— En somme, tu espères quoi ? demande Jérémie au moment où je range notre épave quincaillante devant un modeste établissement de Lyons.
— Rien, réponds-je, et par conséquent tout !
— Puisque leur mère est morte, quels renseignements pourrais-tu obtenir ?
— Avant de mourir, la vieille Martha a fatalement fréquenté des vivants qui le sont peut-être encore et à qui elle a pu se confier…
Nous prenons nos deux bagages légers et pénétrons dans une vague auberge très couleur locale. Etablissement à un étage, plus ou moins victorien malgré la peinture d’un bleu intense qui le recouvre de la tête au pied (à l’exception de l’entourage des portes et des fenêtres qui est jaune canari). Une partie fait épicerie, le reste est un café-restaurant, avec un long comptoir de bois, une immense glace lépreuse dans laquelle se reflètent des bouteilles qui ne doivent pas servir beaucoup, les clients du coin s’abreuvant de bière et de bourbon. Entre l’épicerie et le bistrot, il y a un escalier de fer forgé qui vaudrait une fortune chez un antiquaire londonien.
La taule est vide. Quelques tables, un piano droit, un jeu de fléchettes, des posters gondolés représentant les Rocheuses. Sur l’une des tables, il y a une boutanche de bibine et un chapeau Stetson. On perçoit, en fond sonore, le déclenchement niagaresque d’une chasse d’eau. Bientôt, un gros vieux type à poils durs se pointe en rajustant son bénouse. T’as plein de mecs qui jouent de la musique en déambulant, lui il est capable de se reculotter en marchant. Il va reprendre sa place devant son chapeau, empoigne sa bière et s’en téléphone quelques centilitres sur les amygdales. Il est chenu mais vivace, le doyen. Rides au burin dans de la chair d’arpenteur de cols.
— Excusez, l’abordé-je, il y a quelqu’un qui reçoit les clients, dans cet hôtel ?
— Ben, d’habitude, y a uncle Jerry, glaviote le vioque, mais je l’ai entendu qui baisait sa servante dans la resserre. Lui, c’est un sacré lapin : faut qu’il tire ses deux coups par jour, sinon il tombe malade. Ses putains de servantes n’ont plus le temps de s’asseoir, les pauvrettes !
Il entifle une nouvelle lampée et rote creux. Ça me rappelle Béru. Je larmalœille. Le Gros ! Comme la planète est devenue immense, sans lui !
— Les coïts d’uncle Jerry durent longtemps ? m’informé-je.
— Très, son père était pasteur.
— Je ne vois pas le rapport ?
— Ça veut dire que le père Jefferson a élevé son garçon dans la notion du péché. Alors Jerry prie en forniquant, ce qui retarde le travail de ses putains de glandes, comprenez-vous ? Parfois, la poussée de sa foi est si forte qu’il ne parvient pas à jouir ; il est obligé d’aller se mettre à jour chez Miss Mabel qui est une vraie démone, question de la chose, et sait vider les bourses les plus coincées !
Il achève sa bière, se lève, passe derrière le comptoir.
— Vous buvez quelque chose, les gars ?
On lui donne notre accord pour deux autres bières et il va les prendre dans un antique réfrigérateur à porte de bois.
— A propos de pasteur, je crois que le Seigneur est avec nous, murmure Jérémie ; ce brave homme vieux et bavard est l’interlocuteur que tu cherchais, on parie ?
Pépère revient après avoir décapsulé les bibines. Il a des paluches si fortes qu’il les coltine d’une seule main, non pas en les tenant par le goulot, mais à doigts-le-corps.
— Ben, asseyez-vous, les gars. Vous venez d’où ?
— France.
— Je me disais aussi ! Bienvenue, garçons ! Je connais la France. J’ai été engagé volontaire en dix-huit !
On incrédulise :
— Mais quel âge avez-vous donc ?
— Je suis de mille neuf cents, faites le compte, c’est facile !
Il rit.
