Poor of us !

Nous sommes vraiment peu de chose. Et même moins que rien !

T’es là, dans ta peau, avec ton existence autour de toi, ton sang dans tes veines, tes pensées sous ta bigoudène, à vivre l’instant benoîtement, sans y penser. Et puis, avec une fulgurance salopiote, le destin tourne la page. Du coup, ta joie est anéantie, ta quiétude volatilisée, ta vie racornise, et c’est l’horreur.

L’horreur inattendue, éperdue, incoercible ! L’écroulage de tout et du reste. L’abominance hors raison, tu es déserté par ta foi, ton suc gastrique, tes rêves, ton appétit. Une douche froide, voulé-je, pour me calmer la queue ? Ah ! pauvre de Sana ! Celle qui t’attendait au motel est la pire de toutes.

J’entre, donne la lice.

Et vlan ! Plein cadre ! Pleine gueule ! Je suis énuclé par un atroce spectacle.

C’est si incrédulisant que me voilà paralysé, non : tétanisé, comme complaisent à écrire mes confrères de la confrérie.

Cauchemar ou réalité ?

Odieux mirage ?

A propos, tu connais celle du guide africain qui cicérone des touristes à travers le Sahara dans un car climatisé ?

Il dit :

« — Midames, missieurs, les gros palmiers qui tu vois devant nous, c’est pas palmiers, c’est mirage. Mon zami Mohamed, li chauffeur, va foncer didans pour ti montrer ! »

Mohamed accélère pour traverser le mirage. Hélas, le car est disloqué par l’impact. Dans les décombres, on entend la voix du chauffeur qui dit :

« — Mais qui c’est ci t’enculé qu’il a dit mirage ? »


Je te repose mes questions :

Cauchemar ou réalité ?

Odieux mirage ?

Oh ! Dieu, l’étrange peine.

Béru.

MON Béru. Là, sur le plancher, beau milieu, égorgé goret ! Son large cou sectionné d’une oreille à l’autre. On voit poindre son larynx dans l’horrible plaie. Ça a déjà séché, ou presque. Mare de raisin vernissée. Des mouches. Bleues : les plus belles. Sa pauvre gueule entrouverte sur ses chicots (chicots chicots par-ci, chicots chicots par-là). Grosses lèvres tuméfiées, exsangues. Il s’est défendu comme un fauve car il est esquinté de partout, le malheureux ; couvert de plaies, de bleus, de bosses. Roué vif, puis roué mort. L’égorgement n’a été qu’un dernier geste complémentaire : le coup de grâce ! Ses fringues arrachées, ses doigts écrasés, il a morflé horriblement, mon Mastar, mon Gravos, mon Mammouth ! Le voilà terrassé, tué malproprement, saccagé !

Je m’agenouille devant sa dépouille déshonorée par la cruauté aveugle de ses meurtriers (pour vaincre Béru, ils devaient être plusieurs !). Je le palpe doucement. On ne lui a rien dérobé, hormis la vie !

Tu t’imagines que je pleure, hoquette, hurle ?

Non, mon gars : the silence. Dans une épreuve de ce genre, tu la fermes.

Combien de temps s’écoule ainsi ? Impossible de te le préciser et tu t’en fous tellement qu’à quoi bon surmener ma mémoire ?

Bérurier est mort, assassiné comme Cyrano.

Cyrano ! Ce nom me galvanise comme si j’étais plongé dans du zinc fondu. Il était une sorte de Cyrano, dans son genre, Bébé Rose. Ma main continue d’errer sur sa dépouille, comme pour prendre congé d’elle.

Combien de fois déjà ai-je cru le perdre, tant il était gravement atteint, blessé à en crever, pensait-on ; et puis il s’en remettait. Son corps bâti à chaux de pisse et à Sable-d’Olonne finissait par prendre le dessus. Mais ce soir, c’est bien fini. Egorgé, exsangue, Alexandre-Benoît est bel et bien mort.

Au champ d’honneur !


Je me relève pour aller au téléphone et forme le numéro du lieutenant Mortimer. On me répond qu’il est chez lui à roupiller. C’est vrai qu’il y a plusieurs heures de décalotage horaire entre Washington et Denver, combien ? Deux, trois ?

— Donnez-moi son fil privé ! demandé-je.

— Impossible, nous n’avons pas le droit.

— Je suis un confrère français qu’il a fait venir de Paris : le commissaire San-Antonio. C’est terriblement urgent.

— Je regrette.

L’acier, le béton, le cœur d’un marchand de bagnoles d’occasion seraient plus faciles à attendrir.

