« Alors, la vieille garde plongea dans la fournaise. » Je me récite ce vers d’Hugo en me jetant sur la Barbara pour lui appliquer ma fameuse manchette stranguleuse.
Bis repetita placent, comme dit le gentil page rose du Seigneur Larousse.
Oui, la vie est un recommencement. Deux gnères polyglottées dans la même journée, c’est une belle moyenne ! Vois combien les habitudes se contractent rapidement : tout naturellement, M. Blanc recueille la dame et m’aide à la coltiner dans sa voiture. Je flanque deux coups de tournevis dans la roue avant droite de celle des policiers et nous caltons.
Mais où ?
On baigne dans une telle mélasse que M. Blanc n’ose même pas me poser la question.
Nous sommes en pleine Amérique, avec une série de meurtres accrochés à nos basques. Et des chouettes, des pas banaux (comme les moulins). La merderie vérolisée ! Abjection, Votre Honneur ! Dans très peu de temps, ce sera l’arrestation et qui sait si, en haut lieu, des ordres officieux n’ont pas été donnés pour qu’on nous garenne sans sommation ? Tu les connais pas bien, toi, les Ricains. On peut tout attendre d’eux. C’est des julots étranges (venus d’ailleurs), bons garçons d’apparence, mais fumaraux dès que ça se biscorne.
Ils t’envoient de la pénicilline ou des balles à travers la gueule, selon les circonstances. Et puis ils viennent se faire trouer la paillasse tout de même quand les Teutons nous teutonnent de trop près. Alors on est partagés entre la reconnaissance et le Coca-Cola. On peut pas choisir, tu comprends ? C’est la carte forcée du bonneteau. Ils semblent te laisser ton libre arbitre, mais en réalité tu comportes à leur guise.
Des idées confuses me submergent le ciboulot, ça crépite dans ma tronche.
Je roule sans hâte : la vitesse tue.
— On pourrait mettre le Vieux au courant ? suggère Jérémie.
Il ajoute :
— Y a le téléphone dans l’auto ; sur le coffre se trouve une antenne spéciale et je vois un fil qui entre dans la boîte à gants.
Je rabats le volet métallique simili-acajou ! Effectivement, un gros combiné à cadran fait dodo dans la niche. Je le tends à mon camarade.
— Essaie toujours d’obtenir la Grande Boutique.
M. Blanc s’active posément. Quel calme ! Félicitations. Un mec qui, naguère, balayait les merdes canines sur les trottoirs de Saint-Sulpice !
Il compose le numéro avec une application de premier de la classe. On perçoit des grignoteries, des stridences brèves, des carillons différents se succèdent et puis, au bout de tout ça : la chère France, le gay Paris, la Maison Pouleman.
Une standardiste roguise :
— Police judiciaire !
Jérémoche se nomme et réclame môssieur le directeur.
— Vous rigolez ! clame la pécore. Il est sept heures du matin !
C’est vrai que Pépère pantoufle jusqu’à dix plombes et mèche à présent. Il doit se faire vaseliner le Petit Chose par la déesse qu’il a trimbalée jusqu’ici.
— Demande si Mathias est là ! soufflé-je.
Il demande et le Rouillé y est. J’ai idée que son élevage de lardons commence à lui peser, au dirlo du labo. Une mégère et dix-huit moufflets dont aucun n’est encore manda, ça finit par t’élimer le tempérament.
— Donne !
Je reprends le combiné.
— Bonté divine ! écrie le brasero ambulant, je me rongeais les sangs à vous attendre. Vingt-quatre heures que je ne quitte pas le bureau !
— Ça te fera peut-être un chiare de moins à ton tableau de baise, ricané-je.
— Où êtes-vous ?
— Dans la merde, mon cher ami. La plus nauséabonde dans laquelle j’aie jamais eu à patauger.
Mais lui, ça lui fait pas plus d’effet qu’un suppositoire dans le fion du cher Roger Peyrefitte (le plus grand écrivain de France après moi).
— J’ai des nouvelles de votre docteur Golstein.
— Vraiment ?
— Il était prodigieux, cet homme-là ; on commence seulement à découvrir l’étendue de ses travaux. S’il n’y avait pas eu la guerre et s’il n’avait été juif, ce qui l’a contraint à fuir, il aurait obtenu le prix Nobel.
