Notre action se décompose de la façon ci-dessous et suivante :
Neutralisation de notre prisonnière par l’irremplaçable M. Blanc.
Récupération de notre propre tire à quinze cents mètres de là.
Le Noirpiot la drive.
On retourne à l’esplanade aux travaux sur la route de la Cordelière des Indes (toujours le regretté Béru dixit). Pour quelle raison prends-je un tel risque ? Parce que, mon vieux protozoaire décadent, quand on a accidentellement commis une bavure de ce tonneau, il faut en tirer profit, afin de « l’amortir ». Ce qui va maintenant se dérouler (c’est le verbe idéal), je te parie une orchite double contre une cornemuse écossaise que cela doit nous assurer en un temps record la totale confession de Peggy Ross.
Je la fais descendre de bagnole. Elle a les poignets liés dans son dos et ses chevilles sont entravées de telle sorte qu’elle ne peut pas se permettre des enjambées supérieures à douze centimètres pièce.
— J’espère que vous avez le cœur bien accroché, douce Peggy, ma superbe tubéreuse de l’ombre.
J’adresse un signe d’intelligence (rien ne m’est plus aisé) à Jérémie et le voilà qui gravit le marchepied donnant accès à la cabine du cylindre.
Moteur !
Je crois tourner un film.
Action !
Cette fois, la pesante et trépidante machine se met à reculer lentement. Je braque le faisceau d’une torche électrique sur le sol, au ras de la roue de fonte et d’acier.
Hug ! Je te mets au défi de pas gerber, même que tu sois chirurgien ou boucher. Tu balances ta fusée éclairante, devant un aussi ignominieux spectacle. La tronche à Horace est large comme un couvercle de lessiveuse. On le devine à peine dans cette flaque : aplatis de la sorte, les poils de sa barbe restent en partie collés après le cylindre. Ah ! l’abomination !
Peggy défaille.
— On peut pas croire que c’est Berkley, hein ? fanfaronné-je sinistrement.
Le rouleau démasque progressivement ce qui reste du corps d’Horace. Surréaliste dans l’horreur !
— Peggy Ross, fais-je en assurant ma voix (à la Lloyd), si vous ne répondez pas à mes questions avec la plus grande franchise, voilà ce que vous serez d’ici dix minutes. Horace m’a déjà dit beaucoup, suffisamment pour que je sois en mesure de savoir si vous mentez ou parlez vrai. Seulement, lui n’a pas tout dit, soit parce qu’il s’obstinait à nous faire des cachotteries, soit parce qu’il ne savait pas tout. Toujours est-il qu’il se retrouve dans ce triste état. J’ai voulu vous le montrer pour que vous compreniez notre détermination. Les menaces sont prises au sérieux quand on peut fournir la preuve de leur réalité. Sommes-nous bien sur la même longueur d’onde, avant de démarrer ?
Ah ! les femmes !
Tu sais quoi ?
Alors qu’elle est tétanisée (j’allais pas le rater, çui-là) par la terreur, vitrifiée à la vue du plus horrible spectacle jamais offert à l’homme depuis que sa mort a été inventée, oui, malgré elle, elle trouve le moyen de murmurer :
— Vous me tuerez, même si je parle !
— Quelle idée !
— Parce que vous ne pourrez plus me laisser en vie après ce que j’ai vu ! analyse-t-elle.
C’est charognard comme situation. Ce cadavre aplati me crédite d’un terrible préjugé. Il fait de nous, à ses yeux, des individus impitoyables pour qui la vie humaine compte moins qu’une épluchure de cacahuète sur le paillasson de Jimmy Carter. Elle se dit que nous sommes allés trop loin avec elle. En lui découvrant cette galette humaine, nous la condamnons à mort pour nous assurer de son silence, comprends-tu-t-il ? La logique même ! Et pourtant ! Tu me vois la buter ? Une fille comme elle, avec une peau de cette ambrerie, une chatte aussi veloutée, une cressonnière aussi luxurieuse (et ante). Mais ce serait de la confiture donnée à la mort ! Un crime de lèse-baise !
Je la prends par les épaules.
