CHAPITRE VII

Le fonctionnaire de l’Interstate Commerce Commission rassembla tous les papiers dans une seule main, et les tendit à José Ladan qui était resté dans sa cabine.

— Tout est O.K. Mais dites donc, j’ai déjà eu affaire avec vous en avril dernier. Juste après ce terrible coup de blizzard …

— Possible, grogna le sleeper. Je peux y aller ? Mais le fonctionnaire semblait réfléchir à autre chose.

— Dites donc votre copain qui dort n’est pas le même que l’an dernier ?

— Bien sûr que non. L’antre a quitté la boîte depuis la Noël.

L’inspecteur hocha la tête :

— Il ne s’appelait pas John Menis ? demanda-t-il.

— Si. C’était son nom, répondit l’autre, méfiant.

— On a découvert son cadavre dans le grand Nord de l’Alaska. Il avait été tué depuis cinq mois, et son corps avait été roulé par les eaux sous la glace du Yukon.

— Bon sang ! jura le camionneur. Où avez-vous appris ça ?

— Je l’ai entendu dire par des collègues à vous. Il y a quelques jours.

Ladan lui jeta un regard rapide. Le visage du fonctionnaire était indifférent.

— Bon, à la prochaine ! dit-il en s’éloignant.

Le sleeper aurait voulu continuer la conversation, mais déjà on klaxonnait derrière lui. Il embraya nerveusement et le gros Mack s’ébranla lentement, lourd de ses vingt et quelques tonnes.

Dans la cabine, le dormeur sortit de son immobilité.

— T’as compris quelque chose à cette salade ? Ils ont mis la main sur le cadavre de John ?

— C’était à prévoir. Mais je me demande pourquoi il faut que ce soit un gars de l’I.C.C. qui nous l’apprenne.

Son collègue se laissa glisser à côté de lui.

— Ça t’inquiète ?

— Non, mais je vais quand même en parler au patron. Lui saura ce qu’il faut faire.

— Les flics vont t’interroger ?

— Certainement.

Ladan jeta un regard à son compagnon. Ce dernier paraissait préoccupé et fixait la route éclairée par les phares.

— Ennuyeux quand même.

— Pourquoi ? Je ne suis pas obligé d’être an courant des activités de mon ancien collègue.

Jusqu’à Seattle ils roulèrent en silence, et le compagnon de José Ladan finit par remonter dans sa couchette. Il avait deux bonnes heures à dormir.

Ladan, lui, remâchait des pensées désagréables. Si l’on découvrait que Menis avait été tué du côté de Galena ? Si les flics établissaient que lui aussi était également en congé ce jour-là ? Il n’avait aucun alibi pour prouver qu’il n’avait pas quitté Anchorage.

La circulation s’animait de plus en plus sur la N. 99 et la vitesse tombait également. De temps à autre Ladan jetait un coup d’œil dans ses rétroviseurs dont l’un d’eux était périscopique. Il ne repéra pas la voiture qui le suivait.

Michael conduisait avec insouciance mais sans commettre de faute, et en gardant une distance suffisante avec le Mack. Le gros camion fonçait devant eux, brillamment illuminé.

— Enfin le terminus ! soupira l’enseigne. Je rêve de pyramides de sandwiches et de bonbonnes de café.

— Doucement mon vieux. Il nous faudra surveiller Ladan pendant quarante-huit heures au moins, dit son compagnon.

— Oui, mais à tour de rôle. Kovask se mit à rire.

— Dès que le bahut s’arrêtera quelque part vous pourrez courir vous restaurer. Seattle est son terminus. Il lui faudra bien une à deux heures pour terminer ses formalités avec l’affréteur.

Sortant une feuille de sa poche il lut le nom de cette société :

— West Trade Company. En principe le restant de sa cargaison est pour cette société. Je suppose qu’il ne pourra reprendre son camion que demain matin. À condition qu’il ait déjà du fret.

— Vous croyez qu’il possède un pied à terre à Seattle ?