— Ma première chaude-pisse, c’est en Alsace que je l’ai attrapée. Une gosse à qui on aurait donné le bon Dieu sans confession. Faut dire qu’avec toutes les troupes qui passaient dans le coin !
Il tutoie sa boutanche un bon coup, rerote, essuie sa bouche mousseuse.
— Et qu’est-ce que vous venez faire à Lyons ? Vous êtes des touristes ?
— Non, des enquêteurs d’assurance.
— Tiens donc ! Ici, vous n’allez pas placer beaucoup de contrats, les gars. Nos gens se méfient des étrangers.
— Nous ne venons pas pour démarcher, grand-père, mais pour retrouver une famille à qui un Français mort vient de léguer ses biens.
Le vieux rit large. Il a un peu la tronche d’Hemingway juste avant qu’il se tartine la cervelle aux plombs de chasse. Un Hemingway qui serait allé au bout de sa course.
— La tradition veut que les héritages se fassent dans le sens contraire, les gars. C’est plutôt les Frenchies qui ont des oncles à héritage en Amérique.
— Ben, vous le voyez, grand-père, y a des exceptions.
Il se rembrunit.
— C’est pas parce que vous savez mon âge que vous devez vous croire obligés de m’appeler grand-père. Ici tout le monde m’appelle Ben.
— O.K., Ben !
— Et on peut connaître le nom de cette putain de famille qui va palper un magot de France ?
Je chique les gars gênés.
— Secret professionnel, Ben !
— Et mon vieux cul, il est top secret ? bougonne-t-il. Qu’est-ce que vous croyez, les gars ? Ici, tout se sait ! C’est une petite ville du Colorado, quand y a un type qui bouffe des haricots, c’est ses voisins qui pètent !
Je souris, regarde Jérémie. Le Noirpiot est toujours de première dans ces cas-là.
— M. Ben est un homme de confiance, murmure-t-il ; ça se voit !
Il m’a parlé en anglais. Le dabe lui balance une bourrade qui manque faire basculer le Négus de son siège.
— En voilà un qui est futé, assure-t-il.
Je feins de me rendre, vaincu par l’incoercible sympathie qui se dégage de mon terlocuteur :
— La famille Woaf, révélé-je en baissant le ton.
Le vieux Ben en loufe de désappointement.
— Ben c’est pas de chance, les gars !
— Pourquoi donc, Ben ?
— Parce que la famille Woaf n’existe plus, mes enfants. J’ai entendu ce matin à la radio, Nancy, la fille que cette salope de Martha avait eue avec un Nègre, sauf le respect que je te dois, fiston, a été trucidée par un client dans son boxif de Denver. Ne subsiste des Woaf que Standley, lequel est complètement à la masse dans un hospice, depuis que son con de frère lui a logé une balle dans la tête au cours de leur numéro de cirque. Il va en faire quoi, de votre héritage, le pauvre bougre ? S’acheter une camisole de force en soie ?
Il ricane.
Là-dessus, le taulier réapparaît. Il porte une chemise à carreaux, un pantalon de drap noir et un Stetson beige. En nous découvrant dans sa crèche, il a un froncement de sourcils, surtout quand il nous voit attablés devant des bières.
— C’est moi qui ai servi ces messieurs, dit Ben.
— J’étais dans la réserve, fait laconiquement uncle Jerry.
C’est un long zig à peau jaunâtre, avec une moustache de rat malade sous un nez sinueux, le regard en virgule, la bouche entre parenthèses ; il appartient au club des sinistres. Ses parties de trous, cézigue, ça ne doit pas être de la tarte aux fraises !
Considère un instant l’ironie des choses, bébé rose. Nous sommes entrés pour demander des chambres, mais la rencontre avec papa Ben me donne à espérer que nous n’en aurons pas besoin. Ce vieillard, sans aucun doute, c’est la gazette de Lyons. Tout ce qui s’est passé dans la contrée depuis le début du siècle lui est connu. En deux heures et quelques bières nous l’aurons dénoyauté.
