— Tu sais ce que c’est que le rodéo sexuel ? demande Béru.

— Oui, lui dis-je.

— Non, tu sais pas !

— Si !

— Ben dis, qu’on voye.

— Tu enfiles une dame par-derrière, tu lui annonces que tu as le sida et tu essaies de tenir dix secondes.

Il renfrogne.

— Mouais, dans les grandes lignes c’est ça, mais je la raconte mieux.

Là-dessus, l’huissier nous prie d’entrer.

Achille est en tenue de chasse. Une gravure de Vogue. Tellement époustouflant qu’on n’ose pas y toucher. Il sent le neuf. Son fusil dans un étui gainé de toile attend, accroché au dossier de son fauteuil, de participer à l’apocalypse chez les garennes solognots. Chilou porte une veste dans laquelle le tissu écossais marron se marie avec le daim beige, et un chapeau façon tyrolien, orné d’une plume verte. Sa gibecière (mot que je préfère à carnassière qui me fout la gerbe) lui bat déjà le flanc.

— Vous avez failli me faire attendre, fait le Dirluche de sa voix la plus polaire.

— Nous sommes venus aussi rapidement que nous l’avons pu, objecté-je.

Il sort de sa poche à soufflet un petit pulvérisateur de bouche et se vaporise les muqueuses (mal de gorge ou lutte contre une haleine vieillissante, je l’ignore).

— Ou o essez e eutenant or imer ? demande notre Vénéré en cours d’opération gargante.

— Je vous demande pardon, monsieur le directeur ?

— Et moi je vous demande si vous connaissez le lieutenant Mortimer, vous êtes sourd ?

— Mortimer, de la C.I.A. ?

— Il n’en existe pas d’autre !

Ce qu’il est bougon, le tartarin, ce morninge ! J’espère que ses battues à travers champs le défouleront un brin. D’ici qu’il zingue l’un des participants, l’ancêtre ! Faut dire qu’il n’a plus l’âge de ses artères ! Côté du scoubidou, l’enragé du trou normand colimaçonne, par contre il devient duret de l’écoutille, et si tu mates un moment ses paluches d’aristo, tu t’aperçois qu’elles commencent à sucrer.

Son regard bleu Delft s’assombrit.

— J’ai reçu un coup de fil de lui en pleine nuit ; ce veau, le décalage horaire, connaît pas ! Il avait une voix inaudible ; il était ivre, ou bien il nous fait un cancer de la gorge. Il m’a parlé de Bérurier, qu’il appelle Biroutier, soit dit en passant. C’est lui qu’il souhaite rencontrer d’extrême urgence à propos d’une affaire « top secret ». Je lui ai promis que Bérurier partirait le plus vite possible pour Washington en votre compagnie, San-Antonio. Je préfère que vous soyez deux.

Il m’adresse un clin d’œil signifiant qu’il tient Alexandre-Benoît pour un débile profond.

— Vous ne connaissez rien de ce qui motive ce voyage, patron ?

— Rien, mais je connais Mortimer et cela me suffit. S’il réclame la présence de Bérurier, c’est qu’elle lui est indispensable.

Il consulte sa montre et bondit :

— Misère ! Je suis là à papoter et je dois me trouver dans quarante-cinq minutes chez les Dubois de la Branche, en Sologne. Bon voyage, messieurs !

Il nous écarte avec brusquerie pour quitter son bureau.

— Il oublie son fusil ! s’exclame le Gros.

— Ça fera peut-être une ou deux vies humaines d’épargnées, réponds-je.

* * *

Grâce à Concorde « on y est déjà ».

Je crois te l’avoir déjà dit, je ne voyage qu’avec un bagage à main : valise de cuir aux dimensions réglementaires qui contient un costume de rechange taillé dans un tissu infroissable, du linge de corps, ma trousse de toilette et la photo de Félicie. Le Mastar, quant à lui, s’est muni d’un simple sac en plastique célébrant la gloire du B.H.V., dans lequel il a placé un caleçon dépenaillé, un saucisson à l’ail, un kil de rouge ordinaire, et un rasoir Gillette dont il n’a jamais changé la lame depuis qu’il en a fait l’emplette (et d’ailleurs la chose serait désormais impossible, le modèle n’existant plus depuis une vingtaine d’années).

C’est nantis de ces vade-mecum que nous débarquons au Connos Hotel, aimable building de marbre noir situé à quelques encablures du musée de l’Aéronautique.

Deux belles chambres nous y sont réservées.

La magie du supersonique et des « fuselages aurifères » comme dit Béru (pour fuseaux horaires) fait que nous sommes à Washington avant d’être partis de Paris (au plan de la montre, du moins).

Une fois mon costar bis accroché dans une penderie capable d’en héberger cent quatre-vingt-quatre (en les serrant un peu), je tube au lieutenant Mortimer :

— Voilà, lieutenant, nous sommes à votre disposition.

— Merveilleux ! Je passe vous prendre dans une demi-heure !

Béru profite de cette rémission pour craquer quelques louises. Il explique que les vols supersoniques le font toujours loufer ; il accompagne cette assertion d’un commentaire scientifique un tantisoit fumeux ; avec lui, les lois de la physique sont aussi malmenées que les règles grammaticales.

