Les adieux furent brefs.

Nous prîmes chacun notre bagage à main, Jérémie et moi, et nous nous dirigeâmes vers les vouatères. Un simple clin d’œil à Achille, un autre à Pinuche. Rien aux deux femmes. Sobres ! Qu’à quoi bon attirer l’attention ? Le dirlo prévint les services d’embarquement que nous ne prendrions pas le vol Air France sur lequel nous étions inscrits, afin qu’il n’y ait pas ces appels des derniers instants qui rameutent tout l’aéroport.

Une fois aux chiches, compartiment gentlemen, je conseillai à M. Blanc de profiter de l’eau chaude disponible pour débarrasser son bénouze des traces de foutre consécutives aux manœuvres de la veuve Bérurier.

Il me remercia et m’invita… à procéder de même, nos ébats sous carouble avec la « Cuivrée » ayant également laissé de fâcheuses virgules sur le mien. Nous nous refîmes donc de concert une virginité, ensuite de quoi, nous sortîmes en catiminet afin d’aller acheter des billets pour Denver.

Nous y parvînmes au milieu de la nuit, après avoir beaucoup dormi dans le zinc du retour.


Nous laissâmes nos deux valdingues dans une même consigne de l’aéroport et frétâmes un taxoche à qui je confiai la périlleuse mission de nous conduire à une taule appelée Blue Mountain. Ma demande n’eut pas l’air de le mettre en liesse.

Comme j’avais le bras gauche appuyé au montant de sa putain de portière, il demanda :

— Elle est en or, votre montre ?

— C’est du moins ce que prétendait le bijoutier de la rue de la Paix qui me l’a vendue, oui. Pourquoi ?

— Si j’ai un bon conseil à vous donner, mec, ce serait de l’ôter de votre poignet pour la mettre dans votre chaussette, sinon des malins vous l’arracheront pour la glisser dans leur poche !

— Nous allons dans un coupe-gorge ?

Il haussa les épaules :

— Plutôt un coupe-bourses.

— Qu’entendez-vous par bourses, l’ami ? Celles qui vous pendent au cul ou celle qui contient vos dollars ?

Il me regarda d’un air indéfinissable, haussa les épaules et nous fit signe de grimper dans son tas de ferraille. Sur la photo ornant son compteur, il semblait avoir une sale gueule, mais c’était parce qu’on avait dû la prendre le jour où il avait bouffé des moules pas fraîches ou celui au cours duquel il avait surpris sa gerce en train de se faire embroquer par une bande de Portoricains poivrés.

— Bon, alors explique ? demanda Jérémie en bâillant.

— Nous allons à la recherche d’une pute, dis-je. Cette radasse est la frangine des deux jumeaux, sosies de Bérurier. J’aimerais l’interroger à propos de ses étranges frelots.

— Tu penses bien que les gens de la C.I.A. ont dû s’en charger !

Je haussai les épaules.

— Tu sais, après la moisson, il reste toujours des épis de blé à glaner. Je vais même te faire un aveu : je ne déteste pas questionner des gens qu’on a déjà passés sur le gril : ils sont sonnés et donc plus faciles à dénoyauter.


Le quartier où nous crache le chauffeur, t’aimerais sûrement pas y passer tes vacances.

Il ne s’agit pas de venelles tortueuses et obscures, style Mystères de Paris, d’escaliers lépreux, d’enseignes borgnes, de rebuts pestilentiels évoquant une grève prolongée des éboueurs parisiens. Non, à toute première vue, c’est des rues larges et géométriques, bordées d’immeubles de six étages. Mais ce qui déconcerte assez vite, c’est la faune bizarre qui déborde des trottoirs et palabre sur la chaussée.

Quand une bagnole s’amène, les « fauniens » mettent un moment à s’effacer pour la laisser passer. Les colored sont en écrasante majorité : des Noirs, des Jaunes, des bistres avec, franchement, des accoutrements et des frites pas pensables. Impossible de trouver un visage dépourvu de cicatrices, des bras sans tatouages, des coiffures qui ne soient taillées en haute brosse, teintes de couleurs vives ; ou alors rasées en ne laissant comme échantillon, qu’une natte, une crinière de uhlan ou une couronne de moine moyenâgeux. C’est plein de drogués avachis sur les trottoirs et qui tirent silencieusement sur des joints, de putes pareilles à des baraques foraines, tant elles rutilent sous leurs fards fluorescents et les paillettes strasseuses de leurs vêtements.