— Très bien, alors téléphonez-lui vous-même et dites-lui qu’il m’appelle immédiatement au Cheyennes Village, un motel de Denver.

— Il est trop tard pour…

Là, tu verrais et t’entendrais ton Tonio, mon pote !

— Qu’est-ce que ça veut dire « trop tard » ? Vous êtes de la C.I.A. ou vous vendez des aspirateurs, bordel ! Je veux parler à Dave dans les cinq minutes ! C’est pas une question de vie ou de mort : c’est une question de mort ! Vous m’avez compris ? Commissaire San-Antonio, Cheyennes Village, Denver. Si vous ne vous grouillez pas le cul, vous irez vendre des cannes à pêche dans le désert du Nevada avant la fin du mois !

Je raccroche.

Voilà.

J’espère que ma gueulante portera ses fruits. Je m’assois pour espérer plus confortablement.

* * *

— Allô, patron ?

— Oui, dites-moi ce que vous avez à me dire, San-Antonio, car je suis terriblement occupé ; s’il ne s’était agi de vous, je n’aurais pas pris la communication.

« Terriblement occupé, Achille ? »

— Elle est blonde, patron ? risqué-je.

— Non, brune. Mais qu’est-ce que vous me faites dire !

— J’ai une terrible nouvelle à vous annoncer, monsieur le directeur : Bérurier est mort !

— Allons donc ! Crise cardiaque ?

— Egorgement !

Je lui résume. Je m’attends à des sanglots, au lieu de cela je perçois des gloussements, ce vieux con est en train de perpétrer une Zouzou. Il lui folichonne la craquette pendant que je narre l’abomination. La fille fait des « Chilou, voyons ! Tu me fais mal avec tes ongles ! »

— J’espère que vous allez prévenir sa femme, fais-je, et téléphoner au lieutenant Mortimer pour les formalités de rapatriement. Si vous voulez bien retirer votre main de la chatte de mademoiselle et noter mon adresse… Motel Cheyennes Village, Denver, Colorado.

— Un instant, mon bizouillet bizouillard, dit le boss à sa pétasse.

Il n’a pas besoin de s’humecter le doigt pour tourner les pages de son agenda, le sagouin ! Pauvre cher Béru, flic d’élite, âme somptueuse, homme de courage dont la disparition laisse Achille superbement indifférent ! Ah ! que son noble sang versé retombe sur son supérieur sans cœur ! L’ingratitude est la plaie de l’humanité.

Je me tourne vers le pauvre cadavre. Se peut-il que cet être qui était un hymne à la vie soit à jamais immobile ? Se peut-il que ce semeur de pets se corrompe ? Que ce bâfreur s’asticote ? Que ce buveur se dessèche ? Que cette voix claironnante se soit tue ?

Je me courbe, non comme un fier Sicambre, n’ayant rien de germanique heureusement, mais comme un arbre forcé par le vent de la vie ! Ah, misère infinie ! Comme nous avons choisi un terrible métier ! Peut-on, d’ailleurs, appeler nos étranges occupations un métier ? A force de mettre sa peau en jeu, on finit par la perdre. Ça a été le tour du Gros aujourd’hui, ce sera le mien demain. La roulette russe est un exercice où l’on ne peut gagner qu’une seule fois. Celui qui continue d’y jouer est un homme mort !

Du temps s’écoule avec ma tristesse profonde. Je m’abandonne à une noire débâcle de l’âme. Le raisonnement tarde à venir.

Mais une nature poulardière comme la mienne retrouve automatiquement le chemin de ses pensées professionnelles. Je finis par songer, en fixant le corps, que ce meurtre ne peut être dû à la C.I.A. Pas qu’on se noie dans les scrupules chez les archers de Lincoln, mais un tel forfait va à l’encontre de leurs desseins.

Dave Mortimer, de toute évidence, croyait que Béru détenait un secret. Le fait que Jess Woaf ait prononcé son nom lui en donnait l’absolue certitude. Il aurait voulu le faire parler ; le mettre à mort réduisait à néant (comme on dit puis dans le polar : « réduire à néant », c’est très usité, très b.c.b.g.) ses chances de « l’interroger ».

Alors, qui ?

D’autres gens qui eux aussi croyaient le Gros détenteur d’un lourd secret et qui, au contraire de Mortimer, tenaient à lui clouer le bec d’urgence ?


Je suis là, perplexe sous ma tente de béton, avec mon Béru mort et mes chagrins, quand la porte s’ouvre brusquement. Un grand type en uniforme brun foncé, ceinturon, chapeau à la Baden Powell, étoile dorée sur la poche supérieure, entre de deux pas en brandissant une pétoire grosse comme une caméra vidéo. Un autre gus pareillement saboulé, pas mal asiatique, le flanque.