J’écoute sa démonstration d’un intestin distrait. Dire qu’il me pompe l’air serait impropre, en réalité il me le pollue. Ecœuré, je branche la téloche et me mets à zapper comme un fou, mais vite j’abandonne devant la pauvreté niaise de ce qui m’est proposé. Et pour finir, le père Bush, avec sa tronche de clergyman qui se fait turluter le pollux pendant son prêche par une enfant de Marie placardée derrière son lutrin.

— Je me demande bien ce qu’un membre éminent de la C.I.A. peut attendre de toi, répété-je pour la énième fois.

Philosophe, Sa Majesté hausse ses plantureuses épaules de déménageur de pianos (à queue).

— On va le savoir, me calme-t-il ; y a pas de problèmes insalubres, mec.

Il zieute par la fenêtre la ville largement aérée, aux vastes étendues verdoyantes.

— J’m’demande si qu’on trouv’ra du cheptel dans c’patelin, anxieuse le Mammouth ; j’f’rais volontiers un p’tit engag’ment dans l’rond central ! Moi, l’avion, ça m’file l’tricotin.

Je maugrée :

— Ça te fait loufer, ça te fait triquer, et quoi d’autre encore ?

— Ça m’donne faim.

Et il se coupe une tranche de sauciflard large comme une roue de formule 1.

— Tu briffes encore, après tout ce qu’on t’a fait claper dans le zinc ?

— Dans l’zinc, c’tait en l’air, slave n’a rien à lavoir ; ici on est sur terre, mon pote. La bouffe en jet, c’est d’la distrayance ; au sol, c’est d’la nécessité.

Il est en pleine mastication lorsque le concierge du Connos nous annonce Mister Mortimer.

Quand j’ai déclaré au Vieux que je le connaissais, je me suis un peu avancé. De réputation, oui. Il passe pour l’un des piliers de cette mystérieuse maison, Mortimoche. Le genre de gazier qui assume davantage de prérogatives que son grade ne le laisse supposer.

Drôle de bonhomme. Ricain jusqu’au bout du zob ! Pas grand, massif, la cinquantaine. Un costar marine, froissé pire que du faf à train après usage. Une limouille à carreaux qui ferait exploser un caméléon. Il est large de partout : cul, poitrine, tronche. Mais pas gros. Le muscle domine. Ses biceps, espère, c’est de l’engin pour travaux publics ! Quand il participe à une castagne, c’est pas de l’énervement de danseur mondain ! Le visage un peu plat, la paupière lourde par-dessus un regard verdâtre comme deux belons sur une assiette, le nez tubercule, des cratères en veux-tu en voilà ! Le cheveu court, gris et rêche, favoris bas frisés : sa seule « élégance ».

Dès le premier regard, je sais que ce mec, je ne l’embrasserai jamais sur la bouche. Et pourtant j’ai l’effusion fastoche, l’accolade à fleur de lèvres. Je me vois très bien faire la bise à monseigneur Lustiger, à la princesse Anne, à Platini, à M. Arafat, à M. Gorbatchev (avec sa carte du Brésil sur le cigare), voire même à Madonna en cas de force majeure. Mais jamais je pourrais sauter au cou du général Jaruzelski non plus qu’à celui de Mortimer.

C’est physique, quoi ! On peut très bien sodomiser Jean-Marie Le Pen sans pour autant voter pour lui, ou bouffer la chatte d’Elizabeth Two sans être anglais, mais y a des gens absolument insurmontables. Ça te gêne de les savoir mammifères à part entière. Tu les préférerais reptiles ou batraciens pour bien justifier ta répulsion.

L’arrivant me jauge d’un regard sagace. Cézigue, il doit mettre des notes aux types qu’il rencontre, obéissant à des critères secrets.

J’ai l’impression de m’en tirer honorablement avec un 5 sur 10.

— Dave Mortimer ! se présente-t-il.

— Commissaire San-Antonio, réponds-je en lui tendant spontanément la main.

Il y jette un coup d’œil maussade comme si je lui proposais de la lui vendre et qu’il n’en ait pas l’emploi. Puis il se rappelle que je suis européen et me confie sa patte d’ours, épaisse, aux doigts courts dont l’auriculaire s’orne d’une chevalière à camée noir qu’on devine truquée et bourrée de cyanure.

Ensuite, il fait un pas et avise Béru.

Changement spectaculaire du personnage. Il a un sursaut, ses lèvres s’écartent et on distingue, plein cadre, le morceau de chewing-gum verdâtre plaqué contre sa gencive.

— Oh ! Seigneur ! murmure-t-il.

Juste ces deux mots : « Oh ! Seigneur ! » mais les points d’exclamation qui les escortent sont longs comme des alexandrins (ceux de Racine, qui sont beaucoup plus longs que les autres).

Il s’approche du Gros, hypnotisé.

— Mister Biroutier ? demande-t-il presque timidement.

— Yes, Sœur, en tout étretat d’cause, répond le Charmeur. Pourquoice ?

Mais ce rude homme aguerri n’a plus la tête en face des trous ni les yeux sur les épaules. Il se trouverait nez à NEZ[1] avec le Général de Gaulle qu’il pousserait une frime plus comestible.

— C’est sidérant ! déclare-t-il.

Il se tourne vers moi et répète en américain : « Sidérant ». Comme on n’est pas venu ici pour créer le fameux ballet du Casse-Nénette, je presse Mortimer comme un quartier de citron :

— Dites-moi, lieutenant, vous avez voulu que Bérurier vienne vous voir d’urgence et il est arrivé, bien que vous n’ayez fourni aucune précision quant à la motivation d’un tel voyage.