— C’est comme moi, fais-je : si je n’étais pas flic et si je n’étais pas con, je gérerais une entreprise de ciment armé au lieu de passer bientôt à la chambre à gaz.
Il ne prend garde à ma réplique amère.
— Vous savez la nature de ses recherches ? La génétique ! Depuis Mendel, on n’a jamais trouvé plus fortiche en la matière. Il a été le premier à travailler sur l’embryon humain. Il a quitté l’Allemagne en 42. Au début, les nazis l’avaient en considération, mais il a compris que, même s’il travaillait pour eux, ça finirait mal pour lui et pour sa sœur.
Nous longeons l’autoroute, en contrebas. Au loin, sur les voies rapides, j’aperçois un barrage de police. L’étau se resserre comme disait un vieux pédé qui s’était oint l’oignon d’astringent.
Avisant un sentier forestier, je m’y engage au ralenti et reprends la converse :
— Pardonne-moi, nous sommes traqués par la police, Mathias, et je dois manœuvrer serré.
— Savez-vous où le docteur Golstein s’était réfugié, dans un premier temps ? reprend le bel indifférent.
— En France.
— Mais encore ?
— En Normandie.
— Oui, en effet. Il avait loué une maisonnette en pleine campagne. Pinaud est allé enquêter là-bas hier et m’a communiqué à votre intention un renseignement tout à fait intéressant.
— Le père d’Alexandre-Benoît Bérurier le fréquentait ?
Alors là, il s’emporte, l’Enflammé. Il estime que je le prends pour une vieille capote anglaise surmenée, avec mes questions dont je détiens les réponses.
— Mais bonté divine, commissaire, pourquoi vous ruiner en téléphone depuis les Etats-Unis si vous savez tout ?
— Parce que la communication ne me coûte rien, dis-je en coupant le contact.
T’as dû voir ce film à la con avec Stallone : ancien combattant du Vietnam, il se rend dans un patelin des U.S.A. à la recherche d’un pote (ou de sa famille, je sais plus très bien). Il est d’aspect zonard et l’irascible shérif du comté veut le faire déguerpir. S’ensuit un sévère affrontement et voilà le baroudeur traqué dans une forêt par tout un corps d’armée. Ça castagne dur, le sang coule à souhait et à flots. Bref, c’est une véritable guerre d’embuscade que ce brave Stallone (qui me fait toujours un peu de peine car il a sans cesse l’air, même au plus fort de ses bagarres, de se traîner un pacson d’hémorroïdes gros comme un chou-fleur) livre aux forces armées.
Bon, ben, je me dis que pour nous ça va être du kif, à moins qu’on ne se rende. Mais mon instinct me déconseille cette solution de facilité. Je te parierais la photo de Le Pen contre une tête de veau que nos vies sont mises à prix et que si nous sommes arrêtés, nous serons rapatriés en France dans un pardingue en zinc cousu à la riveteuse.
A l’abri d’un fourré, nous voilà provisoirement hors de vue et loin de toute agglomération. Comme nous avons décarré en voiture, il est probable que les perdreaux s’attendent à ce que nous sillonnions les routes, d’où ce foisonnement de barrages dressés dans tous les azimuts.
Perplexe, je me tourne à demi, le coude sur le dossier de mon siège. On croise nos regards, Blanc et moi. Le sien est de la couleur de son nom, avec plein de mauvais présages dedans. Je mate alors la dame Barbara et constate qu’elle a repris ses esprits. Dans l’effervescence de son rapide enlèvement, sa jupe étroite a craqué et on découvre son exquise culotte blanche. Tiens ! elle est civilisée puisqu’elle met des vrais bas avec porte-jarretelles.
Je lui souris.
— Vous devez avoir mal à la gorge, n’est-ce pas ? Ma manchette foudroyante provoque toujours ce genre de séquelles.
Elle me bigle droit dans les lotos. Une femme de tronche (elle l’a prouvé) courageuse et qui assume. Elle s’en veut de s’être connement laissée piéger alors que tout baignait.