Le premier jette un regard dans le bungalow, avise le cadavre de Sa Majesté, ensuite le futur mien, et me lance :

— Restez où vous êtes et levez les bras !

Le nombre de fois que j’ai entendu cette belle phrase, au cinoche. Dialogue western dans toute sa splendeur ! Je me conforme et chope les nuages. D’être assis avec les brandillons dressés, je trouve que ça fait con. M’enfin, puisqu’on me le demande poliment, hein ?

Le shérif, puisqu’il faut bien l’appeler par son blaze, adresse une mentonnerie à son jaune acolyte. Celui-ci s’approche de moi.

— Debout ! me dit-il.

Job t’en perds.

— Mains au dos !

Faut savoir ce qu’ils veulent. Partant du principe qu’il est bon d’obéir au dernier qui commande, je main-au-dosse. Clic-clac ! C’est pas Kodak mais une paire de menottes.

— Messieurs, fais-je, permettez-moi de vous déclarer que vous allez un peu vite en besogne.

— Yellow, fait le shérif à son subordalterne, allez à la voiture dire qu’on m’envoie des renforts et qu’on prévienne les beaux messieurs.

Exit l’ancien Chinois devenu américain.

— Shérif, murmuré-je calmement. Je suis un officier de police français, de même que la victime. Au lieu de m’arrêter de but en blanc, vous feriez mieux d’écouter ce que j’ai à vous dire.

— Vous parlerez en présence de votre avocat, répond l’homme à l’étoile.

Il s’accroupit auprès de mon vieux Béru en prenant soin de ne pas marcher dans le sang et se met en devoir d’explorer ses hardes. Il en retire ces humbles choses qui personnalisaient si bien mon vieux copain : reliefs de boustifaille, papiers gras, photos froissées, tire-bouchon pliable, Opinel ébréché, bouton de jarretelle, préservatifs pleins de miettes de pain et de tabac (Alexandre-Benoît en avait sur lui pour rassurer ses conquêtes, mais étant surdimensionné du paf, il faisait seulement semblant de les « chausser »).

Le shérif dépose ses trouvailles dans des enveloppes de plastique tirées de ses nombreuses fouilles.

Ensuite il se dresse et s’approche des lits. Il découvre des traces sanglantes sur l’un d’eux : le mien ! Il rabat le couvre-pieu et alors on aperçoit un rasoir rougi sur le drap.

Il n’y touche pas. Se penche bas pour l’examiner.

Made in France, murmure-t-il.

Il a un hochement de tête entendu et me regarde :

— Vous pouvez vous asseoir, déclare-t-il, presque courtoisement.

Merci de l’autorisation.

* * *

Il y a eu du monde, beaucoup de monde. Trop ! Des flashes en pagaille ! Toute une agitation quasi silencieuse.

Chose étrange, ces gens ne faisaient pratiquement pas attention à moi. A peine m’accordait-on un regard dépourvu de curiosité. Chacun accomplissait sa tâche : l’Identité judiciaire, le légiste, le magistrat équivalant à notre procureur de la Raie publique, des poulets de la Criminelle.

Au bout d’un moment, ils m’ont fait grimper dans une grosse tire bleue et blanche, au pare-brise surmonté d’un fluo tricolore, avec le mot « Police » écrit en caractères géants de part et d’autre de la carrosserie. Trois poulardins m’emportaient, des armoires mâcheuses de gum, t’aurais cru des cervidés du Grand Nord en train de ruminer.

La sirène ! Pas d’erreur, je me retrouvais en plein feuilleton T.V. On traversait des carrefours à vive allure. Le centre de Denver ruisselait de lumières multicolores dues principalement à l’accumulation d’enseignes. J’apercevais des Noirs, sur les trottoirs, des obèses, des putes en manteau de fourrure synthétique.

A un moment donné, nous sommes passés devant la boîte de Charly. Dans le fond, je me bilais pas trop pour mon arrestation, sachant bien que je n’aurais aucun mal à fournir un alibi : on m’avait vu à ce restaurant, ensuite au Colorado Palace tandis qu’on bousillait Béru.

Ça été l’hôtel de police. Deux de mes escorteurs m’ont convoyé jusqu’à une volière où macéraient déjà des mecs camés, pleins de tics, et un chourineur à barbe de prophète hindou.

Assis sur un banc de fer scellé au sol, je me demandais ce qui avait incité le meurtrier à filer son rasif dans mon pageot avant de les mettre. Il n’espérait tout de même pas me faire endosser son acte grâce à une aussi lourde ruse. Seigneur, quelle nuit !