Il y a des marchands de saloperies en plein air, malgré l’heure tardive, des alcoolos hébétés, des clodos qui amorcent des fornications publiques. J’en avise un, pas bégueule, qui se taille un rassis, acagnardé au capot d’une DeSoto antédiluvienne.

— Moi, je ne vais pas plus loin, nous avertit le taxi driver. Quand vous traversez cette garcerie de rue, vous atteignez l’autre bout avec des creux dans la carrosserie et de la merde plein les vitres !

Je le cigle et on descend de sa charrette fantôme pour plonger dans la populace.

Ici, les regards sont énormes, jaunes et hostiles. Ils vous « soupèsent », vous assèchent la gorge. Ames sensibles s’abstenir.

Notre bahut enquille une street perpendiculaire et disparaît ; bon, on se met à déambuler pour tenter de repérer le claque de Nancy Woaf. On se partage la besogne et chacun explore un côté de la rue. Au bout d’une ou deux centaines de mètres, Jérémie me lance un coup de sifflet de sa façon, lequel reproduit à s’y méprendre le criaillement du toucan bleu quand il est en rut.

Je le rejoins non sans avoir morflé moult coups de coudes dans les endosses.

Le Négus me désigne alors un renfoncement au fond duquel une enseigne de néon indique Blue Mountain. Le « u » de Blue est nase, ce qui change « blue » en « ble ».

Dans l’impasse, ça grouille moche. Ah ! les monstres asticots que voilà ! Comme sur une charogne, mon drôle ! Des épaves qu’ont envie de se faire dégorger le petit chauve et qui marchandent âprement. Des putes de dernière catégorie protestent et contre-proposent.

Nous apercevant, saboulés élégants, ces friponnes nous entreprennent en priorité. Elles soumettent des programmes alléchants à nos sexes à lécher. Chacune a une spécialité à nous proposer. Y en a une, une Allemande dévoyée, qui fait la pratique du ruban[5], une autre qui te garantit une félicité complète dans la cavité orbitale accueillant provisoirement son œil de verre, une troisième te jure l’extase intégrale en te shootant à l’herbe indienne. Des gentilles commerçantes, dans le fond.

C’est somme toute bien pratique de vendre sa chatte ou son oignon. Tu trimbales ton fonds de commerce avec toi et tu peux exercer ton négoce n’importe où. Ton service entretien se résume à une savonnette Cadum et un gant de toilette.

Nous nous frayons un passage jusqu’au seuil du Blue Mountain que garde un Négro baraqué comme Tarzan.

Il nous fait fête, nous promet monts (de Vénus) et merveilles. Qu’on entre seulement !

Nous.

Faut se reporter à Dédé d’Anvers d’Allégret pour trouver une ambiance de ce style, voire à Pépé le Moko ! Magine-toi une vaste salle avec un long comptoir et de hauts tabourets d’un côté, de l’autre, des canapés foireux, très boxif, recouverts de satin frappé.

Sur les tabourets se trouvent les putes disponibles, dans des attitudes suggestives. Ce que t’arrives à prendre comme postures bandantes avec un tabouret de bar et un porte-jarretelles est impossible à répertorier ! Elles sont d’autant plus hard, ces poses, que les intéressées ne portent pas de culotte, ou alors celle-ci est-elle fendue par le milieu.

Sur les canapés, sont installés messieurs les futurs clients, chalands nonchalants. Ils prennent leur temps pour examiner le cheptel, ces maquignons de l’amour tarifé. T’en vois qui se massent délicatement la protubérance en supputant les performances de leur partenaire en puissance. C’est difficile, un choix. Grisant aussi ! On se pose des questions, on envisage. La petite crevarde aux yeux pervers, la mulâtresse blonde, la grande Nordique aux épaules de lutteuse, la fille coiffée à la garçonne qui joue du fume-cigarette, l’obèse drapée dans des tulles roses, le travelo brésilien en tenue du soir dont la robe n’est qu’un immense décolleté avec un peu de falbala autour ; toutes ces « dames » attisent l’imagination et les glandes des bonshommes. Des solitaires, pour la plupart. Mâles en mal de tringlette, tourmentés par leur membre.