— Il s’en est fallu d’un rien, n’est-ce pas ? murmuré-je. Mais chapeau quand même, une femme aussi déterminée constitue une œuvre d’art. Vous avez ourdi ce plan en un temps record. L’occasion fait la laronne ! Le coup du pistolet, bravo ! Et les autres coups du même pistolet, une merveille de maîtrise et d’intelligence. La jupe retournée pour donner à croire qu’on vous a tiré dans le dos et ratée, ça, si j’ai la joie de me faire vieux, je la raconterai à mes petits-enfants.
« Seulement voilà, compte tenu des circonstances, pour devenir vieux, il va falloir que j’y mette du mien et même que vous y mettiez du vôtre. Alors je vous propose un marché : si nous tombons dans les pattes des flics, je vous bousille illico et sans remords ; si vous nous aidez à nous en sortir, je vous laisse palper l’assurance vie de votre époux et la dépenser à votre guise. Correct ? »
Elle acquiesce :
— Correct.
J’ajoute :
— Vous avez pris des meurtriers comme boucs émissaires, il est normal que vous payez le prix. D’ailleurs, celui que je vous propose n’est pas tellement élevé.
Elle fait une moue d’acceptation. Vache, ce qu’elle est belle et bandante avec sa jupe déchirée !
Ça va te sembler idiot, mais je suis convaincu qu’elle phosphore dans le bon sens, la mère. Elle sait qu’elle est coincée et, persuadée que nous sommes des tueurs, pense que sa vie ne tient plus qu’à un poil de zob.
— J’entrevois quelque chose, fait-elle au bout d’un assez long temps méditatoire.
— Je vous écoute.
— Je possède un coral, à six kilomètres de la maison. Il y a quatre chevaux.
— Qui les soigne ?
— Un vieil homme qui dort au-dessus des écuries ; il est seul dans la vie.
— Eh bien, allons lui tenir compagnie ; on peut emprunter des chemins de traverse ? Votre putain de bagnole bleu ciel, avec ses chromes de baraque foraine attire l’attention comme une partouze au milieu d’un carrefour.
Elle opine.
— Continuez à travers ce bois, faites attention de ne pas vous enliser dans les ornières, ensuite nous trouverons un chemin plus carrossable.
— O.K.
Je recommande à Jérémie de la tenir à l’œil, cette foutue garce. Du regard, mais il a pigé.
— Roule, me dit-il, madame va me tailler une petite pipe pour passer le temps.
Non mais tu te rends compte ! Jérémie qui me dit une chose pareille, le prude ! Si je n’en avais besoin pour conduire, les bras m’en tomberaient !
— T’es chié, dans ton genre, lui dis-je en embrayant.
Le père Citizen et le vieux Ben : même combat. Ils se ressemblent comme deux frelots poivrots. Le palefrenier de médème, en plus, il est sourdingue à ne plus pouvoir lire les manchettes des journaux. Il pue le cheval, la merde, l’alcool, le chien, le rance, la pisse froide, le pet renouvelé, le vieux, le cuir, la paille, la harde, la soupe au lard et l’embrocation Smith and Lee contre les fluxions de poitrine. Il a passé son existence dans les courtines d’Amérique et il a dû être centaure dans sa vie antérieure car le bourrin est son complément direct.
Il a la voix tellement cassée qu’on ne se donne même pas la peine d’en ramasser les miettes. Barbara, c’est sa fée Marjolaine. Faut voir comme ses yeux glaireux s’animent quand il les pose sur elle.
On se tape une boîte de corned-beef pendant qu’il selle les chevaux. Notre « hôtesse » semble avoir pris son parti de l’aventure. On la surveille de très près pour l’empêcher de donner l’alerte d’une façon quelconque ; pas qu’elle confie la vérité au vieux kroumir en loucedé. Remarque que cézigus, pour se faire entendre de lui, faut un entonnoir et de la vaseline. La maigre collation expédiée, on s’affuble des tenues équestres que recèle la cambuse et, peu après, nous voici partis à chevaucher, tels des mousquetaires du roi, à travers le Colorado.
T’as vu bien sûr La vache et le prisonnier ? Le film où Fernandel s’évade d’Allemagne en traînant une vache au bout d’une ficelle ?
Les astuces rassurantes constituent une belle recette de psychologie appliquée. Un prisonnier escorté d’une vache n’est pas soupçonné de s’évader, de même, trois personnes galopant à cheval en rase campagne ne sauraient intéresser des policiers courant après deux bandits.