Je déglutis dans les tons roses et ajoute :

— Peut-être serait-il temps à présent de nous fournir quelques explications ?

Mortimer se requinque.

— Encore quelques minutes de patience, mes amis. Suivez-moi.

On.


Il traîne son gros cul carré dans une Cadillac compacte bicolore (gris clair-gris foncé) pilotée par un superbe Noir pour feuilleton télévisé.

— On vous a appelé sur la quatorze ! annonce le chauffeur.

Dave Mortimer décroche le bigophone fixé au tableau de bord et se met à jacter flasque. Ce gus doit se montrer infect avec ses « inférieurs ». De son chien à son principal adjoint, en passant par sa femme, ses enfants et la petite coquine qui lui vernit le zob à l’essence de glandes, il fait chier tout le Landerneau, Mortimer ! Il raccroche en bougonnant jaune.

La Cad’ roule à travers les larges avenues. On aperçoit la Maison-Blanche, au loin. Dans les actualités et sur les photos de presse elle impressionne, et voilà que je la trouve presque simplette sous le soleil fédéral de Columbia.

Une grande maison coloniale au fond d’un grand jardin. C’est pas un titan qui l’habite, mais un bonhomme comme toi et moi (un peu moins intelligent que moi, toutefois). La différence c’est qu’il a le droit de vie ou de guerre. A part ça, il fait le con à Camp David avec une gâpette longue visière, devant des photographes complaisants (encore une petite, Seigneur Président, mon flash n’est pas parti !).

— Vous êtes nombreux dans votre famille, Mister Biroutier ? demande Dave Mortimer sans se retourner.

— Non, mon ’ieut’nant, j’sus fils complèt’ment unique ; comme toujours chez les Bérurier. On n’s’r’produit qu’un’ fois et on a un garçon. J’ai un garçon, Apollon-Jules, qui marche su’ ses cinq ans et y en aura pas d’aut’, never. Plus grands limeurs qu’nous aut’, vous pouvrez pas trouver, l’commissaire Sanan, ici présent, peut vous l’témoigner, n’empêche qu’on lâche un’s’le fois dans not’ existence la giclette porteuse. L’rest’ c’est juste des brouillons ou d’la régalade…

Il demandait pas tant de discours, le gars D.M. Se tasse sur son siège, la tête dans ses épaules, le regard en incubation.

Au bout de peu, on se pointe devant un gigantesque building où y a écrit en doré « Potomac Hospital ».

Mortimer descend.

— Venez ! nous jette-t-il.

Une tire de police sommée d’un gyrophare (provisoirement éteint) attend sur le parking. Un officier galonné en descend pour nous rejoindre. Bref salut. Mortimer ne se donne pas la peine de faire les présentations. Cézigue, il a rayé le superflu de ses activés.

Nous pénétrons dans l’immense hosto, précédés de l’officier de police. Ascenseur. Y a des Noirs qui fourbissent le bâtiment avec cet acharnement que mettent les matelots à repeindre inlassablement la coque du bateau pendant qu’il navigue. Une foule impressionnante gravite dans l’hôpital. Tu croirais une vaste station de métro, riche en correspondances multiples. Des élévators sans fin, des gens de la maison, d’autres du dehors, des appareils distributeurs de n’importe quoi ; des coloreds, des malvalides, des enturbannés, des chauves, des pin-up qui te font grincer des couilles. Une entre autres, oh ! charognasse ! Comme dit j’sais plus qui, tu ramperais nu sur un kilomètre de verre cassé, rien que pour lécher le paf du dernier mec qui l’a tirée ! Je peux pas m’empêcher de me retourner ! Cette silhouette ! Et ce regard vert ! Je crois le voir encore bien qu’elle soit de dos !

On aboutit devant une porte marquée « Formellement interdit à toute personne non accréditée ». L’officier presse un timbre. Un judas est actionné, on nous frime, nous admet, car la porte s’ouvre.

Un poulardin en chemise bleue et casquette plate nous accueille. Lorsque nous avons pénétré, il abaisse un levier et l’huis se rebloque.

Number four ! fait-il.

On suit un couloir étroit et désert jusqu’à une porte portant le chiffre « 4 » au-dessus de sa sonnette individuelle.

Nouvelle cérémonie du judas. Cette fois, on déboule dans une chambre de clinique puissamment équipée. Un nouveau flic s’y trouve, revêtu d’une longue blouse verte aseptisée, un masque de tulle devant la clape. Il nous désigne une sorte de dressing et nous nous y rendons afin de nous munir chacun d’une blouse et d’un masque. Cérémonie muette, impressionnante.

La chambre, assez vaste, est coupée en deux par une cloison de verre. Dans la partie du fond se trouve un lit flanqué de tout un attirail de survie ultra-sophistiqué. Un homme gît sur le lit.

Le flic préposé à sa garde fait coulisser une paroi de glace.

— Approchez ! invite Mortimer.

Il s’efface et nous nous avançons vers la couche, le Gros et moi.

Et puis on se cabre sec !

Frappés d’incrédulité.

L’homme étendu sur le lit, avec des mèches et des drains partout, cet homme, visiblement à l’article de la mort, C’EST BÉRURIER !

Roulez, tambours ! Sonnez, trompettes !