Le chourineur m’a demandé si je n’aurais pas une cigarette à lui offrir. Je lui ai répondu que je ne fumais pas, à l’exception d’un Davidoff, parfois. Il m’a alors fortement conseillé d’aller me faire sodomiser par un paratonnerre, déplorant de n’avoir pas un tesson de bouteille à dispose pour pouvoir me l’enfoncer dans l’oigne, et il a ajouté encore, en homme disert, qu’il aimerait me voir crevé à ses pieds, ce qui lui permettrait de me pisser sur la gueule.

J’ai pensé que c’était là bien des misères qu’une simple cigarette pouvait conjurer. Pour la première fois de ma vie, j’ai presque regretté de ne pas fumer.

Je pensais naïvement qu’on allait venir me quérir d’un instant à l’autre pour un premier interrogatoire, mais la nuit s’est écoulée sans qu’on s’occupe de moi. D’autres flics ont amené d’autres épaves, écume de la nuit, champignons vénéneux poussés sur le fumier du crime[4].


Le jour se faufile jusqu’à notre clapier. J’ai somnolé en pointillé, adossé à la grille qui m’a meurtri les côtelettes. Me sens lugubre des tripes, du foie, de la vessie et un peu de l’œsophage. Frustré, dépouillé de ma liberté. Grave atteinte aux droits de l’homme ! Pauvres droits de l’homme ! Utopie serinée de génération en génération. Doigt de Dieu, droits de l’homme. Dans le cul ! Perpétuel bafouement ! Tant qu’il en aura un, l’homme, et tant que « l’AUTORITÉ » aura un pied, l’homme fera botter ses miches revêtues de droits-de-l’homme en fil d’Ecosse ou d’araignée.

Dis donc, elle est longuette, ma garde à vue. On vient chercher les camés. Ils sont ahuris, transis, avec des grands yeux de dessins animés (ceux du chat qui vient de s’assommer en voulant passer par le trou de la souris qui lui fait la nique).

Un peu plus tard, c’est le chourineur qu’on emporte. Comme il a la rancune tenace, il forme, avant de partir, le vœu qu’on m’arrache les testicules et qu’on emplisse de poivre rouge le cratère ainsi formé. Je le remercie d’un sourire.

Après son départ, je hèle un des gardes en train de souffler sur un gobelet empli de café chaud pour lui demander de me conduire aux chiches, qu’autrement je ne réponds de rien.

Il me dit O.K., mais il prend le temps de boire son caoua avant de délourder. Un autre gardien s’est joint à lui. Les deux hommes me font traverser le poste, lequel est hermétiquement bouclarès : fenêtres à gros barreaux, lourdes à grosses serrures. Dans le fond il y a une vague espèce de porte pas finie et c’est les chiottes, vu que ça fouette la merde et le désinfectant. On a l’obligeance de me l’ouvrir. Le panneau ne va ni jusqu’en bas, ni jusqu’en haut, si bien que tu aperçois la tête et les jambes de l’usager pendant ses prestations. Ça fait plus intime. Je libère mon pauvre cher corps ankylosé. Bon, ça aide à mieux réfléchir. Une flûte n’émettrait pas de sons harmonieux si elle n’était évidée.

Tout soudain, je pige des vérités en chaîne (d’arpenteur). Hier, la Peggy est venue nous exécuter son numéro du millionième client pour entrer en relation. Elle s’est fait lever et emmener au restau afin qu’on puisse « traiter » Béru pendant ce temps. On a filé le rasoir (de marque française) dans mon lit pour donner plus de poids à mon arrestation. Si on ne me questionne pas, c’est parce qu’on n’attend rien de mes déclarations. On SAIT que je suis innocent. Cependant on me retient parce qu’on a besoin que je reste « off » un certain temps ! Voilà ! Tout cela est dans le bronze !

Chasse d’eau ! Le bruit le plus puissant de l’existence ! Bruit réparateur ; bruit d’absolution. L’homme, libéré de ses résidus, peut à nouveau se tourner vers l’avenir. Et c’est quoi, dans son cas organique « se tourner vers l’avenir » ? Eh bien, c’est se remplir, c’est manger. Il gagne quoi, l’homme ? Son pain ! Le plus formidable P.-D.G. ne dira jamais qu’il gagne sa Ferrari, son yacht, son pardingue de vigogne. Non ! Il gagne SON PAIN ! C’est-à-dire de quoi bourrer ses intestins. Ensuite il le défèque, son pain, l’homme. Et pourquoi le défèque-t-il ? Afin de retourner le gagner, comprends-tu ? C’est le cercle infernal. Le mammifère, homo sapiens compris, est un boufchi. Il bouffe, il chie. Point à la ligne. La fatalité du conduit ! Ça rentre, ça sort. Inexorablement. De la serviette de table au papier cul, pour marquer sa civilisance, l’homme. Sa seule différence avec l’animal : il s’essuie la bouche après avoir mangé, et rognasse après avoir dépaqueté.