Une grande fille lasse et rousse se pointe, vêtue d’une très longue jupe en jersey qui balaie le plancher mieux qu’elle ne saurait le faire avec un O’Cédar. Corsage blanc contenant mal de fort gros seins inanimés (mais qui n’ont pas beaucoup d’âme pour autant). Conne et dolente sans être laide, toutefois.
— Tiens, voilà ta réserve, ricane Ben à l’adresse d’uncle Jerry.
— Ma quoi ? grince le vilain.
— N’as-tu pas dit à l’instant que tu étais dans la réserve ? pouffe le facétieux bonhomme. Alors moi je te dis : voilà ta réserve, pas vrai, Molly ?
Il rit si fort qu’on découvre le fond merdeux de son vieux caleçon, au-delà de ses chicots.
Le taulier, vexé, s’emporte jusque derrière son rade.
La serveuse nous visionne avec intérêt. Je te parie un doigt de cour contre une grosse bisouille sur le casque intégral de mon pafomètre à circonvolutions variables qu’elle est en train de se demander si « c’est vraiment mieux » avec un garçon comme moi qu’avec son tripotier à la triste figure. Ça doit pas être very joyce de se laisser limer matin et soir par ce vieux peigne. Rien de plus pénible que les ancillaires forcées par leur patron. Boulot et soumission ! Tu laves leur linge, cires leurs pompes, prépares leur frichti, passes leurs gogues à l’Ajax ammoniaqué, et en plus, faut que tu leur pompes le nœud en leur affirmant que c’est archibon. Tout ça pour un salaire de naufragée des boîtes pipoles ! Et tu trouves qu’il y a du changé, toi ? Que tout baigne impec ?
Quand je les vois, ces gentilles, avec leurs pauvres petites culottes qu’on distingue à travers leur blouse blanche les jours « normaux », noires quand elles ont leurs requins, comme pour informer « Môssieur » de la situation météorologique, kif ces pavillons qui sont hissés sur les plages océanes pour indiquer si la mer est praticable ou non.
Ah ! comme elles m’attendrissent, nos petites bonniches sud-européennes. Elles fouettent un peu sous les bras, mais elles sont si gentilles dans leurs atours de service et si connes dans leurs hardes « civiles » : jeans pisseux ou minijupes, T-shirts de bal musette, coiffures enfin dénouées, signe de liberté provisoire qui leur donnent des minois de putes innocentes.
Je souris à Molly.
Elle me rend la mornifle.
— Il a pu, aujourd’hui ? demande Ben.
Elle a un regard effarouché en direction du rade, passerelle où le commandant du bord vient de reprendre son poste. Se trisse vite fait vers ses tâches.
— Il en passe cinq ou six par an, soupire le vieux. Il lui est arrivé d’en foutre deux ou trois enceintes. Maginez-vous qu’il les fait avorter lui-même ! Il possède tout un vilain fourbi de faiseur d’anges, le fils du pasteur !
— Drôle de pistolet ! dit M. Blanc. Vous reprendrez bien une bière, c’est ma tournée !
— Ensuite nous boirons la mienne, décidé-je. Vous ne préféreriez pas quelque chose de plus sérieux que la bière, Ben ? Que penseriez-vous d’un bon bourbon ?
— Non, fiston, je prendrai simplement un gin avec la bière, histoire de la muscler un peu.
— Comme vous voudrez. Ensuite, vous nous raconterez l’histoire complète des Woaf, si vous le voulez bien, afin que je puisse écrire un rapport cohérent. Naturellement, toute peine méritant salaire, je vous remettrai un défraiement de cinq cents dollars de la part de ma compagnie : correct ?
Les paupières retournées et rouges du vieillard s’humidifient.
— Vous êtes des petits gars tout ce qu’il y a de bien, assure Ben. Je l’ai compris au premier coup d’œil quand je suis revenu de chier.
Pépé aussi est un type de premier ordre.