J’aime les prodiges, les miracles, les mystères. Ils nous aident à supporter la vie laboureuse dont notre sueur arrose les sillons. Etre brusquement placé devant l’inexplicable est un bonheur. Cette seconde prodigieuse où tout chavire, où ton intelligence n’est plus qu’une capote anglaise jetée après usage, où ta raison ne peut même plus servir à caler un pied de table bancale, où tes sens abusés semblent être déclarés nuls et non avenus !

Je me penche sur le mourant. Avide de sa trogne mafflue, encore couperosée sous le masque de l’agonie. Je retrouve ce front bas où sont collés quelques cheveux en clairsemance, ces sourcils pareils à deux brosses à dents dépoilées, ces paupières lourdes, stores californiens en peau de couille tendus sur un regard pareil à deux sulfures dans des housses. Je « reconnais » les pommettes tuméfiées par la picole, presque crevassées de trop tout, les joues gonflées qui se muent en bajoues et composent une sorte de pré-goitre au sujet lorsqu’il est couché. Les lèvres tailladées de cicatrices se retroussent sur des absences de dents, trous noirs aux fétides exhalaisons. Les oreilles de boxeur malmené sont rigoureusement identiques à celles de mon compagnon. Les touffes exubérantes qui s’échappent de leurs conduits, idem. La barbe, façon Ribouldingue, est conforme au poil près.

Davantage qu’un sosie : une hallucination !

Seul un « vrai » jumeau atteint parfois à ce degré de similitude.

Je réalise maintenant pourquoi Mortimer a demandé au Gros s’ils étaient nombreux dans sa famille. Il croit qu’il s’agit du jumeau de Béru, seule explication possible du phénomène.

Goguenard, il nous observe.

Bérurier a une réaction stupéfiante.

— Il a pas le droit, hein ? demande-t-il.

Comme s’il se sentait volé, dépouillé de sa propre personnalité. Comme si cet autre lui-même usurpait sa vie, exerçait un abus de pouvoir, un crime de lèse-personnalité.

— Vous ne le connaissez pas ? questionne Dave.

— Si j’l’ connaîtrerais, c’est qu’ c’s’rait mon frère ! s’emporte Béru. Comment y s’appelle-t-il, c’gonzier ?

— Jess Woaf, répond le lieutenant.

J’étudie l’ultime comportement du mec en question. Un râle menu, qui va s’affaiblissant, fuse de sa bouche entrouverte.

— De quoi souffre-t-il ? m’enquis-je.

— Six balles de.38 judicieusement réparties : trois dans le ventre, trois dans la poitrine.

Un médecin, mis au courant de notre arrivée, se pointe pour assister son patient, et une infirmière, comme je m’en souhaite une pour les vacances, l’escorte.

Après avoir étudié le tracé cardiaque du faux Béru qui galope sur un écran de contrôle, il donne l’ordre à la ravissante assistante de faire une piquouze au futur défunt.

Ça nous vaut d’admirer la gosse dans la position inclinée. Qu’elle manque laisser se tailler ses loloches, la blonde ! Qu’en tout cas on voit nettement (en se reculant un peu) le mince slip dont sa chaglatte fait ses beaux dimanches.

— Vous croyez que ça va changer quelque chose ? demande Mortimer, sceptique.

Le toubib, un jeune rouquin, bronzé de taches de rousseur, au nez pointu et aux yeux couleur praline, hoche la tête.

— Nous en sommes à la phase de l’acharnement thérapeutique, soupire-t-il.

— Il est impensable qu’il soit en état de parler ?

— Au Seigneur, peut-être, mais là nous tombons dans des supputations métaphysiques. Dans moins d’une heure, son tracé sera aussi plat que la piste du Lac Salé.

Il se tourne vers Béru.

— Condoléances, lui dit-il.

Car pour lui, il est évident que ces deux hommes sont jumeaux.

— Merci, que répond mon pote machinalement en écrasant la larme propitiatoire.

Nous sommes là, à attendre comme un troupeau de vaches repues devant une voie ferrée. Quoi ? La mort du sosie ? L’instant a quelque chose de terrifiant. « Et j’apprendrai ma mort en contemplant la sienne. » Où ai-je lu cet alexandrin ?

Alexandre-Benoît « se regarde » finir. L’homme est d’une immobilité marmoréenne. Pas un souffle ne sort de sa bouche entrouverte, aucun frémissement ne se manifeste sur la peau des paupières.

L’infirmière est la seule personne du groupe qui remue. Elle tire sur le drap de Jess Woaf, comme pour le border ; d’ici très peu, il va lui servir de suaire. Elle sent le parfum à base de musc. Malgré la gravité de la situasse, je ne peux m’empêcher d’envisager sa chatte que j’imagine légèrement renflée, avec la raie au milieu et des poils d’or pâle non frisés. En voilà une qui ne doit pas être triste à déguster. Dans une alcôve ombreuse, ça te fait grimper en mayonnaise, un sujet pareil, une fois débarrassé de ses préoccupations professionnelles.

— Well, well, well, chantonne soudain Mortimer.

Puis il bâille et consulte sa montre imitation acier.

— Mon opinion est que nous n’avons plus grand-chose à faire ici, messieurs, nous dit-il.

Un léger sifflement continu, évoquant celui d’une bouilloire, retentit.

— The end ! annonce le toubib en nous montrant le cadran sur lequel un large trait blanc défile, sans la moindre saute.