J’en défrise en écrivant cela ? Tant mieux. La prose qui décoiffe, l’Antonio : tifs et poils confondus. J’horrifie. C’est chouette. Ces bouches culs-de-poule, à ma lecture ! Tous les convenables, les convenanceux, les cons venus ! Pouah ! Du Sana ! Ils avaient pas compris que ça leur était prohibited par leur esprit mesquin-bourgeois. Trop tard ! Ils ont mis le pied dedans et crotté la semelle de leurs principes.

Heureusement, j’ai mes féaux, mes potes, mes frangins : tous ceux qui connaissent, comme mézigo, les affres d’être informés et impuissants. Que notre ultime recours c’est de montrer le cul de notre âme en place publique, de compisser leurs conventions. La vessie est l’arme des protestataires. Pistolet à eau chaude. Alors on se retrouve, bite en main, mes aminches et moi, pression maximale : le jet d’eau de Genève ! On vise la connerie. L’arrose copieusement. Ça séchera, tu dis ? Bien sûr, mais il est inutile de vouloir lui faire du mal puisqu’elle ne peut pas mourir !


La porte se referme dans mon dos.

Je regarde mes anges gardiens.

— Y aurait pas moyen d’avoir un petit café ? demandé-je en montrant l’appareil distributeur.

— Vous avez un nickel ? répond le plus vieux des deux matuches.

Je fouille ma poche et lui présente une pincée de piécettes. Il en sélectionne une et va puiser mon caoua. Je songe qu’ils ne m’ont même pas fait les vagues. Rarissime qu’on emballe un petit malin soupçonné d’assassinat et qu’on le dépose simplement dans la cage à poules en compagnie d’épaves, sans avoir vérifié le contenu de ses poches ! Du jamais vu ! Sont-ce les méthodes ricaines ?

Je sirote mon café : de la flotte teintée !

Commence une nouvelle attente.

* * *

On vient enfin me chercher dans le milieu de l’après-midi.

Mon estomac crie famine et j’ai des fourmis dans les paturons. Deux « civils » du genre débonnaires : un gros avec un nœud papillon et un chapeau mou, un jeune portant un jean et un blouson de cuir.

— Venez avec moi ! me proposent-ils.

Je m’apprête à leur présenter mes poignets, mais il n’est pas question de menottes. On déambule à travers les larges couloirs de la Maison Pébroque de Denver. Le blousonné siffle une chanson de la mère Madonna, les mains aux poches, ce qui soulève son blouson et permet d’admirer la crosse du feu que l’aimable garçon coltine sur sa hanche. Le gros au chapeau m’assure qu’il fait un « tout à fait beau temps », ce qui met le comble à mon allégresse.

On se biche un ascenseur en acier pur fruit et on finit par débarquer dans un vaste bureau abondamment vitré où pousse dans un pot le drapeau américain. Ils en font la culture ici, et doivent bien les arroser car ils sont forts et pimpants.

Trois personnages devisent autour d’une table basse en ébène à poil ras. Un homme aux cheveux précocement blanchis, avec une gueule de Sioux converti, le brave lieutenant Mortimer et — cramponne-toi à la fermeture de ta braguette —, le Vieux !

Parfaitement ! Achille en personne, rupinos dans son blazer bleu croisé, orné d’un flamboyant écusson britannique.

Si je m’attendais à trouver le dirluche ici ! Et moi qui le traitais de traître, d’ingrat, de bas fumier ! Il a sauté dans un zinc en apprenant l’assassinat du Gros. Oui, il a fait ça, le Superbe ! A tout plaqué pour bondir par-dessus l’Atlantique.

Des larmes me viennent.

— Patron ! balbutié-je. Comment vous exprimer…

L’émotion m’étouffe.

Il se lève et m’accolade spectaculairement devant les Ricains.

— Vous ne pensiez tout de même pas, Antoine, qu’après la terrible nouvelle de cette nuit, j’allais rester dans mon bureau à me faire…

Il a un hochement de tête nostalgique.