— Vous avez souvenir de mes caresses dans le palace de Denver ? Quand on fait à une femme ce que je vous ai fait cette nuit-là, on n’a pas envie de l’assassiner. Votre dernier atout est de croire en ma parole, Peggy. Si vous parlez, je vous jure que je ne vous tuerai pas. Je vous le jure sur la tête de ma mère qui est l’être que j’aime le plus au monde.
Elle objecte en montrant la cabine du rouleau compresseur.
— Mais lui, là-haut ?
— Il fait ce que je dis et rien de plus !
A présent, elle semble tout à fait en condition. Me reste plus qu’à lui soumettre le questionnaire décisif. Pas celui de Marcel Proust : le mien !
La maisonnette mauve ressemble à quelque illustration pour un conte de Grimm, dans l’éclairage incertain de l’aube.
Nous y parvenons par-derrière, en suivant une sente herbue que nous indique Molly, car nous ne voulons pas nous faire repérer par les voisins. Je laisse ma vieille tire (nous avons abandonné l’autre que les « amis » de Peggy doivent chercher ardemment) derrière un buisson de noisetiers et nous aidons Peggy à en sortir sans avoir à la détacher.
Une vingtaine de mètres nous amène sur la porte arrière de la masure, porte dont mon sésame se rit comme les sulfamides chargés de neutraliser une chtouille ordinaire. La gentille Molly, frêle et meurtrie, nous suit comme un chien perdu sans collier (je lui en achèterai un chez Cartier où je vais faire mes provisions avec un caddie).
On pénètre. J’explore. Choisis. Ce sera la soupente aménagée en dortoir. Il y a trois lits bas disposés n’importe comment. Une tabatière opacifiée par la poussière et les toiles d’araignée. On y conduit Peggy, plus morte que vive. Cette maison abandonnée ne lui dit rien qui vaille et elle craint que je ne faillisse à ma promesse.
— N’ayez pas peur, lui soufflé-je, il s’agit d’une simple parenthèse ; vous allez rester ici très peu de temps afin que nous ayons les coudées franches.
— J’ai une surprise pour toi, Grand ! m’annonce Blanc en sortant de sa vague une paire de menottes américaines. Je les ai dénichées dans la voiture de Berkley.
— Parfait.
Je visionne de près le topo de la pièce. Tuyau du lavabo scellé au mur. En poussant l’un des lits de camp tout contre, Peggy pourra y être reliée sans grand dommage.
— L’aile ou la cuisse ? lui demandé-je en brandissant l’une des boucles ?
Elle hausse les épaules. Généreux, je lui emprisonne la cheville et fixe le deuxième bracelet au tuyau rouillé.
— Essayez de vous reposer le plus possible, dis-je. Pour ce qui est des fonctions naturelles, quand vous aurez besoin, Molly vous apportera un seau. Quant à la bouffe, vous serez contrainte à une petite diète, toutes les deux. Elle ne devrait pas excéder la journée. Nous vous apporterons de la nourriture dès que possible. Cela dit, l’eau fonctionne encore et il y a un pommier chargé de fruits dans le jardinet, c’est bon pour la ligne. Molly, je compte sur vous.
Je l’entraîne sur le palier.
— Vous avez confiance en moi, petite aubépine-en-fleur ?
— Oh ! oui.
Fervente, tu vois ? Conquise ! Une queue pareille, dis, ce serait dommage qu’elle l’oublie déjà !
Je lui saisis le menton, comme j’aime à le faire, tu sais, chérie ? Les yeux dans les yeux, que le rapprochement finit par troubler. Et puis la galoche roulée, titilleuse au départ, investisseuse à l’arrivée. La femme que t’embrasses bien, au début c’est à peine un effleurement, à la fin c’est presque minette. La minette d’en haut. Chat-perché, quoi ! T’épanouis du module en goinfrant la frangine. Y a lubrification consensuelle. Tu bidures de la cave au grenier. Elle aussi. C’est superbe comme du clavecin !
On roule. Comme pierre qui n’amasse pas mousse.
Mais que ferions-nous d’un mousse, sinon le sodomiser ? Or notre religion ne s’y prête pas.
M. Blanc est ajoué contre la vitre (on dit adossé pour le dos, on peut dire ajoué pour la joue, non ?). Il somnole ou bien il réfléchit ?