Nous avons assisté en direct à la fin d’un type qui ressemblait à Bérurier, qui avait le goût du Bérurier, mais qui n’était que du Canada Dry.

Je promène tristement la peau de mes doigts sur la blouse de l’infirmière, vachement tendue à l’emplacement des meules. Elle feint de ne s’apercevoir de rien. J’ai bien fait de ne pas volter en même temps que les autres. J’avais trop envie de toucher. Je suis un obsédé de l’obsession sexuelle. Mais il est inutile de me féliciter : j’ai également des défauts.

* * *

Tu crois qu’après cette théâtrale entrevue, le mec Dave va éclairer notre lanterne ? Que tchi ! Il s’est rencogné dans sa tire, comme il était en venant, et ne moufte pas. A un moment, l’appel radio retentit. Il la désigne au chauffeur noir.

— Dis-leur que je suis en train de chier, Pol.

Et puis il rêvasse. J’ose pas lui demander où nous allons, non plus que lui poser l’une des dix mille cinq cent trente-quatre questions qui m’assaillent avec vigueur. Où nous allons, je le verrai bien. Il est des instants où tu dois laisser flotter les rubans puisque la chance t’est donnée de ne pas avoir à décider.

Notre vie est un choix perpétuel. Ça commence le matin, devant ta garde-robe, quand t’hésites entre le costar bleu à rayures et le gris anthracite. Et tout de suite après, tu ne sais pas si tu vas mettre de la marmelade d’oranges amères ou de la confiture de fraises sur tes toasts ! Décider, toujours décider : par quel bout commencer, quelle fille on va baiser, pour quel con il faut voter, s’il convient de marcher à l’ombre ou au soleil, si ça vaut le coup de se laver les mains après avoir pissé (après tout, ta biroute est plus propre que tes paluches !).

Des choix ! Encore et toujours des choix ! Un cauchemar de choix ! T’es cerné, traqué par les choix. N’en fin de compte, ton libre arbitre te pompe l’air ! T’empêche d’exister NORMALEMENT. Tu restes trop disponible, trop LIBRE pour profiter de la vie.

Là, on est dans une tire confortable, à rouler dans ce Washington aéré, et on nous emporte « quelque part ». N’importe où, je m’en torche ! Si Béru ne venait de mettre en circulation une louise consécutive à son sauciflard à l’ail, je me sentirais bénaise, rutilant de l’âme.

Une somnolence m’empare car je dors mal en avion ; toujours cette impression que le plancher va céder pendant mon sommeil et que je vais valdinguer dans le paysage. Y a lulure, un zinc avait vaguement explosé près de Paname. Un maraîcher m’a raconté, ensuite, qu’il avait vu pleuvoir des passagers encore attachés à leur siège. Et souvent, quand je vadrouille en jet, l’image magrittienne me hante. J’imagine ces gens gorgés de terreur, chutant sur la belle Brie humide, rivés à leur fauteuil. D’accord, c’était des Japonais (ça me revient), mais tout de même… En tire, j’ai pas de crainte, inexplicablement, et Dieu sait pourtant que j’en ai laissé des potes sur les routes !

Ça me rappelle l’histoire du gus qui a gagné un milliard d’anciens francs au loto. Il commence par le commencement, c’est-à-dire par virer sa femme, et ensuite il s’achète tout ce dont il rêvait. Et bon, ce con qui conduit comme un pied a un terrible accidoche qui oblige les toubibs à l’amputer du bras gauche. Son frangin est à son chevet quand il se réveille.

— Que m’est-il arrivé ? demande le blessé.

— T’as raté un virage, informe le frelot, et tu as emplâtré un mur.

— Ma Rolls ! Ma Rolls ! que se met à bieurler le gars.

— Si ce n’était que ça, poursuit le frangin, mais tu as eu le bras complètement écrasé.

— Quel bras ?

— Le gauche.

Et l’autre de hurler :

— Ma Rollex ! ma Rollex !


Je te bonnis cette blague, pas pour tirer à la ligne, c’est pas mon genre. Déjà que je surabonde (compare mes books avec ceux des confrères et tu comprendras la différence !). Mais je crois que de temps à autre, c’est pas mal de se refiler quelques chouettes balourdises pour meubler les dîners où on s’emmerde.

Et celle des deux cadors chez le véto, tu la sais ? Non ? Je te la placerai un peu plus loin, pour l’instant, je dois reviendre à mon sujet.

La Cadillac bicolore stoppe devant un fringant perron de granit rose. Le drapeau ricain flotte au fronton. Mortimer agit comme s’il était seul au monde. Il marche devant nous à travers une nouvelle foule composée en majorité d’hommes plutôt graves.

Ascenseurs ultra-rapides. Musique douce qui couvre à peine la mastication nombreuse du chewing-gum par cette horde silencieuse. Mâcher du caoutchouc, j’ai toujours trouvé ça con. Moi, un gars qui rumine cette saloperie, j’ai pas envie de le connaître. Je lui passe outre. Toujours ça d’énergie économisée.

Un couloir large comme les Champs-Elysées. Des cloisons en verre dépoli avec des ombres mouvantes derrière. Il y a, çà et là, des flics en uniforme, aux mines rébarbatives et aux bras poilus. Le lieutenant pousse une porte et nous la tient ouverte, preuve qu’il se rappelle notre présence. Vaste bureau. Au fond, un grand garçon sage, blond suédois, bricole un ordinateur. Il est tout pâlot, tout cerné. Un adepte du rassis ! Voilà un grand timide qui se martyrise la colonne. Le samedi soir, il doit se branler de la main gauche pour se faire la fête !