C’est lui, le malheureux brise-jet qu’ils amènent à la consultation. Leur bébête vorace, leur mignon joufflu, leur bébé rose, leur mât de misère. C’est lui, le sournois, qui les harcèle. Il a « besoin », chérubin à peau extensible, le petit guerrier au casque fendu. Il a sa digue, mistigri, lui faut d’urgence sa petite visite organisée des catacombes. Il veut piquer une tête (de nœud) dans la soupière à Julie ! L’heure de ses frasques a sonné. On ne le tient plus. C’est pas avec un rassis que tu lui calmeras les nerfs ; non plus que sous un jet d’eau froide !

Alors, son monsieur, au tutut, lui paye la virée au Blue Mountain, la petite passe à cent dollars. Il le guide dans son choix, l’enfant terrible. « Pourquoi que tu choisirais pas la grosse qui a l’air si gentille ? Tu as vu sa bouche ? Elle doit t’engouffrer suavement, te laquer le cabochon que c’en est vertigineux. Je te parie qu’avec un léger supplément elle te laisse dégorger dans sa clape. Comment ? Tu préfères pas ? Tu veux t’extrapoler à la papa ? L’enfourchement familial ? Le grillon du foyer ? Alors prends la petite cochonne, elle est plus maniable ; c’est de la monture de course, ça ! Du cheval arabe. Qu’est-ce que tu dis ? T’as peur qu’elle ait le frifri trop étroit ? Détrompe-toi, Dudule, ça ne veut rien dire. T’as des mignonnes qu’ont le dargif gros comme deux pommes et qui s’enquillent des grappins de porte-avions dans la moniche. »

On prend place sur l’un des canapés vacants, Messire Blanche-Neige et moi, et on observe.

Quand un julot a jeté son dévolu, il va à sa séductrice. La môme fait pivoter son tabouret face au bar et les deux futurs amants commencent par écluser un gorgeon. Du bourbon, généralement. Ça donne du cœur à l’ouvrage. La fille insiste pour qu’ils en prennent un deuxième. Quand le gus est bonne poire, il dit banco, sinon, il rouscaille qu’il est pressé, alors le couple se rend au fond de la pièce et gravit un escalier de bois à double révolution. Il va vivre une grande page d’amour. Cent dollars, et tu as l’infini à dispose.

Tu te dessapes, puis tu revêts ton polichinelle à roulettes d’un chouette imper étoilé comme le drapeau ricain, manière de protéger le marmouset des mauvaises surprises. Le sida vole bas par les temps qui courent. Tu dois te priver de plaisirs liminaires par mesure de sécurité. Ne pas tutoyer le parc à moules de médème, des fois que tu aurais une écorchure dans la bouche ! Elle, par contre, peut déferler du lingual sur ton Popaul qui fait le beau, mais à travers sa combinaison d’astronaute only, j’insiste ! Pas d’imprudence, petit loup ! C’est si con de mourir d’un coup de bite !

— Programme ? questionne Jérémie.

C’est son mot, ça, dans les périodes indécises : « Programme ? »

— Je vais me mettre en quête de la fille qui m’intéresse, grand.

Je me lève et m’approche de la « garçonne ». Moi, les années 20 me fascinent ; les bagnoles, les toilettes, la pube de cette période m’emmènent promener les méninges.

Elle est plutôt maigrichonne, la greluse. De loin, son maquillage pâle, ses lèvres très rouges, son fume-cigarette en jetaient. De près, c’est nib. C’est le style : oiseau tuberculeux, déplumé et mouillé, si je me fais bien comprendre ? Pas de quoi refiler cent dollars pour grimper dessus ! Tiens, on me les proposerait que je déclinerais l’offre. Moi, j’ai mes têtes, et ma tête de nœud a ses culs. Le sien, franchement, faut rallumer pour le trouver, à tâtons, tu risquerais de le confondre avec sa rotule ! Tu me vois en train de baiser une rotule, Ursule ?

Elle m’accueille d’un sourire de bienvenue qui transforme sa frime de pierrote en tirelire.

— Y a des jours fastes ! dit-elle.

— Pourquoi ?

— Cinq minutes que je lorgne sur vous, en priant Dieu pour que vous me choisissiez ; et vous voilà !

— Merci du compliment, ma jolie. Qu’est-ce que je vous offre ?

— Un « Feu de Dieu ».