Il réfléchit !
A preuve :
— Si ces malins nous ont débusqués à l’auberge, ils connaissent également notre voiture, non ?
— Pas nécessairement.
— Pas nécessairement mais PROBABLEMENT. Faut changer de calèche.
— Si on en pique une, ça ne solutionnera rien.
— On peut en acheter une autre ? C’est pas non plus l’idéal car on se fera retapisser par le marchand mais ça nous fera gagner un peu de temps.
Ce que cet être intelligent exprime avec pertinence, tu te doutes bien que je l’ai déjà envisagé. A quoi me servirait d’être son chef si je ne réfléchissais pas plus vite que son ombre ?
— A Denver, nous nous mettrons en quête d’un marchand de tires, fais-je, mais nous ne lui demanderons pas de reprendre celle-ci, au contraire nous l’abandonnerons dans le centre de la ville, près de la gare routière.
— Subtil, apprécie le décrocheur de noix de coco.
Soudain le sort s’en mêle (ou s’emmêle). Notre tas de boue se met à fumer comme toute la Ruhr en période de surproductivité. Le vrai nuage de vapeur qui nous contraint à stopper sur le bas cocotier de la route (dirait Jérémie).
Je déponne le capot. Madoué ! Ça crache épais ! Le Vésuve en éruption !
— Tu as coulé une bielle ! accuse aussitôt Blanche-Neige.
— Pas moi : la bagnole, rectifié-je.
Et nous voilà deux connards à pied sur cette autoroute sinueuse. Dans ces cas précis, ton premier soin est d’égrener trois pages de jurons et autres blasphèmes, histoire de te soulager un peu le biliaire. Mais moi, je demeure impérial. Détaché, pensif.
Tu ne devineras jamais à qui je songe à cet instant foireux. A Martha Woaf ! Ça me mène, hein ? Au moment où ça s’est mis à cramer dans le moteur, je croyais voir son reflet dans mon pare-brise. Pourtant je ne la connais pas. Néanmoins, je me la constitue en partant de la petite Molly. J’imagine un être ayant les traits de la gosse, mais en plus affinés, en plus énergiques aussi, avec des yeux qui regardent au-delà des gens et des choses. Un être farouche, beau et lointain… Ce qu’elle devait être émouvante lorsqu’elle giguait du cul sur les biroutes des messieurs, sans jamais les regarder, ces vilains mâles cancreleux !
Pourquoi ai-je l’impression qu’il existe une sorte de connivence entre elle et moi, par-delà la mort ? Je tentais d’imaginer sa figure ou bien « s’imposait-elle à moi » ? Frontières indicibles entre le mystère et la réalité. Liens impondérables, tissés par le subconscient.
— T’as l’air d’un homme foudroyé ! note M. Blanc. Tu ne vas pas nous faire une thrombose parce qu’un vieux baquet coule une bielle.
— C’est elle ! murmuré-je.
— Elle qui ? Elle quoi ?
— La panne…
— Explique, merde ! T’as du caramel à la place du cervelet ?
Que lui « expliquer » ? Une sensation insensée, surnaturelle ? Lui annoncer que c’est Martha qui s’est manifestée du fond des limbes pour stopper notre calèche ! Dis, il bat la chamade le commissaire !
Et moi, tu veux que je te dise bien tout ? Je regarde sur ma gauche, le flot des voitures déferlantes. Elles passent sans que leurs conducteurs nous accordent un regard. Tout le monde se fout de tout le monde. C’est chacun pour soi. Bien fait pour ceux qui restent en rade.
Et pourtant, je vois surviendre des horizons une grosse Cadillac bleu clair, pleine de chromes étincelants, et je « pressens ».
Ai-je esquissé un moindre geste ? Toujours est-il que la grosse tire d’un modèle déjà ancien, mais entretenue au poil de zob, ralentit et se range devant notre épave écumante.
A l’intérieur, une créature de roman. Femme style rétro : brune, cheveux coupés à la garçonne comme la pute du bordel à Denver, maquillage vif (lèvres couleur cerise), nez pincé, regard vert d’eau, profond et languissant. Elle est en veste de cachemire grège à col de renard ivoire. Ça crache ! C’est beau ! Conforme à ton rêve le mieux agencé.