Dave accroche son veston à un portemanteau nickelé. On découvre son holster bien ciré, avec une crosse massive qui dépasse de l’étui :) l’arme de l’homme élégant made in Cartier, sûrement.

— Posez-vous ! nous enjoint-il (c’est VRAIMENT un ordre). Vous prenez de la bière ?

Et sans attendre notre acquiescement ou notre refus, il lance au grand masturbé scandinavet :

— Trois bières, Pietr !

Nous voici enfin à pied d’œuvre, me semble-t-il.

— Bon, fait Dave Mortimer, il y a un point sur lequel j’aimerais qu’on fasse l’unanimité. Vous êtes bien d’accord que le mec qui vient de crever est « au moins » sorti de la même paire de couilles que vous, Biroutier ? On a eu vu des ressemblances dues au hasard, mais de ce calibre, sans la génétique, c’est pas possible, O.K. ?

— Ça semble effectivement évident, conviens-je. Cela dit, ne serait-il pas judicieux que vous nous relatiez toute l’affaire de A jusqu’à aujourd’hui, Dave ?

— J’allais le faire.

Son mulot blond radine déjà, les bras chargés de bibines qu’il dépose en boisseau sur la table. Mortimer, bien organisé, a un décapsuleur fixé au rebord de son burloche. Il déponne les bouteilles et nous les propose. On drinke au goulot. Béru feule comme le tigre en rut dans la jungle asiate.

— Il existe, quelque part en Floride, un Centre de recherches top secret de la N.A.S.A., commence le lieutenant. Ce qui s’y bricole, je ne pourrais pas vous le dire, même si je le savais. Secret défense ! Nous avons été avertis qu’un coup fourré se préparait, ayant ce Centre comme objectif. Les services compétents ont donc renforcé à toutes fins utiles le dispositif de protection. Bien leur en a pris car, voici cinq jours, ils ont mis la main sur le dénommé Jess Woaf, lequel circulait à l’intérieur du Centre. Vous entendez ça, Frenchies ? A L’INTÉRIEUR du Centre ! Ce qui veut dire que le sosie de Biroutier détenait une carte magnétique à son nom et que ses empreintes figuraient sur l’enregistreur contactuel permettant l’ouverture des portes les plus « infranchissables ». Il n’existe pas six personnes au Centre qui possédassent[2] un tel régime de manœuvre.

« Woaf s’est fait piquer à cause d’un attaché-case qu’il trimbalait et qui contenait une arme révolutionnaire, sorte de pistolet capable de projeter un gaz soporifique d’une efficacité inouïe. Le truc en question se trouvait entouré d’isorofulmiflube afin de le rendre inidentifiable par les arcs de contrôle. Mais ceux-ci venaient d’être changés contre un détecteur dernier modèle qui s’est mis à gueuler aux petits pois lorsque l’attaché-case a été soumis à ses rayons.

« L’alerte a été donnée ; une chasse à l’homme s’en est suivie. Woaf, qui avait les condés de passage pour circuler librement, a bien failli s’en tirer. Mais l’un de ses poursuivants a branché l’interjectif de solutré B 14, lequel déclenchait la chaîne de caméras vidéo couvrant entièrement l’intérieur du Centre. Le poste de garde a donc pu suivre sur un écran géant les déplacements de l’homme. Ils ont compris qu’il allait s’enfuir par le sas de sécurité et y ont tendu une embuscade ; le gars s’y est fait arroser de première et vous connaissez le résultat !

« C’est moi qu’on a chargé d’enquêter sur ce micmac. Mon premier soin a été de questionner le blessé, mais avec six balles de.38 dans le corps, on n’est plus un conférencier performant. Malgré une injection en douce de Talking 32, il s’est montré peu loquace. Impossible de savoir ce qu’il préparait au Centre, ni pour le compte de qui il agissait. D’ailleurs, je doute qu’il ait bien réalisé mes questions. Tout ce que ce salaud a proféré, c’est « Biroutier, Police parisienne ». »

— Si c’s’rait une effervescence d’vot’ bonté, tonne Alexandre-Benoît, mon blaze n’est pas Biroutier, mais Bérurier !

Mortimer consulte un dossier posé devant lui.

— C’est juste, admet-il, Bérourière, en effet. Avant toute chose, je me suis fait faxer votre curriculum. En découvrant votre photo, j’ai manqué d’air ! Un instant, j’ai cru que Jess Woaf et vous étiez le même personnage. Une conversation avec votre directeur m’en a dissuadé. Alors j’ai voulu que vous veniez pour qu’on essaie d’y voir clair dans ce pot de merde, you see ?

Tu parles si on see !

— Je suppose, interviens-je, que vous avez enquêté dur sur feu Jess Woaf ?

Il lève ses yeux en forme de presse-papiers au plafond figurant le ciel, où deux grosses mouches s’enculent, la tête en bas (ce qui est particulièrement périlleux pour qui n’est pas un insecte diptère). Ensuite, Dave ouvre son putain de dossier, en extrait un fourre jaune contenant des feuillets manuscrits, et le jette devant moi.