Etant d’un esprit aventureux (gaulois pour tout dire), j’en commande deux à la barmaid ravagée (elle est pratiquement nue, je sais de quoi je parle).

Doit avoir au moins soixante balais, la mère. Les loloches en feuilles de cactus, le menton façon talon de brodequin, le corps en arête de limande.

— C’est la première fois que vous venez ici ? demande l’héroïne de Victor Marguerite.

— La seconde. La première fois j’ai fait une partie fine avec une gonzesse sympa : Nancy Woaf ; elle est toujours opérationnelle ?

— Comment, vous ne l’avez pas reconnue ? s’étonne ma garçonne.

Je feins la surprise.

— Il y a si longtemps ! Où est-elle ?

— La grosse Noire avec ses voiles.

Je glafouille des cellules. La sœur des Woaf brothers est noire ! Comment diantre se peut-ce ?

— Elle a vachement pris du poids depuis la dernière fois, dis-je d’un ton dégagé.

— Les hommes aiment ça ! Elle en grimpe une trentaine par jour. Ils sont tordus, ces crétins, ajoute la maigrichonne dont on devine les aigres rancœurs à l’endroit des obèses captatrices.

La barmaid pourrie nous apporte deux verres emplis d’un breuvage bleu. J’aurais dû me gaffer : les boissons bleues sont rares. Dans la nature, le bleu domine de façon fantastique : les mers, le ciel sont bleus. Mais dans un bar, faut se gaffer de cette couleur, les gars !

J’avale une gorgée et je me dis que ce n’est pas totalement de l’acide chlorhydrique, qu’il y a quelque chose d’autre avec, de plus ardent, de plus nocif.

Ma partenaire siffle son glass comme si c’était un Coca light.

— C’est vigoureux, non ? me fait-elle.

— Beaucoup trop doux pour moi, dis-je en tendant un bifton verdâtre à la grand-mère du rade ; j’ai passé l’âge de la fleur d’oranger.

Juste sur cette facétie, voilà un vilain rouquin saboulé de noir, façon pasteur, qui va emballer Nancy Woaf. Brefs pourparlers et les tourtereaux se lancent à l’assaut de la crampe mutine.

— Si on en faisait autant ? suggéré-je à la môme Fleur-de-Sanatorium en les lui désignant.

— Et comment ! gazouille-t-elle. Je sens que vous allez me donner du bonheur. Je peux finir votre glass si vous n’en voulez plus ?

Second cul sec à grand spectacle. J’attends qu’il lui sorte de la fumée du clapoir, mais rien. On grimpe. En haut, ça se présente commak : au sommet de l’escalier, y a une rotonde au milieu de laquelle trône une caisse en demi-lune. A la caisse, une vieillarde couleur jus de chique, ridée comme un shar-peï, ses cheveux gris tirés en arrière et maintenus à l’aide d’un énorme peigne d’argent. Elle fume un cigare plus gros que la plus grosse bite qu’elle a jamais pompée ; l’abondante fumaga du habana l’oblige à garder un œil fermé.

— Donnez cent dollars à Mistress Paddock, mon chou, me conseille la Garçonne.

J’attrique l’image souhaitée à la fumeuse de Punch qui la laisse tomber dans une caisse entrouverte d’un air dégoûté, comme s’il s’agissait du bulletin de vote d’un travailleur immigré. Elle cueille dans un second tiroir un jeton de casino de couleur ambrée qu’elle tend à ma compagne. Celle-ci l’enfouit prestement dans une poche invisible.

On contourne la caisse pour emprunter un long couloir assez large, sur lequel prennent des portes, à gauche, à droite. Toutes sont numérotées. Nous nous arrêtons au 16.

— C’est chez moi, annonce ma « promise ».

— Vous habitez ici ?

— C’est la règle absolue de la maison. A nous d’entretenir notre studio. Il y a inspection deux fois par semaine. S’il est mal tenu, on nous met à l’amende.

Elle ouvre. C’est pas joyeux, mais confortable. Pacotille, ça, espère ! Les cadres de photos en coquillages, les châles épinglés aux murs, les poupées froufrous sur le canapé, les meubles d’osier tressé, les tapis constituant des lots de fêtes foraines, toute la pauvre bimbeloterie de souks et bazars, monstrueuse kitcherie qui parle d’innocence en ce triste lieu frelaté.