C’était fort possible. Ladan ne faisait que cette ligne-là, et il devait avoir ses habitudes. Il n’était pas marié mais pouvait fort bien avoir une femme dans sa vie.

— Arrêtez-vous, je vais prendre le volant, dit Kovask.

— Avec plaisir, fit l’enseigne en s’arrêtant sur le bas-côté. C’est terriblement monotone de rouler ainsi.

L’aplomb du jeune officier, son flegme et ses manies de pique-assiette irritaient et amusaient à la fois Kovask. Il attendait de voir le jeune homme à l’œuvre pour se faire une idée définitive sur lui.

Quand un brouillard rougeâtre annonça l’approche de la ville, le lieutenant-commander accéléra pour se rapprocher du Mack.

— C’est maintenant qu’on va rigoler, dit l’enseigne. Heureusement qu’à cette heure la circulation diminue quelque peu.

Le poids lourd prit les boulevards extérieurs en direction du lac Washington, traversa la banlieue est, avant de clignoter pour s’enfoncer dans la zone industrielle sur la droite.

— On doit approcher, fit Michael qui examinait ses ongles avec attention.

Le Mack roulait plus vite dans les rues désertes bordées de gros murs et de grilles appartenant à des usines ou des entrepôts. Kovask laissa la distance s’agrandir et il ne le regretta pas. Dans le lointain la guirlande des feux rouges et verts s’immobilisa, puis pivota sur la gauche pour ; s’engager dans l’entrée très large de là West Trade Company.

— Voilà ! À nous de jouer ! fit Michael.

— Prenez le plan de Seattle et repérez la station d’autobus le plus proche de cette rue. Vous irez attendre Ladan là-bas et vous le suivrez. Vous descendrez à la station suivant celle où il aura quitté le véhicule, et vous reviendrez sur vos pas. Je vous ferai signe.

— Si je trouve un bar je peux me jeter un café en vitesse ?

Kovask donna son accord.

— Il ne sortira certainement pas tout de suite.

Une fois seul le lieutenant-commander alla garer sa voiture un peu plus loin, l’abandonna pour l’ombre d’une palissade. Trois quarts d’heure plus tard deux ombres quittaient les entrepôts de la W.T.C et passaient devant lui. Il reconnut le profil d’indien de Ladan, soupira de soulagement en voyant que les deux hommes se dirigeaient vers la station d’autobus où Michael attendait.

Il n’eut aucun mal à suivre le véhicule. L’intérieur en était fort bien éclairé et il pouvait voir les deux « sleepers », et même son adjoint qui s’était composé, pour la circonstance, une belle tête de jeune homme étonné de traîner encore dans les rues à cette heure tardive. Il ne put s’empêcher de sourire.

Ladan descendit seul dans la troisième rue, laissant son compagnon. Les mains dans les poches de sa grosse veste de cuir il traversa la chaussée, s’enfonça dans des ruelles plus sombres tandis que Kovask cherchait une place pour stationner. Il rattrapa son homme un peu plus loin et la filature ne dura qu’une minute. Ladan pénétra dans un petit immeuble dont le hall était éclairé.

Kovask attendit quelques minutes, craignant une feinte, puis il se décida à rejoindre Michael. L’enseigne l’attendait à côté de la voiture.

— Son copain s’appelle Tony et ils ont rendez-vous après-demain à la W.T.C, l’autre habite sur le Port.

— Et Ladan de ce côté. Dans un hôtel meublé.

— Alors, patron, les instructions ?

Kovask jeta un coup d’œil à sa montre.

— Je vais amener la bagnole non loin de cet hôtel et elle nous servira de poste de guet. Vous avez eu le temps de vous restaurer ?

Ce qui amena une grimace sur le visage juvénile de son compagnon.

— Pensez-vous. Tous les bars sont fermés dans le coin. Voulez-vous que j’aille au ravitaillement et vous rejoigne dans le quartier.

Kovask donna son accord. Il s’arrangea pour que la Chevrolet ne soit pas trop visible et s’installa confortablement. Michael revint avec des sandwiches et une bouteille de café, deux gobelets en carton.