— Résumé de la vie du gars, commissaire. Vous pourrez le lire à tête reposée ; en attendant, je vous livre les grandes lignes. Né à Lyons, Colorado. Père mineur, tué par un éboulement de galerie. Sa mère, Martha, trime dure pour élever ses deux garçons. Elle est serveuse dans un steak-House et se fait tromboner assez volontiers par les clients de passage, si bien qu’il lui vient une fille en plein veuvage ! Nancy ! A seize ans, la môme est déjà pute et va négocier son cul à Denver.

« Pendant ce temps, les deux frères Woaf qui sont jumeaux s’engagent dans un cirque. Des vauriens qui fricotent à la lisière des lois, sans toutefois devenir truands complètement. Ils sont inséparables, comme la plupart des jumeaux. Mettent au point un numéro de tir au revolver assez spectaculaire qui consiste à se flinguer réciproquement. Ils ont une coiffure de plumes, kif les Indiens, et se revolvérisent jusqu’à ce que chacun ait sectionné toutes les plumes de son vis-à-vis. Ils traînent à travers l’Amérique : U.S.A., Mexique, Canada. Des périodes de chômage, mais dans l’ensemble ils s’en sortent. Parfois, retour aux sources, c’est-à-dire chez la vieille Martha, à Lyons. Se mettent à picoler et ce qui doit arriver arrive : un soir, Jess file une praline dans le cigare de Standley, son jumeau. Drame ! Le gus n’en meurt pas, mais il est complètement à la masse et on l’enferme dans un hospice. Fin du numéro ! La vieille maman défunte peu après.

« Quelques années s’écoulent, pendant lesquelles la trace de Jess Woaf devient floue. Sa frangine, qui continue de travailler des miches à Denver, prétend avoir perdu le contact avec Jess. Elle sait seulement qu’il s’est rabattu sur New York où il serait devenu vaguement clodo, point à la ligne. Et puis, stupeur ! L’ancien tireur de cirque est retrouvé au Centre si hermétique de Floride. Il y est entré au début de l’année sur la recommandation du sénateur de Floride, Robert Gaetano, mort le mois dernier dans un accident d’avion (un jet privé qu’il pilotait lui-même, ce con !).

« Ce que Jess Woaf foutait au Centre ? Vous voulez que je vous le dise, les gars ? Rien ! Il avait titre d’inspecteur. Inspecteur de quoi ? Personne n’en a jamais rien su. Ces endroits sont tellement secrets qu’on n’ose même pas dire bonjour aux gens qu’on y croise. Il y disposait d’un bureau dans lequel on n’a strictement rien trouvé. Une histoire de dingue !

« Comment a-t-on récupéré ce type de cirque devenu clodo ? Comment est-on parvenu à le rendre sobre et à lui donner bonne apparence ? Pourquoi un sénateur s’est-il compromis au point de ménager son entrée dans un endroit mieux protégé que Fort Knox ? Mystères ! Sur toute la ligne. Je vous le répète : c’est une histoire de fou ! Personne n’a entendu parler de lui en haut lieu. Ce mec surgit et se fait zinguer. Avant de passer l’arme à gauche, sous l’effet d’un stimulant puissant, il prononce trois mots. Seulement trois. Il murmure : « Biroutier, Police parisienne. » Et voilà le tracé de cette curieuse affaire, mes camarades français ! »

— On pourrait-il avoir un’ aut’ bière ? demande Bérurier.


Le mulot suédois a ramené un pack, à la vaste satisfaction du Gros.

— A quoi pensez-vous ? demande Dave Mortimer à mon pote, le voyant sourire doux.

— Vous connaissez la blague des deux chiens chez l’vétérinaire ?

Le salaud ! Il me la pique !

— Non, avoue Dave, surpris.

Et Béru :

— C’est des cadors chez l’véto. Un caniche et un doberman. L’doberman d’mande au caniche :

« — Pourquoi t’est-ce tu viens ? »

« — Parle-moi-z’en pas, dit l’caniche, c’est l’printemps qui m’ bricole les sens. Hier, en voiliant la chatte dans l’salon, j’y ai fait crac-crac. La patronne m’a surpris et elle s’est fâchée comme quoi é n’voulait pas d’ces cochonnances chez elle. Alors é m’amène châtrer ! Et toi ? »

« — Moi aussi, c’est l’printemps, déclare l’doberman ; mais j’y sus été plus fort que toi. La patronne encaustiquait l’plancher. En aperc’vant son gros cul, j’ai pas pu m’retiendre et j’lai fourrée à mort. »

« — Eh ben ! dit donc, j’comprends qu’é t’amène châtrer ! » fait l’caniche.

« — Et m’amène pas châtrer ! E m’amène pour qu’on m’coupe les ongles. »

Béru hurle de rire. Dave demeure de glace.

— Et alors ? il fait. Qu’y a-t-il de risible là-dedans ? Vous croyez que c’est agréable les griffes d’un gros chien en train de vous mettre ? A ce propos, Biroutier, votre père a-t-il fait un séjour en Amérique, il y a quarante-six ans ?

— Mon vieux n’a jamais venu aux Etats-Unis, rebuffe Alexandre-Benoît, vexé du bide qu’il vient de prendre avec sa blague. Grande gueule comme il était, papa, vous parlez qui s’en s’rerait fait péter l’bec d’un pareil voiliage !

