CHAPITRE XIII

C’était à peine l’aube et Kovask avait sommeil. Il avait lutté durant tout le voyage, mais arrivé au but il n’en pouvait plus. Michael n’était guère plus brillant, encore qu’il parût surexcité. Shelby et Helliot avaient ronflé dans l’avion.

— Bien content de venir dans la cité des roses ! Dites donc, on n’est pas très éloigné du Festival qui se donne en ce mois, bâilla Michael.

Alberta Gann avait été prise en charge par la Navy et transportée à l’hôpital maritime. Elle dormait sous l’effet des piqûres. Le commander qui les reçut avait assisté au découpage du wagon.

— Une fois vidé de son essence, on a opéré des sondages et on a découvert l’espèce de cage au milieu. Trois mètres de large, deux de haut et quatre de profondeur. Un système habile de ventilation. Avant de pouvoir découper au chalumeau il a fallu sécher la citerne, chasser les vapeurs qui pouvaient exploser. Un boulot du tonnerre de Dieu ! Heureusement fait par les meilleurs spécialistes des constructions navales. Ils ont l’habitude de travailler dans les bateaux-citernes.

— Comment était cette cage ? demanda Kovask.

— On peut aller la voir. On se croirait dans un cadre de déménagement.

Les quatre hommes hochèrent en même temps la tête.

— La jeune femme était à la limite de l’épuisement. Elle s’apprêtait à percer l’enveloppe étanche de cette sorte de cellule. Heureusement qu’elle n’avait que des moyens limités. Elle aurait été immédiatement engloutie par le liquide. Le fait que ce soit de l’essence n’aggravait pas la chose. Même de l’eau lui aurait été fatale. Il y en avait suffisamment au-dessus de sa tête pour emplir sa prison. Tout était bien calculé.

Le wagon était en route pour Seattle et devait y parvenir d’ici une dizaine de jours.

— Ce wagon devait se balader d’un point à un autre sans jamais être vidé évidemment. De temps à autre Herman ou Maner comme vous voulez, devait le vidanger.

— Peut-être dans la fosse qui a servi de tombe à ce pauvre Gann.

— Peut-être, continua Kovask. Le wagon devait arriver avec d’autres à la W.T.C. et il s’arrangeait pour le faire passer dans l’entrepôt voisin. Quand le ravitaillement était terminé, il le ramenait avec un locomoteur jusqu’à la rame qui quittait les lieux le lendemain matin, et personne n’y faisait attention. Tout se passait de nuit et les seules fois où aucune équipe n’était sur place. Helliot nettoyait ses lunettes.

— Vous croyez que Gann a été liquidé parce qu’il avait découvert l’existence de cet entrepôt voisin ?

— Je ne sais pas, dit Kovask. C’est bien possible.

Le chef du F.B.I. soupira :

— Il a un complice à Seattle. Un type drôlement habile et certainement chargé de surveiller les activités d’Herman. Il l’a liquidé au bon moment, puis sachant que Maner et Herman étaient le même homme, je ne vois pas pourquoi la découverte de Gann l’aurait inquiété. En admettant même que nous retrouvions la jeune femme, ce qui vient d’arriver aujourd’hui, le réseau s’en fout bien. Le meurtre de Gann ne s’explique pas très bien.

Le raisonnement se tenait.

— Vous pensez que c’était tout autre chose que cet entrepôt qu’avait découvert l’instituteur ?

— Oui. Un truc qui nous a échappé. Il nous faudra revenir là-bas et chercher encore.

Kovask pensait à la jeune femme qui dormait, enfin libre et sous contrôle médical. Elle ignorait que son mari était mort dans des conditions assez atroces.

— Venez donc voir ce wagon, dit le commodore Shelby.

Leur guide les entraîna jusque dans la partie la plus déserte de l’arsenal.

— Nous ignorions comment on communiquait avec la cage, expliqua-t-il. Ce n’est qu’ensuite que nous avons découvert qu’il fallait abaisser le niveau du liquide, se glisser à l’intérieur du cadre par le haut.

L’admiration perçait dans sa voix.

— Les joints d’étanchéité invisibles et efficaces ont parfaitement résisté. Les gars qui ont effectué ce travail s’y connaissaient. Il est difficile d’évaluer la dépense totale.

Shelby se tourna vers Kovask.

— Plus que jamais j’ai la certitude que cette prison roulante était destinée à une haute personnalité, et que la jeune femme a servi de cobaye. Si ces gens-là se sont mis dans la tête d’enlever un général ou un homme politique important, qui aurait eu l’idée d’aller le chercher dans l’un des wagons-citernes qui roulent nuit et jour sur le réseau.