— Tout ira mieux ensuite. Cette longue attente à la frontière m’a quelque peu creusé.

Le Mack avait deux bonnes heures de retard sur son horaire. Tout au long de sa route il avait été pointé par les services de police canadiens, et les informations transmises au poste frontière.

— Regardez, dit Michael la bouche pleine.

Un homme avec une casquette plate s’approchait de l’hôtel.

— Le veilleur de nuit certainement, dit Kovask en vidant son gobelet de café.

Une idée se forma lentement dans le cerveau de son chef.

— Quand vous aurez fini de vous goinfrer, vous irez demander une chambre pour la nuit. On va certainement vous la refuser car ils ne marchent que pour une semaine. Vous accepterez à condition qu’elle soit en façade. À vous de vous débrouiller pour connaître le numéro qu’occupe notre ami. Tâchez de repérer également s’il n’y a pas une chambre voisine de libre. Une fois dans votre chambre copiez tous ces renseignements sur une feuille de votre carnet et jetez-la moi.

— O.K., fit le jeune. On y va. Il essuya ses lèvres avec un mouchoir délicatement brodé et récupéra sa valise dans le coffre.

— N’oubliez pas de me donner votre numéro, précisa Kovask.

Ce ne fut qu’au bout d’une demi-heure qu’une fenêtre du deuxième étage s’ouvrit et qu’un papier roulé attaché à un bout de savon tomba aux pieds de Kovask.

Ladan occupait le numéro 48, au premier étage, Michael avait la 52. La seule chambre libre auprès du 48 était le 44 avec malheureusement le 46 entre.

Le marin ferma sa voiture à clé, prit également sa valise et se dirigea vers l’hôtel. Le veilleur sursauta quand il tapota sur son bureau.

— Bonsoir. Est-ce que le 44 est libre ? J’ai l’habitude de cette chambre quand je viens à Seattle.

Le veilleur de nuit ne parut pas tellement surpris.

— Le 44 est libre en effet. Une semaine minimum, trente dollars.

Quand il rejoignit Michael ce dernier était en train de prendre une douche.

— J’ai fait ce que j’ai pu.

— Aucune importance, dit Kovask. Votre chambre est juste au-dessus de celle de Ladan et j’ai apporté un amplificateur.

Déjà il déballait l’appareil et le collait au linoléum par un système de ventouses. Il coiffa ensuite un casque et régla le volume. Quand il eut compris de quoi il retournait il sourit et se débarrassa de ses écouteurs.

— Vous ne m’aviez pas dit que notre ami vivait avec une fille au tempérament assez explosif. Michael coupa l’eau de sa douche.

— Une certaine Mrs Brown, vendeuse dans un supermarché, fit-il impassible.

— Comment avez-vous fait pour obtenir tous ces renseignements ?

— J’ai demandé au vieux d’en bas de me procurer une fiole de bourbon et il est allé jusqu’à la cave. J’ai eu tout le loisir de compulser son livre.

Kovask ne dit rien, mais pensa que son disciple ne se débrouillait pas trop mal.

— Ladan aura certainement un contact avec le réseau durant ces quarante-huit heures de repos. Il nous faut être suffisamment en forme demain pour ne pas le lâcher d’une semelle. Je vais aller dormir jusqu’à quatre heures du matin. Couchez-vous également mais placez ces écouteurs sur vos oreilles. Ce ne sera guère confortable, mais avec le volume au maximum le moindre bruit vous alertera. Je viendrai vous remplacer ensuite. C’est également moi qui ferai la première filature. Inutile de vous montrer à lui alors que vous avez voyagé dans le même autobus.

— J’ai évité de montrer mon visage, précisa l’enseigne.

— Mieux vaut être prudent. Ladan est notre seule piste un peu sérieuse. S’il se méfie, ou si par malchance il ne fait pas partie de ce réseau, nous ne retrouverons jamais les gars de l’opération brouillard.

Résigné, Michael coiffa le casque et s’allongea sur son lit. Kovask quitta la chambre.

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