Comme la plupart des femmes, elle a retroussé sa jupe pour piloter, et ôté ses escarpins. Vision fabuleuse dont nous gavons nos rétines.
— Des misères ? elle murmure, laconique.
— Il y a des choses plus graves, souris-je.
— Montez !
Je prends place à son côté ; Jérémie s’installe à l’arrière. Comme les banquettes sont de cuir blanc, il murmure :
— N’ayez crainte : je ne déteins pas !
La dame ne sourit pas et démarre. On n’a pas parcouru trois cent soixante-dix mètres que j’entends survenir un vacarme, loin derrière. D’instinct, je me retourne. Des perdreaux ! Motards à fière allure sur des bolides d’apocalypse. Ils sont quatre. Les voilà qui stoppent à la hauteur de notre auto fumante. Deux d’entre eux mettent pied à terre. Il y a con s’il y a bulle. Puis les deux autres repartent.
— Ta godasse est délacée, fais-je à Jérémie.
Il pige, se penche en avant, très bas, de façon à disparaître complètement à l’intérieur de la Cad’. Je mets mon bras gauche sur le dossier, de manière à dissimuler mes traits pourtant si séduisants.
Les deux motards roulent mollo, défrimant l’intérieur des chignoles qu’ils doublent.
Notre bonne Samaritaine (de luxe) murmure :
— Les vitres sont teintées. On ne s’en aperçoit pas de l’intérieur, mais on voit très mal depuis l’extérieur.
Les motards nous doublent et matent les tires qui nous précèdent. Alors là, je SAIS que c’est vraiment Martha qui nous a filé ce joker providentiel. Ces draupers motorisés sont lancés à nos trousses et il s’en est fallu d’un moins que rien qu’ils nous coiffent !
Je me laisse aller à une sotte gratitude. Faut être jobastre pour croire à des trucs pareils ! Si je continue sur ce tracé, bientôt je vais faire tourner les tables et étudier le marc de caoua. La réalité ne me suffit plus, en somme ! Et pourtant ce qu’elle est copieuse, la salope ! Mais non, faut que je tète les mamelles du merveilleux, tu penses ! Que je foisonne, signedecroise, fasse des pipes aux premiers présages qui passent à portée. Qu’on m’oracle de la tête aux pieds, bénisse, miraculise ! Qu’on me flamboie, irradise, rayonne, auréolise. Un complet, je veux !
La conductrice ressemble un peu à l’exquise et regrettée Romy Schneider dans La Banquière. Moi, insatiable, toujours survolté de la membrane, je suis en train d’imaginer sa chatte. Mon dada ! Dès que j’aperçois une gerce de plus de quinze ans et de moins de quatre-vingt-dix, boum ! Je « vois » son frifri, hypothèse sa couleur, sa conformation, son manteau, sa puissance énergétique, sa saveur. Ah ! c’est éprouvant d’être un homme de cul ! Faut rester sur la brèche vingt-quatre heures sur vingt-quatre, l’arme à l’épaule, sentinelle du chibre toujours sur le qui-vive. Vigiler sans la moindre relâche pour répétitions ! Un apostolat, quoi !
Elle roule sans se presser, soucieuse de respecter la speed limit.
Au bout d’un peu, elle remarque :
— Je crois que vous êtes étrangers, non ?
— Gagné !
— Italiens ?
— Pas encore, seulement français. Vous savez : Paris, le Mont-Saint-Michel, la Côte d’Azur, les châteaux de la Loire…
— Je ne connais pas.
— Je vais vous donner mon adresse et si vous vous décidez à visiter la France, je vous servirai de guide.
— Où souhaitez-vous aller ?
— Denver. Mais si ça vous pose problème, laissez-nous où vous voudrez.
Elle murmure :
— Voilà ce que nous allons faire : on passe chez moi à Crackbitt City, on y prend un petit lunch et je vous conduis ensuite à Denver où j’ai affaire.
Je reconnais là l’hospitalité américaine. Te dire si j’accepte ! L’aubaine.
— Vous êtes dans le commerce ? je demande.
— Non, je suis avocate.
— Etre défendu par vous, c’est déjà une grâce du Ciel.