— Elle est à quel numéro, Nancy ? m’inquiété-je.

— Au 23. Vous ne vous déshabillez pas ?

— Pas la peine.

Elle me saisit le bras et frotte sa joue contre, en un geste câlin.

— Vous allez sûrement me faire un petit cadeau, hein ?

— Bien sûr.

Je chope un second bifton de cent et le lui tends.

— Vous êtes un vrai gentleman, assure-t-elle.

En un mouvement de gratitude spontanée, miss Grados m’envoie la paluche au bénoche pour une flatterie avant-coureuse.

— Oh ! dites donc, y a du monde ! complimente-t-elle.

Je reprends mon bien et vais rouvrir la porte en grand.

— Vous partez ? s’alarme la chère enfant.

— Du tout. J’ouvre pour pouvoir assister au départ du client de Nancy.

Elle éplore :

— Vous ne voulez pas faire l’amour ?

— Vous n’y êtes pour rien, ma chérie : je n’ai pas faim.

— Pourquoi êtes-vous monté ?

— Pour mieux faire votre connaissance, mon cœur. Vous me plaisez infiniment et la prochaine fois je le prouverai avec tant de fougue que vous devrez prendre deux jours de congé pour vous en remettre.

Elle ne coupe pas dans mon vanne et une certaine mélancolie l’assombrit.

Je me suis assis face à l’ouverture de la porte et je vois passer les clients. Fenêtre sur cour. A l’arrivée, la pute les escorte. Au départ, ils s’en vont les premiers, leur partenaire remettant de l’ordre sur sa personne et dans son studio avant de redescendre. On dirait ces figurines de tirs forains qui défilent au fond de la baraque, devant un panorama de montagnes et qu’on abat d’un plomb bien ajusté. Des petits messieurs aux burnes gonflées quand ils surgissent et qui s’en repartent le zob en peau de boudin, flétris du braque et des roustons.

Mascarade !

La fille me regarde, troublée par mon comportement qui ne lui dit rien qui vaille. Je suis trop généreux, trop anormal. Je cache quelque chose ! A commencer par ma zézette ce qui, lorsque tu grimpes une radasse, n’est pas catholique.

— Vous êtes venu ici pour moi ou pour Nancy ? finit-elle par s’enquérir.

— Un homme qui vient au bordel s’y rend pour soi, ma jolie, philosophé-je. Les caprices de la chair sont imprévisibles et c’est ce qui fait leur charme.

Je pourrais en ajouter encore douze tonnes in-douze sur le sujet, tant tellement ma faconderie est développable, mais je vois s’en retourner le rouquin barbu fringué pasteur mormon et je décide que c’est à mon tour d’avoir un tête-à-tête avec Miss Nancy Woaf.

La lourde sur laquelle on a peint au pochoir le nombre 23 est à trois portes, face à la carrée de la Garçonne.

J’y vais. Toque. Pas assez fort car on ne me répond pas. Faut dire qu’il y a de la musique dans le studio de la grosse Noirpiote. Un air de jazz very strong. Je refrappe. Balpeau ! La gravosse doit être en train de faire son petit steeple-chase sur son bidet.

Alors je tourne la chevillette. L’huis s’ouvre. J’ignore comment il se fait que je prévois immanquablement les événements un instant avant de les constater. AVANT que le panneau soit poussé complètement, j’ai un flash de ce qui m’attend.

La Nancy gît en travers de son divan recouvert de soie japonouille noire et jaune. Elle a la tête dans un sac en plastique qui lui descend aux épaules et on lui a sectionné la gorge, tout comme à Béru, en plantant le ya fatal dans le plastique. Travail de professionnel, très propre. Le sang qui continue de gicler à flots demeure dans le sac transparent. La grosse bouille hallucinée de la fille, dont les yeux proéminent, exprime l’effroi le plus total.

Moi, ni une ni douze ! Je relourde et m’élance dans le couloir. Dévalade éperdue de l’escadrin en trois bonds. Traversade du boxon. Le « videur » noir de l’entrée me sourit Colgate :

— C’était bon, patron ?

— Le rouquin barbu habillé de noir ? abois-je. Vite !

Néanmoins, lui faut un laps pour piger ma question.

— Pourquoi ? demande-t-il.

— De quel côté a-t-il été ? Ce salaud m’a volé mon portefeuille.