Moi, je suis pas un fana de l’équitation ; je préfère traîner mon couloir à lentilles sur le cuir d’une Mercedes 500 SL plutôt que sur celui d’un gail. La partie de tape-cul, merci bien, ça te meurtrit les montgolfières et t’écrase les légumes. Et puis, un canasson, faut le tenir en main, y tirer sur les babines pour l’avoir à sa botte, pas qu’il t’emporte vers des frénésies galopantes. Un rien le chancetique, le bourrin. Y a pas plus trouillard ni capricieux.
J’ai dégauchi une carte routière dans la guinde de la meurtrière et je la consulte de temps en temps pour m’assurer que nous sommes dans la bonne direction. Si tu veux tout savoir, sans payer davantage que le prix dérisoire de ce chef-d’œuvre, je retourne à Cracket Springs, là que se trouve l’asile du pauvre Standley (que j’écris avec un « d » pour le différencier du Stanley sans « d »).
Ce que je compte y faire, tu le sauras en son temps ; pour l’heure, la question de notre sécurité momentanée étant à peu près réglée, je me turluqueute à me demander ce que je vais bien pouvoir fiche de la Barbara quand je n’aurai plus besoin d’elle. C’est encombrant, les vivants. Les morts également, note bien, mais eux, au moins, ont le grand mérite de ne plus parler.
Enfin, il ne sert à rien de se ronger le sang à l’avance, étant donné que le Seigneur veille sur nous et Se manifeste lorsque vraiment on ne peut plus faire sans Lui. Alors : à dada ! Hop ! Hop ! Piquons des deux comme les trois lanciers du Bengale !
Elle est croquignolette, Barbara, avec sa bombe noire et ses jodhpurs blancs. Elle a le dos violoncelle, la chérie. Contrairement aux intentions déclarées de Jérémie, elle ne lui a pas taillé une baveuse dans la tire pour l’excellente raison qu’il n’a pas osé le lui demander. Il fait le mariolle, Bébé-Lion-Noir, mais dans le fond, il continue de macérer dans ses timidités africaines.
Question assiette, il laisse à désirer, le Noirpiot, sur sa belle monture (noire également), mais il est si souple qu’il s’en tire vaille que vaille. N’empêche que je le vois pas fixe au franchissement d’un ruisseau. Il n’a pas su conditionner son bidet et celui-ci s’est cabré devant l’obstacle, alors mon pote a été désarçonné et le voilà qui gît les quatre fers en l’air dans des nénuphars (à iode). Sa bête brusquement libérée en profite pour s’emballer.
Ma pomme éperonne les flancs de la mienne afin de la rattraper. Mais je ne suis pas Buffalo Bill. L’autre bourrin de chiasse, tu croirais une antilope, la manière qu’il flèche à mort dans un champ de maïs. Il prend de la vitesse, donc de la distance et me sème du poivre. Putain d’Adèle, est-ce qu’on serait dans la scoume jusqu’aux prémolaires ?
Je perçois un sifflement aigu. Me retourne au plus fort de ma fantasia. C’est Blanc qui me hèle en désignant un point de l’horizon, rigoureusement opposé au mien, où Barbara développe une fuite éperdue. Salope ! Tout à mon souci de ramener la monture de Jérémie, je l’avais oubliée, celle-là.
Comme quoi, quand t’as du lait sur le feu, c’est pas le moment d’aller regarder Télé Foot.
Abandonnant le cheval de désarçon du Négus, j’attaque la randonnée infernale pour rattraper Barbara.
Elle a plusieurs centaines de mètres d’avance sur ma pomme et monte comme une amazone de cirque !
Mais bordavel de maverdave, c’est donc la vraie calamité désastratrice ! La pommade noire ! La tartine de dégueulis ! Qu’ai-je fait pour connaître un pareil bannissement !
Je galope, galope, galope, lope !
Mais Barbara davantage encore. J’avise, au loin, une immense construction, genre ferme ricaine. C’est vers elle qu’elle fonce.
Salope ! Salope ! Salope !
Si ce crétin de Négro n’était pas tombé de son canasson !