Elle rit langoureusement, en bonne baiseuse. Puis, soudain sérieuse :
— Cela ennuierait votre ami de se défaire du pistolet qu’il trimbale dans sa ceinture ?
Froidement, comme ça. Déjà, elle tend entre nos deux sièges sa fine main gantée de peau de cavouille des Andes.
— Donne à madame ! conseillé-je à Jérémie. Il offre son feu, galamment, par le canon.
— Merci, dit-elle. Peut-être est-ce de la déformation professionnelle, mais la présence d’une arme m’incommode.
Et elle glisse le pétard dans le vide-fouilles de sa portière.
— Soyez sans crainte : je vous le rendrai à Denver, assure l’avocate.
J’éprouve quelque embarras. Je pourrais bredouiller des explications pour justifier que mon pote se promène avec ce gadget mais cette gonzesse n’est pas du genre pomme cuite. Elle ne doit pas couper facilement à des vannes blettes. Alors bon, je prends le parti de laisser quimper. Cette jolie dadame me paraît plutôt étrange. Sa réflexion, tout à l’heure, sur les vitres teintées de son char quand les poulardins s’intéressaient aux bagnoles indiquerait qu’elle est parfaitement consciente que notre position n’est pas blanc-bleu ; mais comme elle semble s’en foutre, tout baigne !
On se dégage de l’autostrada pour enquiller une bretelle non asphaltée. Les States, on croit que c’est clean partout, organisé à mort, mais quand tu y es, tu t’aperçois qu’il y a pas plus débraillé et cradoche. Les poteaux électriques semblent dater de la guerre de Concession (Béru dixit), les trottoirs sont jonchés de détritus en tout genre, et dès que tu quittes une voie rapide, tu roules sur des chemins à la con en comparaison desquels nos vicinaux de la Creuse ressemblent à des nationales à grosse circulation.
Elle habite plus très loin, la dame. J’ai pas osé lui demander son blaze pour ne pas avoir à lui fournir le mien.
Voilà qu’elle engage la Cadillac bleu céleste dans une allée bordée d’ifs bien taillés. Tout au fond, on distingue une jolie maison ocre et blanche, avec un péristyle et des petits carreaux aux fenêtres. Pelouse sur le devant, piscaille sur le côté. Sans être l’opulence, c’est le grand confort. La « garçonne » roule jusqu’à un vaste garage dont les portes sont ouvertes. Dedans, se trouvent une Range Rover noire et une tondeuse à gazon grand modèle qu’on pilote comme un petit tracteur.
Notre hôtesse descend et on la filoche jusqu’à la maison. Une bonniche noire aux cheveux de neige qui semble sortie de Autant en emporte le vent nous accueille avec un sourire grand comme la partie « soleil » des arènes de Séville. Nous passons ensuite dans un vaste living où un vieux gazier voûté regarde la télé, assis dans un fauteuil d’infirme. Il a le poil aussi blanc que la servante, mais lui il est rouge de teint et sa peau ressemble à du crocodile finement travaillé pour la maison Hermès. Notre arrivée ne le décroche pas des aventures de « l’Inspecteur Baxter ».
— Je vous présente mon mari ! annonce notre sauveuse.
Elle a parlé fort, alors il s’est retourné. Il a le regard sombre, très enfoncé, surmonté d’épais sourcils blancs.
— Des clients ! annonce laconiquement l’avocate.
— Hello ! fait le vieux crabuchard.
Et nous, en écho :
— Hheelloo1 !
Les Ricains, franchement, ils ne se cassent pas le tronc en formules de politesse. Même les chiens en font davantage lorsqu’ils se rencontrent. Eux, au moins, ils se reniflent le trouduc et licebroquent une giclette pour se faire la fête.
Madame va donner des instructions à son ancillaire. Le monsieur aux quilles nazées, lui, se repassionne aussi sec pour ce con d’inspecteur Baxter. Nous, nous posons nos meules dans des fauteuils dodus.
J’ai une impression bizarre, dans cette turne. Comme si quelque chose clochait. L’ambiance, probable. Tu te croirais dans un polar d’Hadley Chase. Because le vieux mari paralytique et sa superbe jeune femme, œuf corse.