— C’est donc Mme Woaf qui aura fait le voyage en France, conclus-je.

— Non, déclare Mortimer, cette dame n’a pas quitté le Colorado de toute sa vie !

— Donc, conclut le Gros en décapsulant une boutanche de bière avec ses dents, on n’a pas l’moind’ degré de parenterie, vot Jess et moi ! Not’r’semblerie, c’t’un phénomène d’la nature. On est bon pour l’liv’ des records !


C’est un zig pugnace, Mortimer. Accrocheur du style vérole-morpion. Ne se laisse pas terrasser par le temps ni par le mystère. Les pires objections, il les balaie d’une reniflade.

A la dixième bière, il se lève pour aller licebroquer. Tu diras que l’habitude est une seconde nature : il coiffe son feutre pour se rendre aux gogues. Il revient des tartisses les yeux pleins de larmes, tellement son besoin était intense.

— Vous comprenez, déclare-t-il avant même d’entrer dans le bureau, preuve que sa pensée est encore plus pressante que son envie de pisser, vous comprenez, n’importe les supputations qu’on puisse faire sur cette damnée ressemblance, un fait domine tout le reste : avant de crever, ce rigolo a cité Biroutier. Biroutier, Police parisienne. Ces mots, il ne les a pas inventés dans un délire. Ils correspondent bel et bien à du réel. Le bougre a connu Biroutier ou a entendu parler de lui. Et moi, tant que je ne saurai pas pourquoi il les a prononcés, ces trois mots, je ne lâcherai pas mon os !

— C’est moi, votre os ? réagit le Mammouth.

— Mettez-vous à ma place ! plaide Dave Mortimer.

Le Gros vide sa bière en cours, émet un rot forcené qui fêle la vitre du fond et déclare :

— Si vous aurez pas suf’samment d’mémoire pour vous rapp’ler qu’j’ me nomme Bé-ru-rier et non Bi-rou-tier, faudrait mieux qu’vous changeasse d’boulot, gros lard. Salut !

Et, presque digne, il marche vers la lourde.

— Stooooop ! hurle alors Mortimer.

Le Mastar s’immobilise.

Le lieutenant m’apostrophe :

— Commissaire, je ne veux pas tourner autour du pot. Nous sommes en présence d’une affaire exceptionnellement grave qui intéresse la défense des Etats-Unis. Bérourier est le seul élément positif dans l’histoire. Je dois l’avoir à ma disposition.

C’est à mon tour de fulmigéner :

— Mais, putain de vous, Dave, mon collaborateur est un fonctionnaire français d’une intégrité absolue dont je réponds comme de moi-même. Notre grand patron aussi répond de lui et, si c’est nécessaire, le président de la République française en répondra également. Vous avez souhaité le rencontrer et il s’est rendu à votre appel. Certes, l’affaire est incompréhensible, mais Bé-ru-rier n’y peut rien. A vous de trouver la solution sans porter préjudice à cet officier de Police émérite sinon je vous promets de déclencher un patacaisse international qui ne sera pas à la gloire de votre pays !

Mortimer me regarde avec émotion. Je lui chanterais le grand air de la Tosca que ça ne l’émeuvrait pas davantage.

— On ne va pas refaire une guerre du Golfe, grogne le sanglier. Tout ce que je lui demande, c’est de ne pas quitter les U.S.A. pendant huit jours. Une semaine de vacances aux frais de la princesse ! Avec vous, si vous acceptez !

Son ton n’est pas conciliant mais empreint d’obscures menaces.

— O.K., si nous avons la possibilité d’aller et venir où bon nous semble, réponds-je. Nous détestons perdre notre temps, Bé-ru-rier et moi, et votre affaire à la con nous excite. Une supposition que nous vous donnions un coup de main ?

C’est la première fois que je vois rire le lieutenant. Un rire insultant, un rire de commisération ! Le pot de fer qui se gausse du pot de terre !

Puis il redevient sérieux.

— Vous ferez ce que vous voudrez pendant votre séjour, en attendant, il faut que Biroutier me confie son passeport !

— Pardon ?

— Je veux conserver son passeport, répète Mortimer. Je lui ferai établir un reçu et nous le lui rendrons lorsqu’il repartira en France.

Dominant ma rage, j’invite le Mammouth à remettre le document demandé.

Il est très bien, le Plantureux. D’un geste calme, il tire son passeport de sa poche. C’est une chose flasque et graisseuse, couleur aubergine pourrie, à l’intérieur de laquelle séjournent un tronçon de peigne, une tranche de saucisson incomplètement consommée et une touffe de poils pubiens prélevée sur une dame de ses pensées (qu’il a oubliée depuis). Il jette le tout sur le bureau de Mortimer.

— J’vas vous dire, les Ricains, déclare l’Hénorme, v’s’êtes des emmanchés, râpés, finis. Dans dix piges l’Albanie s’ra plus fort’ qu’vous ! Tout c’dont vous êtes bons, c’est à palabrer, à rouler, à montrer vos porte-avions rouillés et vos bagnoles qui font gerber jusque z’aux romanichels. On s’torch’rait l’cul av’c vos dollars qui vaut balle-peau s’ils seraient plus larges. Allez, ciao, Burnecreuse, j’ai assez vu ta tronche à caler les roues d’corbillard !

Ainsi prit fin notre première rencontre avec le lieutenant Dave Mortimer.

Загрузка...