Si, si, si…
Je pousse des cris de rage qui ressemblent à des sanglots. Elle va me biter, la gueuse ! Je vois bien que sa monture est plus véloce que la mienne et qu’elle la pilote avec beaucoup plus de maestria que moi mon cheval.
Je bourre mon bourrin de coups d’éperons et ron, petit patapon…
Fonce, Dunœud ! Mais fonce donc ! T’as quatre pattes, faut que tu t’en serves ! T’es juste bon à travailler dans les mines. A faire des remplacements sur les manèges de la foire du Trône ! Défonce-toi, haridelle ! Et il pète, ce con ! Oh ! Seigneur, reprenez cette rossinante et donnez-moi une jeep, par pitié.
C’est alors qu’il se passe un truc du Ciel. Moi, je dis le Ciel parce que c’est la solution de facilité, mais franchement, oui, franchement, j’en vois pas d’autre !
Magine-toi que, brusquement (tiens, voilà un adverbe qui nous aide dans notre métier d’écrivailleur populaire ! « Brusquement », c’est un coup de gong dans notre prose de pisseurs de lignes. Ça réveille, ça fait sursauter) le cheval (blanc comme celui d’Henri IV) et sa passagère disparaissent. Pourtant nous sommes dans une morne plaine et il n’y a pas de bosquets à la ronde. Qu’est-ce à dire ? Caisse à savon ?
Je continue d’avancer, mais plus prudemment. Parviens à la zone de disparition de la cavalière. Et je pige.
Que ne pigeré-je, puisque je vois !
Le champ de maïs produit une cassure avec une brusque dénivellation d’au moins quinze à vingt mètres. Cette dénivellation a été aménagée, l’homme étant ingénieux, en une voie rurale, plus large qu’il n’est habituel d’en pratiquer pour desservir les zones agricoles.
A cause des hautes tiges de maïs et de leurs épis, cavalier et monture ne se sont aperçu de l’accident géologique qu’au tout dernier moment. Le bourrin s’est alors arc-bouté de toutes ses forces. Mais il a malgré tout glissé car c’était trop tard ; sa cavalière, désarçonnée, a piqué un valdingue épique. Et tu vas voir combien le mot « épique » est judicieux : Barbara a terminé son plongeon dans la combe en s’embrochant sur les fourches nombreuses d’une vieille moissonneuse rouillée abandonnée là.
Vision dantesque, comme on dit puis en pareil cas. L’une des fourches lui a traversé la gorge et une partie du visage. Une seconde lui perfore la poitrine, une troisième le ventre et une quatrième et dernière la cuisse droite.
Je contemple l’hideux spectacle depuis ma monture écumante. Je pense à la justice immanente qu’on te cause dans les écoles. Son veuvage provoqué aura été de courte durée, à Mme X (car j’ignore toujours son nom de famille). Elle gît, perforée de toutes parts et de part en part sur ce vétuste engin de culture. Des ruisselets de sang lui dégoulinent le long du corps par une vingtaine d’orifices.
Son cheval qui lui n’est pas mort, hennit à la renverse, en agitant misérablement ses grosses pattounes. Visiblement, il a les reins brisés.
Conscient de ce qu’il est malsain de s’éterniser ici, je le laisse à son agonie pour aller rejoindre Messire Blanc.
En fin de journée, nous atteignons Cracket Springs. Nous sommes vannés, fanés, moulus. L’épine d’or sale pareille à un jeu de dominos mis debout, queue leu leu avant d’être renversés.
Que je te fasse poiler : on a pu récupérer le bourrin de Jérémie. Après son canter solitaire, cet enfoiré de gail s’était mis à se goinfrer de maïs pour se refaire une santé. Ce con avait découvert que c’était une denrée comestible qu’il foulait de ses sabots et il s’en faisait craquer la sous-ventrière. On l’a approché sans mal et Jéré l’a escaladé.
Il en revenait pas, le Négus, de la mort brutale de Barbara. En attendant, elle solutionnait mes préoccupations concernant l’avenir immédiat de cette garce. La Providence lui avait présenté sa facture plus vite qu’espéré.
Donc, nous voici à quelques encablures de l’hospice où l’on s’occupe de Standley Woaf. Sur fond de couchant, il fait sinistre.
On a mis pied à terre dans un bois de mélèzes. Les chevaux sont k.-o. debout (c’est le cas ou jamais de le dire).