Que peut-il y avoir de plus captivant pour un flic qu’un bavard qui sait des choses ?
Or, il sait TOUT, Ben. C’est un malin, un observateur, un déducteur. Il sait interpréter les moindres faits. On croit que la mémoire des vieux prend de la gîte ! Mon cul ! Ils se rappellent les gens, les dates, les circonstances. Rien ne se perd dans l’océan de leurs souvenirs. Ils te racontent les plus petits détails avec une précision d’ordinateur. Se souviennent du temps qu’il faisait « ce jour-là », de la manière dont les intéressés étaient habillés, de ce qu’ils ont mangé et bu. T’as qu’à mouliner le bastringue un petit coup de temps en temps, en servant à boire, en réclamant une précision, voire simplement en les regardant avec un sourire confiant.
Le père Ben, je l’adopterais s’il n’avait l’âge d’être mon grand-père ! C’est le genre de mec que tu peux ramener chez toi en toute confiance : il remplace la télé en panne, recolle les assiettes cassées, répare les fusibles des prises électriques.
On l’écoute jacter avec recueillement, presque attendrissement. Qu’à la fin, ça finit par agacer uncle Jerry. Il s’amène à notre table, sévère, et dit en désignant le dabe du menton :
— Il commence à avoir pas mal picolé ; s’il vous pompe l’air, dites-le, je le virerai.
Pauvre sale con ! Mon regard de glace le met en déroute. Il comprend que c’est lui qui nous pompe l’air, et pas qu’un peu ! Cela dit, il est exact que le père Ben en a un grand coup dans les galoches ! Il savonne en parlant et ses yeux baignent dans le gin. De temps en temps, il s’interrompt pour regarder en direction de la porte.
— Vous attendez quelqu’un ? finis-je par lui demander.
Il hoche la tête :
— Je crois toujours que la mère Rosy va me tomber sur le poil ; j’oublie parfois qu’il y a vingt-huit ans qu’elle est morte, la garce. Les scènes qu’elle a pu me faire, dans cette salle où je vous parle, les gars, c’est rien de le dire ! Une sorcière ! Le soir où je l’ai trouvée allongée sur le carreau de sa cuisine, je n’en croyais pas mon bonheur. Elle a glissé sur une épluchure de pomme de terre et s’est rompu le cou sur l’angle du fourneau. Après les funérailles, je n’ai pas dû dessoûler d’un mois. Je n’aurais jamais cru que sa mort me causerait autant de joie ! Qu’est-ce que je vous racontais, à propos de la Martha Woaf ?
« Ah ! oui : une fieffée rapide ! A dix ans, elle enjambait le pasteur après l’instruction religieuse. Pourtant, c’était pas un plaisantin, le révérend ! Il avait une figure qui vous glaçait le sourire sur les lèvres. N’empêche qu’un jour, la femme du docteur Mordhom, dont la belle-mère se mourait, vient quérir le pasteur, et qu’est-ce qu’elle voit ? La gosse Martha sans sa culotte, à cheval sur la queue du révérend, à s’activer comme une bougresse ! Le pasteur se tenait assis, la fillette lui tournait le dos et se plantait le trognon du bonhomme dans les fesses !
« A la suite de ce scandale, il a dû quitter la région. Seulement, les mâles de la contrée, ça leur est pas tombé dans l’oreille d’un sourd, une telle aventure ! Nous avons tous voulu tâter de cette Marie-couche-toi-là. Et je dois dire bien honnêtement, les gars, qu’un sujet comme la Martha, il méritait qu’on damne son âme pour son petit cul ! Elle, son vice, c’était à cheval-dos-au-mâle. Autrement, elle ne voulait rien entendre. A prendre en levrette ou à laisser ! Dans le fond, je crois que la gueule des types, en amour, lui ôtait ses moyens, à Martha. Les hommes, elle voulait leur membre, pas leur figure ni le reste. Juste elle asseyait son joli derrière sur votre queue et interprétait seule sa partition.