— Ah ! ce sont des choses qui arrivent, patron. Il a tourné à droite.

Je reprends ma course éperdue à travers la foule dense, les putes grouillassantes, les arnaqueurs de tout poil ; tire-laine des temps nouveaux. Je cherche, sautillant tous les trois ou quatre pas pour tenter d’apercevoir le rouquinoche. Je finis par l’asperger sur le trottoir d’en face. Il marche vite, la tête en avant, comme un homme pressé dans la bourrasque. Ta pointe de vitesse, Antoine ! N’oublie pas que l’an dernier encore, tu courais le cent mètres en 11 secondes. C’est moyen pour un athlète de haut niveau, mais c’est formidable pour un cul-de-jatte !

Il doit avoir un sens supplémentaire, lui aussi car, brusquement, il se retourne et ses yeux se fichent directo dans les miens. Il sait que je le course. Alors, au lieu de presser le mouvement, il s’arrête. Porte la main dans sa poche de veston. Moi, un peu refroidi, comprenant qu’il est armé et va me le prouver, j’organise d’urgence une conférence à mon sommet pour définir mon comportement. Alpaguer un mecton qui fuit en le plaquant par-derrière, c’est l’enfance de Dard pour un poulardin chevronné. Mais affronter de face, à mains nues, l’homme qui vient de perpétrer le joli boulot de la chambre 23 constitue une autre paire de manchettes !

Dans un lieu aussi surpeuplé, tu ne peux guère demeurer immobile. La foule est là qui te malaxe. Bon gré mal gré, elle me pousse vers le rouquin.

Je le regarde intensément. Il porte des postiches. En réalité, il est presque brun si j’en juge à ses sourcils. Il transpire. Il a des yeux clairs, couleur champagne, une cicatrice sur la lèvre supérieure et une deuxième, en forme de trèfle, à la pommette gauche. Son nez est épais, avec une arête large d’au moins deux centimètres.

Nous sommes à deux mètres l’un de l’autre. Est-ce un pétard qu’il tient dans sa vague ? Si oui, il est certain qu’il va défourailler à travers l’étoffe et que je me ferai praliner le bide. Feinte, Sana ! Feinte d’urgence, mon biquet, sinon tu auras plein de vilains trous autour du nombril qui, sans être celui du monde, n’en a pas moins une grande importance pour toi.

Alors, bon, l’homme des grandes circonstances, Tonio ! Rapidité et grâce ! Instinct aux fulgurances stupéfiantes. D’un bond de côté digne du serpent je me place derrière un vilain Asiate au crâne rasé, vêtu d’un caban de mataf. D’un rush phénoménal, je pousse ledit contre le faux-rouquin-faux-barbu-faux-pasteur lequel, pris de court, trébuche et choit en arrière. Il a dû tirer car de la fumaga s’échappe de sa veste. L’Asiatique a morflé. Il bieurle goret. Je saute par-dessus sa pomme. Mon intention est d’atterrir sur le bide de l’assassin. Dans ma précipitance, je fiarde mon coup et me pointe en plein sur sa gueule !

Les semelles jointes ! Soixante-dix kilogrammes ! Vrouhan ! Ce qui me surprend, c’est le craquement sec ! Tu as vu, au cirque, des colosses japonais briser du tranchant de la main cinq ou six planchettes superposées ? Le même bruit ! Illico je réalise que je lui ai craqué la noix de coco, à Casimir ! D’ailleurs sa tronche s’est élargie et aplatie. Il semble infiniment songeur ainsi, tu le verrais. Son regard s’est écarté. Vrai : ça lui compose une drôle de physionomie.

Un attroupement se constitue. Le magot rasibus écume bicolore (blanc et rouge) en toussant des râles. Il a le drapeau japonais sur sa limace, pleine poitrine. Pourtant je le situerais plutôt indonésien.

Un coup de sifflet modulé que je reconnais. C’est Jérémie Blanc qui, à quatre pas d’ici, me fait savoir que l’heure de la retraite a sonné.

Et comme il a raison ! Je coudaucorpse, écartant sans ménagement putes, malfrats, touristes en baguenaude.

Bientôt, on se refait un anonymat dans la populace. On est réabsorbés, digérés.

C’est bon de se fondre au milieu des autres, quand bien même on ne les trouve pas sympas !

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