— Qu’en faisons-nous ? demande mon subordonné.
— On va les desseller.
A ne pas confondre avec le verbe déceler, lequel n’apporterait rien à leur confort.
— Et après ?
— On planque le harnachement dans le grand fourré que voilà et on les laisse vivre leur vie. Quand ils auront récupéré, ils partiront à l’aventure.
Un peu plus tard, deux hommes se tiennent sur le chemin conduisant à l’asile.
Deux beaux garçons dans la farce de loge. Je veux dire : dans la force de l’âge. Un Noir, un Blanc. Tous deux bien membrés et d’une intelligence supérieure à la moyenne d’au moins trente centimètres. Tu as deviné ? Nous !
Embusqués derrière de gros rochers moussus. Guettant.
Quoi ?
La sortie de l’établissement.
On se détend. Cette infernale randonnée en rang d’oignons fut une terrible épreuve. Mais le but est comme la tarte du même nom et dont je raffole : il est tatin[9] !
Nous n’avons pas longtemps à attendre.
Une petite voiture verte, de marque japonaise, hélas, finit par déboucher de la rébarbative entrée. De loin, je reconnais Margaret, la jolie et peu farouche secrétaire du docteur Robinson, le dirlo de l’établissement.
Aussitôt, je me place au mitan de la route, bras en croix pour stopper la gosse. Elle freine à bloc, puis me reconnaissant, amorce une marche arrière. Elle semble terrorisée par ma présence, sans doute a-t-elle eu de nos funestes nouvelles par les infos. Je pique une pointe de vitesse et parviens à déboulonner la portière, côté passager. Faut dire que les gerces ne sont pas émérites, question conduite ; elles, les marches arrière, c’est pas leur flacon de vernis à ongles. Elles zigzaguent piètros. Aussi bibi n’a aucun mal à sauter dans la tire et à couper le contact.
— Eh bien, qu’est-ce qui vous prend, ma chérie ? je susurre. Vous ne reconnaissez donc pas le chevalier Castor, l’homme à la grosse queue bâtisseuse ?
Et j’adresse, à travers le pare-brise, un geste pressant à Jérémie, lequel se dépêche de nous rejoindre.
La Margaret, c’est bien simple : elle castagnette des crochets. C’est le grand à glagla intégral dans son corps mignon.
— Mais n’ayez pas peur, ma chérie ! fais-je d’une voix caressante en promenant ma main sur sa cuisse. Je ne veux pas vous faire de mal. Votre attitude me donne à penser que vous avez appris de vilains mensonges à notre propos. Ce ne sont que des mensonges, chérie. Regardez-moi, ai-je une tête de bandit ? Tenez, voici mes papiers : Police ! Je suis flic en France et pris dans un vilain complot ici. Vous ne craignez rien, ma belle âme. Au contraire, aidez-nous à faire triompher la vérité et je ferai de vous une vedette que toutes les chaînes de télévision s’arracheront.
Ce langage la calme. Je dissipe ses ultimes frissons avec des bisous sucrés dans le cou et de légers attouchements intra-frifri ponctués de plongées circulaires dans le corneski.
— Nous devons dégager la route, réagis-je. Démarrez gentiment.
Elle tremble encore un peu, mais s’exécute. On dévale la côte sans se presser.
Au bas, y a une fourche (brrr ! ça me fait songer à Barbara) qui nous oblige à décider.
Elle balbutie :
— Où voulez-vous aller ?
— Chez le docteur Robinson.
— Mais je vous ai dit, l’autre jour, qu’il partait en voyage. Il ne doit rentrer que demain.
— Allons tout de même chez lui. Il est marié ?
— Divorcé.
— Il vit seul ?
— Il… il…
— Il, quoi, ma douceur parfumée ?
— Il vit avec un ami.
— Ah ! bon. Ce brave médecin a viré sa cuti ! Ce sont des choses qui arrivent en vieillissant. En prenant de l’âge, on prend aussi du rond. Où demeure-t-il ?
— Il a un appartement à l’asile, où il dort quand il y a des cas d’urgence, sinon il possède une maison forestière au bord du lac de Biteme The Knot, à vingt kilomètres de là.
— Mon rêve, fais-je. Allons-y vite !