« Y a une chose, j’ai remarqué, une chose plutôt vexante : quand on procédait à notre lâcher de ballon, les matous, elle nous engueulait comme des pourris, nous traitait d’infâmes pourceaux. Ça la dégoûtait, notre belle semence. Elle voulait nos trognons de chou, et point à la ligne ! Un cas ! Un bon coup de ramonage, et puis elle taillait la route. Malheur à ceux qui jouissaient pas avant elle, ou en même temps. Martha, sitôt son plaisir pris, elle se déculait en souplesse et foutait le camp sans se retourner, vous laissant en rade, sans remords, votre panais tout con devant vous, à dodeliner comme un perdu. Elle, la charité, elle connaissait pas ! »
Je fais signe au croquemort-cabaretier de rapporter des munitions. Pépère est tellement parti qu’il ne s’aperçoit même plus que nous troquons nos verres pleins contre son verre vide. Il écluse scientifiquement après chacune de ses phrases : une lampée, wlaouf ! Nous sommes sa belle rencontre, son bonheur du jour. Grâce à nous, il peut se piquer le tube gratos, et en plus, on lui vote des crédits pour le jour suivant. C’est le Seigneur qui nous a placés sur sa route.
— Elle s’est tout de même mariée, malgré son aversion pour les hommes, noté-je.
Il glousse :
— Parlez-m’en, les gars ! Ah ! le beau mariage ! Vous savez qui elle a épousé, cette friponne ? John Woaf, dit « N’en-a-pas ». Une espèce de castrat un peu barjot qui poussait les wagonnets à la mine. Et savez-vous pourquoi elle a marié ce malheureux ? Parce qu’elle était enceinte des jumeaux ; mais au grand jamais elle n’a accompli avec John son devoir d’épouse ; au contraire, c’est plutôt lui qui jouait la femme au foyer : il torchait et langeait les gosses, faisait la cuisine et les travaux ménagers pendant que Mme Martha continuait de danser sur toutes les queues qu’elle rencontrait.
Te re-re-re-re-re-reboit.
Pourquoi une question me vient-elle ? Très sotte en apparence :
— Et on connaît le père des jumeaux ?
— Elle n’en a pas fait mystère : le docteur Golstein, un juif allemand venu se réfugier en Amérique. Comment il avait échoué à Lyons, ça je ne l’ai jamais su. Il habitait la maison avec des colonnes qui se dresse à quelques jets de pierre du stade de base-ball. Il vivait avec une femme qui lui ressemblait et qui devait être sa sœur. Martha a travaillé pour eux comme servante, plus ou moins. Mais voilà qu’elle est tombée enceinte, et vous savez le plus beau ? Elle annonce partout qu’elle va avoir des jumeaux ! Dès le début de sa grossesse. A l’époque, on ne pouvait pas prévoir une telle chose comme ça se fait maintenant, grâce à l’échographie. Eh bien, elle, si : elle SAVAIT ! Et elle laissait entendre que c’était Golstein qui lui avait bricolé ce cadeau ! Un vieux bonhomme tout maigrelet ! Avec un air préoccupé, si détaché des joies de ce monde et surtout de celles de la chair !
« Moi, je me rappelle lui avoir fait observer que le docteur étant libre, il pouvait réparer en l’épousant. Martha a haussé les épaules. Je lui ai alors dit que, étant médecin, il pouvait au moins lui arracher du ventre cette mauvaise herbe ; la gueuse m’a répondu qu’elle était d’accord pour garder ces malandrins et que Golstein allait l’aider à s’établir. Fectivement, on a noté un net changement de situation dans sa vie. Elle s’est acheté un bout de maison, des fringues neuves et elle a cessé de travailler.
« Et puis il y a eu je ne sais quoi de terrible dans la vie du docteur Golstein et dans celle de sa sœur. Un matin, on les a retrouvés morts : foudroyés par une capsule de cyanure qu’ils avaient croquée pendant la nuit. Le shérif d’ici a conclu à un double suicide. Ces étrangers, sait-on ce qui leur passe par la tête ! »
— Et Martha ? demande Jérémie.