Tout un côté du cylindre avait été découpé. Dans le petit jour blême ils pouvaient distinguer le cube intérieur.

— Le cadre est doublé d’aluminium. Avant de l’attaquer il nous a fallu trouver le système de ventilation, pour essayer de communiquer avec la jeune femme, mais une série de filtres empêchaient nos paroles d’arriver au but. Nous avons alors frappé contre la paroi du cadre et la jeune femme nous a répondu. Elle avait compris que la masse isolante du liquide n’était plus là. Évidemment l’émotion, l’air libre ont eu raison d’elle, mais à première vue elle avait une volonté peu commune.

Malgré tout, l’ensemble empestait l’essence et ils s’abstinrent de fumer. Le commander les fit pénétrer dans le cadre. Celui-ci contenait une couchette, une petite table et un tabouret.

— Évidemment ni moyen de chauffage ni de réchaud. Un W.C. chimique dans ce placard. Ici des provisions, là le réservoir d’eau potable. Les eaux usées, de même que le trop-plein de W.C., se déversaient dans un réservoir inférieur que votre gars de Seattle devait vidanger chaque fois que le wagon lui revenait.

Ce qui confirmait la découverte du carbonate de soude entre les voies de l’entrepôt Maison.

— Elle pouvait crier, taper contre les murs. La masse de liquide tamisait les sons. Son seul recours aurait pu être le système de ventilation, mais les filtres étaient hors de sa portée. Elle ne disposait comme objet métallique que d’un ouvre-boîte. Et ce dernier est d’un modèle perfectionné à roulette tranchante. Inutilisable pour creuser dans le bois.

Levant le doigt il leur montra le carré à peine visible de l’ouverture supérieure.

— L’homme baissait le niveau, ouvrait le trou d’homme de la citerne, et devait attendre que le toit du cadre soit suffisamment sec pour déverrouiller cette partie-là. Si vous voulez monter sur la citerne vous verrez ce dont je parle. Ensuite il devait faire glisser une échelle métallique dans le cadre pour qu’elle puisse sortir.

Devant l’étonnement de ses auditeurs il confirma :

— La jeune femme nous a dit que tous les mois Herman la laissait sortir un moment sous l’entrepôt dont vous avez parlé la nuit seulement. C’est ainsi qu’elle a pu découvrir qu’elle était à Seattle. D’ailleurs Herman ne le lui a pas caché.

— Il semble, fit Kovask, qu’il lui avait également donné son nom. Cela prouve qu’il ne comptait pas lui rendre la liberté.

— Mais pour la lettre, dit Michael, comment a-t-elle fait ?

Le commander l’ignorait. Ils finirent par quitter l’arsenal et rejoignirent les bureaux de la Navy. Shelby entraîna Kovask dans un aparté.

— Il vous faudra interroger cette femme le plus rapidement possible. Nous sommes maintenant pressés d’en finir, et tout ce qu’elle nous dira pourra nous être utile. Mais …

Il avait l’air embarrassé.

— Pour lui éviter un choc brutal qui risquerait de compromettre son rétablissement …

Kovask le voyait venir.

— Il vaut mieux lui cacher la mort de son mari ? Et non seulement à cause de sa santé, mais pour que tout aille plus vite ?

Son chef soupira et sa silhouette dégingandé sembla se tasser.

— Évidemment. Le sentiment … J’ai quand même un peu raison n’est-ce pas ?

Alberta Cann était beaucoup plus maigre que sur la photographie de leur salle à manger de Kena. Ses cheveux blonds avaient été rassemblés en un gros chignon. Plus que jamais ses yeux roux dévoraient son visage émacié.

Kovask se présenta, s’installa auprès de son lit.

— Quand je vous fatiguerai dites-le moi.

Elle parla pendant près d’une heure, lui expliqua qu’elle avait été enlevée en pleine rue à Anchorage par des inconnus, à quelques mètres du bar où elle avait rendez-vous avec son mari.

— Ils m’ont dit qu’il venait d’avoir un accident, qu’il les avait priés de m’attendre à cet endroit. Je n’ai d’abord pas marqué d’hésitation. Ce n’est qu’une fois dans la voiture, mais il était trop tard. J’ai été droguée et ne me suis réveillée que dans cet entrepôt de Seattle où je devais d’ailleurs revenir par la suite.