— Et cependant, Antoine, Dieu sait qu’elle est belle, la garce ! Un camaïeu ! Dans les tons cuivre rouge. Bronzée. Taches de rousseur. Chevelure blond cendré. Yeux noisette. La chatte en furie ! Vous verrez la bête ! N’en reviendrez pas. Je l’ai eue au charme de ma conversation.

Puis, réagissant :

— Dans les cinq minutes ma décision a été arrêtée : je venais. Longue conversation avec le bon Mortimer, et puis l’avion. Changement à New York. Me voici ! J’arrive à Denver pour apprendre votre arrestation. Je bondis ! Rameute ! Qu’est-ce à dire ? Vous, assassiner aux Etats-Unis ce con de Bérurier que vous avez sous la main à longueur d’existence ! Votre meilleur élément, presque votre ami ! Attention : pas de ça, Lisette ! Et me le tuer comment ? En lui tranchant la gorge ! C’est un crime de souteneur arabe d’avant-guerre, ça ! Vous, LE commissaire San-Antonio ! Avec un rasoir ! C’est comme si moi je mangeais le poisson avec un couvert à gâteau !

« Mortimer arrivé à la rescousse intervient, vous fait relâcher. N’est-ce pas, lieutenant, qu’il est libre ? Ah ! vous voyez, Antoine, Mortimer en convient : maldonne ! Autant pour eux ! J’espère, lieutenant, que vous allez déclencher le plan number ouane pour éclaircir cette sombre affaire qui se greffe sur l’autre. Vous réclamez la venue à Washington d’un de mes guerriers d’élite, je vous l’envoie ; vous commencez par lui confisquer son passeport et le surlendemain de son arrivée, on me le zigouille ! Sont-ce des façons, lieutenant ? J’entends qu’on trouve son meurtrier coûte que coûte. Je réclame vengeance, moi, mon cher Mortimer. Au nom de la Police française. Que dis-je : au nom de la France ! J’ai téléphoné au président avant de partir : il était outré.

« Bon, maintenant, je dois rejoindre la veuve Bérurier qui m’attend à l’hôtel, pour la conduire à la morgue voir la dépouille de son cher mari. »

— Comment ! m’étonné-je, Berthe est ici ?

— Dès qu’elle a su la nouvelle, elle a voulu venir. Requête légitime, non ? Je compte sur vous, Mortimer, pour faire activer les formalités de transfert du corps. Nous entendons qu’il soit inhumé en terre normande, dans le caveau familial des Bérurier.

Le directeur de la police de Denver prend la parole pour nous proposer de mettre l’un de ses seconds à notre disposition, ainsi qu’une voiture. Achille accepte avec grâce, comme si c’était lui qui accordait une faveur.

Chose amusante (si l’on peut dire), Chilou est descendu au Colorado Palace, l’hôtel où m’a conduit la mystérieuse Peggy.

Dans le hall immense, aux fortes colonnes de marbre, une surprise m’attend.

De taille !

Dans un coin du salon en forme d’archipel, qu’avisé-je ?

Tu donnes ta langue ?

Donne !

Pouah ! non ! Elle est trop chargée.

Se trouvent assis en carré : Berthe, la belle personne aux tons cuivrés mentionnée par le Dabe, Pinaud et Jérémie Blanc.

De saisissement, j’en laisse pendre ma queue !

— Mais, patron, vous ne m’aviez pas dit…

Achille aux pieds légers sourit.

— Eh oui, vos hommes ont voulu venir chercher leur camarade mort au champ d’honneur, mon pauvre Antoine. C’est cela une véritable équipe : soudée jusque dans la mort !

Bertaga s’est levée en ahanant de son fauteuil club. Jupe grise, corsage noir, pas de fards : the veuve ! Dramatique, pathétique ! Elle me saisit par le cou, me roule une pelle en chialant comme vache qui pisse.

— Antoine ! O mon Antoine ! Un destin si tragique ! Quelle infortune ! Cet être d’exception ! Un sexe pareillement surdimensionné ! Son indéfectible gentillesse ! Ses vents qui gonflaient les voiles de notre couche matrimoniale ! Disparus ! Envolés ! Fumée ! Ah ! la cruauté du sort ! Mais où Dieu a-t-il la tête, parfois, pour permettre de telles vilenies !

Je lui tapote les bourrelets du dos en prononçant des mots de réconfort parmi lesquels : courage, force d’âme, il voudrait que vous soyez forte ! La lyre. Je suis confusément intrigué par le parler fignolé de la Baleine. La peine édulcorerait-elle son langage ? Le fin Pinuche qui comprend ma surprise, me souffle à l’oreille :

— Depuis quelque temps, Berthy est la maîtresse d’un poète de son quartier, un vieux type qui a écrit une plaquette de vers intitulée : Ecoute mon cœur et lis dans l’infini ; très belle œuvre en alexandrins, hugolienne d’inspiration.

