsie ? Il parut embarrassé :

— À vrai dire le toubib n’était pas obligé de la pratiquer, et il l’a fait pour me faire plaisir. Il s’est surtout contenté d’extraire la balle pour que nous l’examinions.

Le corps était sous une couverture. L’homme était de grande taille, très musclé, à peine abîmé par son séjour dans l’eau. Kovask laissa tomber la couverture.

— Les objets trouvés dans ses poches ?

— Venez voir.

Ils étaient dans une caissette en bois. Un pistolet de gros calibre écrasait une bouillie encore humide faite de cigarettes, d’un mouchoir et de billets de banque inutilisables. L’arme était rouillée.

— Le chargeur est incomplet, précisait le shérif. Quatre balles. Impossible de savoir s’il a tiré sur son agresseur ou non, évidemment.

La photographie du passeport était encore de bonne qualité, l’humidité ne l’ayant pas trop abîmée. Kovask glissa tous ces papiers dans sa poche.

Et ça ? fit l’autre en désignant la caissette. Kovask haussa les épaules.

— Gardez-le. Nous vous tiendrons au courant des suites de l’enquête.

— Un accident de chasse ou un crime ?

Il ne s’étonnait pas de la présence de l’arme dans les poches du mort. Dans ce pays c’était une chose assez ordinaire.

— Puis-je envoyer un message au F.B.I. d’Anchorage ? Cela m’avancera énormément.

Le lieutenant Bassano reçut toutes les informations pour commencer son enquête.

Il invita le shérif au petit restaurant local, tua difficilement le temps jusqu’à l’heure du décollage. Dans l’appareil, à plusieurs reprises, il examina la photographie de John Menis. Le type n’avait pas dû être commode et il avait le faciès d’un bagarreur.

Le lieutenant Bassano l’attendait à l’aéroport.

— Du nouveau ? fit Kovask en lui serrant la main.

— Pas mal en effet. D’abord ce type est fiché chez nous, soupçonné d’avoir été un tueur à la solde de quelques patrons de l’International Brotherhood of teamsters.

— Le syndicat des camionneurs ? Celui qui a eu pas mal d’histoires avec vos collègues en 1959 ?

— Oui. John Menis semblait s’occuper des petites entreprises pour leur imposer le fret. Il agissait alors sous le nom de Mariai. Ça faisait plus gangster certainement mais Menis est son vrai nom.

— Une fripouille quoi ?

— Oui. À la Continental ils l’employaient comme « sleeper »[2] et ils étaient contents de lui. Sauf qu’il demandait souvent des congés. Ainsi il avait demandé un congé de quatre jours à l’époque de sa disparition. Évidemment ils n’avaient plus entendu parler de lui.

Kovask se dirigeait vers sa voiture.

— Je vais monter avec vous, dit le lieutenant. Le temps de dire un mot à mon chauffeur.

Ils roulèrent dans la quatrième Avenue dans le flot des voitures, tandis que les enseignes lumineuses commençaient de s’allumer çà et là.

— On ne se croirait jamais à trois cents et quelques miles du cercle polaire.

Kovask conduisait en réfléchissant, et grogna son approbation à cette déclaration du lieutenant.

— Dites-moi, fit-il à un feu rouge, Menis devait avoir un collègue pour les transports lointains. Un autre sleeper ?

— Bien sûr, dit Bassano. Le gars a été collé avec un autre. C’est un certain José Ladan.

— Il habite Anchorage ?

— Oui, mais il est en déplacement en ce moment sur « L’Alcan »[3] à bord d’un vingt tonnes. En route vers Seattle dans l’État de Washington. Le voyage doit durer une semaine environ.

— Quand est-il parti ?

— Avant hier. J’ai recopié son programme dans les bureaux de la Continental. Il doit faire halte dans plusieurs endroits.

Kovask glissa la feuille de papier dans sa poche.

— Rien à signaler sur ce José Ladan ?

— Non. J’ai pu me procurer sa photographie et les télétypes l’ont envoyée jusqu’à Washington. Ça n’a rien donné.

Le marin se tourna vers lui.

— Vous avez fait un excellent travail.

— Hum, fit le policier. Autre chose. Le Commodore Shelby vous attend à votre hôtel.

Kovask jura. Il avait justement l’intention d’aller voir Nelly le soir même.

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