Herman lui avait expliqué dans quelles conditions elle serait emprisonnée, lui précisant qu’elle ne pouvait espérer s’évader sans risque de se noyer.

— Chaque mois le wagon revenait au même endroit. Herman me faisait sortir après m’avoir lié les chevilles avec une corde assez courte. L’entrepôt était isolé. Je n’entendais que les camions et puis un soir, mais depuis ma prison, le carillon suisse. Grâce au diapason.

— Pour la lettre ?

— Mon mari l’a reçue ?

Kovask inclina la tête. Parler de cette lettre était le point le plus délicat.

— Vous avez vu mon mari dernièrement ?

— Oui. Il est entre les mains de la justice pour atteinte à la sûreté de l’état.

Alberta Gann se souleva sur un coude.

— Mon témoignage lui servira n’est-ce pas ? Ils ne peuvent pas le garder après tout ce que je viens de vous dire ?

— Je ne pense pas, murmura Kovask la voix étranglée.

— J’avais préparé cette lettre depuis longtemps, dit-elle après s’être allongée à nouveau. Il ne me manquait que l’occasion de la faire passer à l’extérieur, et il me fallait attendre le retour à Seattle. Vous ne pouvez imaginer ce qu’était la vie à l’intérieur de ce cadre. Je n’avais à ma disposition qu’un certain nombre de piles, de quoi m’éclairer environ quatre heures par jour. Il me fallait les économiser. Par chance aussi, ma montre ne m’a jamais lâchée et j’ai pu situer chaque jour et chaque nuit. J’avais quelques livres et j’avais organisé méticuleusement ma vie pour ne pas avoir trop le temps de me décourager.

Kovask revoyait Geoffrey Gann lui parler de sa femme avec une vénération chaleureuse.

— Un jour, à Seattle, j’ai profité d’un moment d’inattention d’Herman pour faire semblant de m’évader. J’ai réussi à couper les liens de mes chevilles et j’ai tourné autour du wagon. Il a cru que je voulais filer alors que je n’avais fait que glisser ma lettre dans le petit cadre destiné aux indications de chargement. J’espérais qu’au cours du trajet un employé changerait la feuille, trouverait ma lettre et l’expédierait. Ce qui s’est réellement produit. Herman était si furieux contre ce qu’il croyait être une tentative d’évasion, qu’il n’a pas un instant supposé ce que je venais en réalité de faire. Il m’a menacée de me tirer dessus la prochaine fois.

Kovask réfléchissait. Miss Buck, la secrétaire de Maner, avait dû trouver cette lettre avec l’étiquette. Quand elle eut fini son récit elle lui demanda si Gann pourrait venir jusqu’à elle.

— Nous essayerons, dit-il. Je vais en parler à mes chefs.

Il eut l’impression de s’esquiver comme un malpropre et soupira de soulagement quand il se retrouva dans la rue. En fait cette corvée aurait pu lui être épargnée, car la jeune femme n’avait pu lui donner que des renseignements vagues sur ses ravisseurs.

Michael l’attendait dans un taxi, l’air bizarre.

— Il y a du nouveau à Seattle, et Helliot est reparti sans nous attendre. Paraît que les cerveaux électroniques se sont mis à table au sujet des journaux immobiliers.

Cette nouvelle calma Kovask que sa visite avait profondément bouleversé.

— Shelby nous attend pour embarquer dans le prochain avion.

Le commodore vit tout de suite à la tête de Kovask que l’entretien avec Alberta Gann n’avait rien donné.

— C’était complètement inutile, et selon vos instructions j’ai dû lui laisser croire que son mari était toujours en vie. De quoi la tuer dans les prochains jours lorsqu’elle apprendra.

Renfrogné, fatigué, il s’installa dans un fauteuil et ne se réveilla que lorsque l’appareil roula sur la piste de Seattle. Il avait un peu récupéré, et lorsqu’il débarqua dans le bureau d’Helliot il avait repris toute sa combativité habituelle.

— Ne vous attendez pas à de grandes révélations, mais on nous propose plusieurs coïncidences assez curieuses. D’ailleurs trois enquêtes sont en cours à San Francisco, à Reno dans le Nevada, et à Salt Lake City.

Il se pencha vers ses papiers.

— À Frisco un type propose toujours des terrains en bordure de l’océan depuis bientôt un an. La formule de son annonce ne varie guère, mais les dimensions de ces terrains et leur prix ne sont jamais les mêmes. Un type pourrait communiquer avec un autre par ce biais.

— Leur message serait tout de même succinct, dit Michael.