Mais le Vieux me happe :

— Antoine, venez que je vous présente Mlle Amélia, la grande rencontre de mes derniers beaux jours.

La môme me zoome franco de port ! Direct du producteur au consommateur.

Je dois puer le renard après cette nuit passée dans la cage à poules de l’hôtel de police. Ma barbe a poussé et mes fringues sont froissées comme un brigadier des gardiens de la paix qu’on vient de traiter de con ! C’est un recruteur idéal pour ma pomme, Chilou. Le rabatteur de rêve. Il sélectionne du beau linge, l’emballe et… me le présente.

La dame dit bonjour et je fais le reste. Le Big est indupe, mais dans un sens, ça l’arrange. Lui, le carat venu, c’est moins une épée, que veux-tu. Sorti de la minette gloussée, il lui reste plus que des restes. A peine présentables ! Alors que son plus fringant collaborateur apporte une embellie à ses frangines, dans le fond, ça rejaillit sur lui. Il en a indirectement le mérite, comme s’il baisait en play-back.

J’envoie mon message codé à la cuivrée. Elle l’encaisse cinq sur cinq, m’en accuse réception. Ce sera pour « dès que possible », elle et moi, sitôt que la conjoncture le permettra, promis-juré.

Maintenant, ce sont mes deux aminches : César et Jérémie qui me gratulent. Mes derniers ! Béru disparu, c’est sur eux deux que je vais déverser ma tendresse. Pinaud pleure.

— L’être que nous avons perdu est irremplaçable ! murmure-t-il. Il semblait avoir beaucoup de défauts, mais quand tu les regardais de près, tu découvrais qu’il s’agissait en fait de qualités rares.

Bel éloge funèbre. J’opine, le corgnolon bloqué par l’émotion.

M. Blanc, à son tour, déclare :

— Je croyais que je ne l’aimais pas beaucoup, mais comme la vie est triste sans lui ! Pinaud m’a offert le voyage pour venir chercher sa dépouille. Je suis soulagé d’être là.

Ah ! les gentils !

Chilou qui taille bavette avec l’homme de la Poule déclare :

— Il est temps de nous rendre à l’institut médico-légal, mes amis !

Et on s’entasse dans l’immense limousine garée devant le palace.


Toutes les morgues se ressemblent. C’est vaste, carrelé, froid et plein d’une sale odeur douceâtre.

Nous commençons par bivouaquer dans un salon d’attente dont les sièges tubulaires ajoutent à l’aspect glacial des lieux.

Le poulaga cicérone part s’informer.

Berthe soupire, les yeux baissés :

— Ça ne va pas être simple de refaire ma vie après la disparition d’un tel époux ! Les partis ne me manqueront pas. Vous pensez : une femme jeune et jolie, dotée d’une pension confortable, voilà qui ne court pas les rues. Si je vous disais : lorsque M. le directeur m’a informée, hier, de la funeste nouvelle, je me trouvais en compagnie d’Aristide Boglant, mon poète. Imaginez-vous que cet être pourtant tourné vers les nuages m’a immédiatement déclaré qu’il m’épouserait sitôt révolus les délais légaux. Cette profession d’intention m’a presque choquée. « De grâce, mon ami, ai-je protesté, laissez au moins refroidir le corps de mon époux ! »

« Ah ! je vois se profiler le cortège des soupirants : Alfred, le coiffeur, comme premier de cordée. Aristide, qui a déjà pris date. Et M. Lanture, notre voisin du troisième, qui est veuf. Eugène Montgamin, l’orthopédiste du quartier. Le brigadier Bauchibre. Samuel Rosenbaum, mon fourreur de la rue des Rosiers. M. Finfin, le restaurateur du Rendez-vous des Auvergnats. Amédée Gueulasse, le garagiste d’Alexandre-Benoît, avec sa pine pleine de cambouis à force de la montrer à tout propos aux clientes. Le docteur Bézu, mon gynéco. Le fils Malandrin, que la mère fait teinturière, rue Rambuteau. Francis Lamotte, l’assureur-conseil. Amadeus Wolfgang Durand, le commis de la pharmacie du Cygne Vert.