Justement, elle revient déjà :
— Willy ! fait-elle au croquant, tu veux bien m’ouvrir le coffre pour que j’y prenne mon autre montre, celle-ci s’est arrêtée.
Et elle agite une tocante d’un air dégoûté. Pépère, ça fait pas sa botte. Juste au moment que l’inspecteur Baxter s’introduisait chez l’entraîneuse du Red Fox pour lui faire dire la planque de Mustapha-le-Turc qui vient de s’échapper du pénitencier de San Diego Chiraco dans le Nevada d’où jamais on ne s’évada !
Il grogne :
— Un instant, Barbara, y a pas le feu aux Rocheuses !
Alors elle, pardon : du caractère, la donzelle ! Elle va au poste et coupe le contact. Puis elle saisit les mancherons du fauteuil roulant et sort de la pièce avec son époux. Avant de passer le seuil, elle nous adresse dans le dos du vieux (ce qui n’est pas difficile), un geste pour nous inviter à les suivre sans bruit. Oui, mon amour, d’une mimique, elle réussit à exprimer ça, la Barbara !
Bon, on se lève pour lui obéir.
Elle traverse le hall et pénètre dans une pièce plus petite que le salon servant de bureau-bibliothèque.
Le fauteuil est pulsé jusqu’à un panneau où est fixé un tableau peint à l’huile d’olive vierge et qui représente l’assassinat d’Abraham Lincoln comme si on y était.
Coup classique dans toutes les bourgeoisies de cette « planète des singes » qu’est la nôtre : le tableau masque la porte du coffre-fort rébarbatif. Le gag du tableau fait pisser de rire les cambrioleurs dans leur culotte. Moi qui ai eu le privilège de sauter Jo-le-Stéphanois, grand spécialiste du craquage de coffiots, je peux te dire qu’ils les trouvent plaisantes, les œuvrettes-cache-fortune, Messieurs les Mecs ! Se les racontent aux veillées.
Il disait, Jo, que lorsqu’il s’agissait d’un portrait, il pouvait pas résister à le graffiter, soit en lui dessinant des moustaches et des lunettes, comme tout le monde fait sur la pube des magazines, soit en lui plaçant un paf dans la bouche. Il expliquait comme quoi, lors d’un cassement chez des richards, il avait trouvé un godemichet dans le tiroir de leur table de chevet et avait enquillé la mignonne prothèse dans la clape d’une grand-mère à bonnet blanc de l’école Hollandaise. Selon lui c’était irrésistible et il regrettait de n’avoir pas disposé d’un Polaroïd pour flasher le chef-d’œuvre.
Or, donc, le père Lincoln pivote avec son assassin et la redoutable porte d’acier apparaît. Pas de clé : à système. Double cadran. Un à chiffres, un à lettres. Le paralysé grince :
— Eh bien ! Barbara, détournez-vous !
Elle.
M’est avis que c’est le tout vieux grigou, cézigue. Il doit compter les morceaux de sucre à la cuisine et mettre le chauffage en veilleuse quand ils sont couchés. Sa dame, c’est pas lui qui lui paie ses bioutifoules toilettes, j’en mettrais ma main à ses fesses (à celles de la dame).
Il ne s’est pas aperçu de notre présence, faut dire que nous nous trouvons à l’entrée du burlingue. Le voilà qu’escrime sur ses grosses molettes. Tic tic tic tac ; tac tic tic tic… Ça dure chiément !
Enfin la porte s’ouvre.
Et là, mon petit canaillou chéri, là, ma praline rose, les événements ne se précipitent pas : ils se ruent. Barbara, au lieu d’aller au coffre choper sa montre, retrousse sa jupe jusqu’aux cuisses. On égosille de la prunelle, tant tellement c’est féerique, inattendu à craquer sur le tapis !
Elle glisse la main entre ses cuisses pour saisir quelque chose. Et ce quelque chose, je te donne pas à chercher le ce dont il s’agite : un feu ! Celui qu’elle a réclamé à Mister Blanchâtre. Elle l’avance jusqu’à la nuque de son mironton et presse la détente. Putain, ce travail ! On voit l’impact, comme dans les films de violence au cinoche. Le raisin qui part en gerbe, le crâne qui explose, tout impec, clair et net, malgré la fumaga qui sort en lentes volutes de l’arme.