Helliot eut la patience de compléter sa pensée :

— Une série de nombres pour un jour fixé et une autre pour un numéro de téléphone suffisent. Ces journaux sont hebdomadaires. Si Herman les avait détruits au fur et à mesure, nous ne serions pas sur le point de découvrir son patron.

— Et les annonces en provenance de Reno ? fit Shelby.

— Suspectes également. Ventes de pavillons et de petites villas. Pour qui connaît le pays … L’étrangeté de cette annonce vient de ce que, sous des apparences identiques, l’adresse n’est jamais la même dans les deux journaux en question. Il peut s’agir d’une petite astuce de marchands de biens, mais enfin on enquête sur place.

Il prit un dernier message de télétype.

— Quant à Salt Lake City, l’annonce rappelle celle de San Francisco. Deux personnes pourraient communiquer grâce à ces quelques lignes publiées avec une régularité troublante.

Kovask venait d’allumer une cigarette sans faire attention à la mimique expressive de Michael.

— Souvenez-vous qu’Herman a été durant deux ans prisonnier des Chinois, et que c’est à San Francisco qu’ils sont le plus nombreux. Ailleurs ils attirent l’attention, voire la méfiance, mais dans cette grande ville … Moi je miserais pour cette annonce.

D’un sourire Helliot le rassura.

— C’est bien l’opinion des enquêteurs. Mais il aurait mieux valu chercher à Reno ou Salt Lake. Vous avez vu l’adresse de ces annonces ? Une boîte postale. Et notre homme ne doit que rarement attendre de réponses, puisque c’est lui qui fixe les rendez-vous téléphoniques. Du moins si ces chiffres ont une signification cachée.

Shelby prit son air des grandes circonstances.

— Mon garçon, nous avons délivré Alberta Gann. Il nous reste à découvrir le responsable de ce réseau et à obtenir une explication sur l’emploi de ces diffuseurs.

Un peu agacé Kovask tirait sur sa cigarette. Michael nettoyait tranquillement ses ongles.

— Vous allez partir pour Frisco, continuait le commodore.

— Attendez les premiers éléments de l’enquête, dit Helliot. Vous ne pouvez vous lancer à l’aventure. Mes collègues de Californie vont certainement tendre un filet autour de la boîte postale, mais le résultat risque d’être décevant.

Il avait raison. Kovask pensait aussi à l’assassin d’Herman et de Gann. Il risquait de passer au travers des mailles, pendant que l’on perdrait son temps à rechercher un Chinois parmi plusieurs milliers d’autres.

— Je ne dis pas, mon garçon, répondit Shelby, mais cet assassin ne nous donnera pas la clé du mystère, alors que l’arrestation du chef du réseau nous permettra de mettre la main sur ce type-là.

— Avouez qu’il doit disposer d’une certaine puissance et d’une grande autonomie, puisqu’ayant réalisé qu’Herman représentait un danger, il l’a liquidé presque sous nos yeux et qu’il en a fait pratiquement autant pour Geoffrey Gann.

Michael refermait son petit couteau, fouillait dans ses poches pour y prendre une tablette de chewing-gum et se levait avec une nonchalance exagérée.

— Allez boss, en route pour Frisco ! Kovask se tourna vers le commodore.

— Puis-je vous demander une faveur ?

— Si elle est en mon pouvoir …

— Depuis plusieurs années que j’accomplis des missions de contre-espionnage ou de renseignements, j’ai l’habitude d’agir seul ou en collaboration avec d’autres services de façon épisodique. Je vous demande de réexpédier sans plus attendre l’enseigne Michael vers ses occupations de météorologiste.

Le jeune garçon ouvrit des yeux ronds, incrédule. Shelby parut affligé.

— Non seulement il n’a aucune des qualités nécessaires pour mener à bien un tel travail, mais encore j’ai l’impression qu’il porte la guigne. Je préfère filer tout seul à San Francisco.

— Comme vous voudrez, dit Shelby assez sèchement.

Il avait certainement toujours eu un faible pour le garçon. Ce devait être le fils d’un ami ou d’un parent.

— Michael, je vais vous signer un ordre de mission. Vous rejoignez l’île de Atka le plus rapidement possible. D’ici une heure vous vous présenterez aux autorités locales de la Navy, qui auront charge de vous acheminer jusque-là bas.

Il inclina la tête.

— Je ne vous retiens plus.

Bien qu’en civil Michael s’était mis au garde-à-vous. Il pivota sur ses talons et se dirigea vers la porte.

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