« Et aussi Florent Goumi, Agénor Pradel, Sauveur Nazeaux, Riquet Malbuisson, Xavier Dulard, Paulo Faïsse, Jean Peuplut, Moktar Belkassem. Loïc Van de Pute, André Durosier, Abel Hélabaite, Claude Lapoche, Raphaël Trou, Nicolas Sornette, Hans Dupanié, Jean-Paul Belmond (d’Hoche), Adrien Locdu, Félicien Torchetois, et puis encore : Maumau, Riton, Ziquet, Fanfan, Lulu, Dédé, Milou, Tintin, Bibi, Paulet, Nono, Riri, Léo, Quiquette, Manu, Ludo, Cloclo, Babou, Zidor, Théo… »

En état d’hypnose, la Gravosse ! Braquée sur son avenir, elle passe une revue infernale de tous les gueux qui l’ont tirée et qui vont postuler à la succession d’Alexandre-Benoît. Le roi est mort, Berthe se cherche un prince consort pour l’aider à assumer la régence.

Belle preuve de vitalité, sinon d’amour.

Retour de notre mentor.

Un hermétique. Grand diable blondassou à l’ex-pression ennuyée. Le Big a eu raison de nous l’affecter, il semble parfaitement apte à mener à bien ce genre de besogne.

— Un petit instant encore, s’excuse-t-il, le médecin légiste a terminé l’autopsie et… heu… on veille à rendre Mister Bérurier présentable.

Effectivement, cinq minutes plus tard, un gonzier en blouse verte vient nous chercher.

Notre cortège s’achemine jusqu’à une sorte de petite chapelle (une croix immense fixée au mur donne cette impression de chapelle) au centre de laquelle se trouve un cercueil opulent posé sur deux tréteaux. La partie supérieure de la boîte à osselets est vitrée, livrant une vue imprenable sur le buste de l’occupant. Le cher Béru repose sur un oreiller de satin. On a entortillé de la gaze à son cou et mis un bandeau adhésif sur sa tête pour maintenir fermée sa boîte crânienne qui a été sciée.

Une morbide curiosité m’empare : il ressemble à quoi, le cerveau d’Alexandre-Benoît Bérurier ? Un bloc de pâté de foie ? Un casque de scaphandrier ? Ou bien à une noix desséchée ? Je voudrais m’enquérir, mais auprès de qui ? Le légiste vaque à d’autres macchabées et je n’ai pas qualité pour réclamer son rapport.

A travers la fenêtre, il est touchant, le Mastar. L’air d’un gros petit garçon hydrocéphale. Une grande gentillesse transparaît sur ce visage boursouflé, trognu, mafflu, rubicond, aux couleurs mal éteintes par la mort et l’exsanguination. Il était brave, Bérurier, intrépide, plein d’un rude bon sens. Il aimait baiser, boire et manger. Il avait la force de Jean Valjean, la gaieté de Gavroche, l’intransigeance de Javert. Il allait bien à la vie, parce que la vie lui allait comme un gant de boxe ! Il s’y sentait à l’aise comme dans une paire de charentaises. Il punissait les méchants, enfilait les gentilles, donnait aux pauvres, sans prendre aux riches. C’était le chevalier Gras-Double, mais je ne l’aurais pas échangé contre le chevalier Bayard.

Il avait la plus belle queue de la police française ; réussissait les pets les plus puissants de ce siècle, depuis le pétomane (que Dieu ait son anus !). C’était le Français qui pissait le plus loin, tellement il disposait d’une pression impétueuse. Il ne parvenait pas à licebroquer d’un trottoir sur l’autre des Champs-Elysées, mais de la rue de Rivoli, si !

« Seigneur ! Puisque Ta volonté a été de nous reprendre cet être d’exception, accorde-lui une place de choix dans Ton saint Paradis Latin. Fais-moi un élu de ce cher gros connard, ô Seigneur. Ne le mets pas à Ta Droite, parce qu’il fouette des pinceaux, mais juste un peu plus loin. Amen. »

La faible assistance est recueillie, pleurante, à l’exception de la jolie personne cuivrée qui n’en a rien à secouer.

Le visage de Berthe ressemble à une pissotière sous la pluie. Elle voudrait parler, le chagrin la muettise. Elle essaie, mais coaque de la clape. Elle se couche sur le cercueil en sycophandre veiné et plaque d’énormes baisers gluants, enrichis de morve, sur la lucarne.

Il a l’air télévisé, le cadavre du Gros. Image fixe. Image de fin. Plus qu’à lancer le générique. « C’était Bérurier Story », conçu et réalisé par ses parents. Le rôle de l’épouse était interprété par Berthe Bérurier, ceux de ses fidèles compagnons par San-Antonio, César Pinaud, Jérémie Blanc. Dans celui du Vieux : Achille, dit Chilou, dit le Tondu, dit le Scalpé. Une production « La Vie ».

Adieu, Béru !

Загрузка...