La madame est d’un calme qui en remontrerait à la Statue de la Liberté. Tu sais quoi ? Elle pose le pistolet sur un siège proche, fait tourner sa jupe de manière à placer le derrière devant, reprend le feu, écarte ses jambes et, tenant sa main armée devant elle, tire les deux dernières balles à travers l’étoffe. Puis elle replace sa jupe dans le bon sens et jette le flingue sur le tapis. Alors elle se met à hurler de façon hystérique. Des cris d’un aigu insoutenable ! Tout en criant, elle se dégante, la vache, (car elle était restée gantée) et lance les gants dans la cheminée où flambe un discret feu de charbon.
On se visionne mutuellement, Jéré et ma pomme.
Dans le regard de mon pote il y a cette muette interro : « Elle est folle ? » Le mien répond : « Et mon beau gros nœud à tête ronde, il est fou ? » D’un éclair de ma vaste intelligence de première qualité, j’ai tout compris. Il m’a fallu un millième de seconde pour piger, mais je vais devoir employer davantage de temps pour t’expliquer.
Cette gonzesse mariée au paralytique grigou rêve de s’en débarrasser. Ce matin, en roulant sur l’autoroute, elle écoute la radio. Que dit-on aux infos locales ? Qu’un Noir et un Blanc sont recherchés pour meurtre (on a découvert le corps d’Horace) et rapt. Signalement de notre caisse, de nous un peu aussi, probably. La femme à la Cadillac soudain nous aperçoit en rideau sur la route. Elle a des couilles grosses commak. S’arrête, nous charge, repart. La survenance des draupers à moto la conforte dans sa certitude : oui, nous sommes bien les « dangereux » hommes recherchés. D’ailleurs, elle a aperçu le feu de M. Blanc (celui d’Horace que le Noirpiot a conservé). Avec une autorité et un culot phénoménaux, elle exige qu’il le lui remette.
Une fois chez elle, elle nous installe, retourne chercher le feu dans la voiture, se le fourre dans la culotte (où je prendrais volontiers sa place) va annoncer à sa servante que nous sommes de dangereux gangsters qui les menaçons et lui ordonne de courir chercher du secours. Elle revient et fait ce que tu sais.
Officiellement, elle déclarera que nous avons contraint son vieux à nous ouvrir son coffre, puis que nous l’avons tué et avons tiré sur elle pendant qu’elle s’enfuyait.
Justement, elle s’enfuit en hurlant à perte de vue, et emprunte la porte-fenêtre donnant sur la terrasse.
Sur ces entrechoses, une sirène de police retentit dans les lointains. Son sinistre glapissement se fait de plus en plus présent.
— De premier ordre ! murmuré-je.
M. Blanc qui vient enfin de comprendre également le topo opine.
Il demande, en désignant le paralytique au crâne fracassé :
— La peine de mort existe encore dans le Colorado ?
— Tu vas pouvoir te renseigner auprès des perdreaux : les voilà.
Maintenant, la sirène est proche.
J’ai une pulsion que d’aucuns qualifieraient d’incoercible. « Ah non ! Pas comme des rats ! Pas comme des ploucs ! Pas comme des cons, bordel ! »
— Viens !
Je me rue par la porte-fenêtre. La salope court à tue-tête en direction de l’entrée. Je fonce me réfugier derrière une haie de houx vert et de bruyère en fleur. Elle sépare la maison de la piscine. Une tire de police bleu et blanc, avec une barre lumineuse sur son pavillon et un gyrophare malade se pointe en vacarmant, freine comme pour un dérapage, dérape en effet et barre l’allée. Un shérif et son adjoint en descendent. Barbara-la-fumière se jette toute sanglotante sur eux en hurlant :
— Ils l’ont tué ! Vite ! Vite !
Pour lors, les deux mectons dégainent leurs Colt et bombent vers le perron à l’allure « trot attelé ». La salope les regarde filer en continuant de bieurler à la veuve.
Pour la seconde fois consécutive, je souffle à Jérémie :
— Viens !
Et ton Sana d’amour plonge à travers la haie.