— Oh ! elle, ça ne lui a fait ni chaud ni froid. Elle était à un mois de mettre bas, elle a épousé le pauvre John et poursuivi sa petite vie. Elle a accouché et c’était bel et bien des jumeaux. Elle les a élevés à la va-comme-je-te-pousse et ça n’a pas donné grand-chose. Presque des vauriens que seules les armes à feu intéressaient. Ils ont mis au point un numéro de cirque et, pendant quelques années, ça n’a pas trop mal marché pour eux. La Martha s’était laissée engrosser pour la deuxième fois, par un prédicateur noir qui l’avait subjuguée. La Négresse qu’elle a eue de ces amours-là est devenue pute à Denver, et c’est elle qui s’est fait tuer hier par un maniaque. Fameux destin dans cette famille. Vous avez bonne mine, garçons, avec votre héritage français.
— Revenons aux jumeaux du diable, Ben, si vous le voulez bien.
Le vioque se dresse en titubant.
— D’accord, d’accord, mon gars, mais faut que je pisse avant, ma vessie n’est plus ce qu’elle était. Jadis j’avais une putain d’autonomie, je pouvais boire seize bières sans quitter la table, et quand j’allais me vider de tout ça, je parvenais à arroser les fenêtres du deuxième étage de la Chase Manhattan Bank…
Il gagne les gogues en décrivant des embardées inquiétantes ; tu dirais un cotre qui louvoie contre le vent (ou contre Colbert[6]).
— Il est attendrissant, assure Jérémie.
— Et intéressant, renchéris-je. Il raconte bien : cette Martha Woaf, je la vois ! C’est un sacré personnage.
Je vais au comptoir, côté caisse. Le chevalier à la triste figure fait des comptes à la lumière d’un réflecteur. Il s’est coiffé d’une visière de mica verdâtre comme pour se protéger des rayons de sa loupiote.
— Puis-je téléphoner en France ? m’enquis-je.
— Pourquoi pas ! bougonne le vilain-pas-beau, si vous avez des dollars.
Je visionne ma tocante, car il me faut tenir compte du décalage horaire que j’évalue à une huitaine d’heures. Ici, il est onze heures du matin, soit dix-neuf heures à Paname. Avec un peu de chance, je peux espérer trouver encore Mathias à la Grande Cabane, vu qu’il est de moins en moins pressé de regagner son domicile grouillant de marmaille.
Je l’obtiens sans tu sais quoi ? Coup férir !
Nos relations se sont stabilisées depuis notre longue brouille. Certes, elles manquent encore de moelleux, mais elles sont marquées par une volonté réciproque d’être agréable à l’autre.
— Oh ! c’est vous, commissaire.
Et il éclate en sanglots.
— Pardonnez-moi, hoquette-t-il à travers ses larmes, je ne parviens pas à surmonter la mort de Bérurier. Je ne pensais pas qu’il me fût si cher, nous avons vécu des instants si exceptionnels, tous les trois !
Sa peine paraît sincère et j’en suis remué.
— On va essayer de le venger, Rouillé, déclaré-je, en espérant ne pas avoir la voix d’un acteur du muet !
Voilà que je lui refile ce sobriquet d’avant sa promotion comme dirlo du laboratoire de police technique ! Rouillé ! C’est un peu lui qui fut à l’origine de notre brouille ; mais cette fois, il ne réagit pas.
— Oh ! la vengeance, soupire Mathias, c’est l’idée que nous nous en faisons, commissaire. Une idée mesquine pour nos esprits mesquins.
Merci pour lui ! Mais je sais qu’il n’a pas voulu m’être désagréable en disant cela. Ça lui est parti du cœur. Et, dans le fond, il a raison.
— J’ai besoin de toi, enchaîné-je. Je voudrais le curriculum d’un certain docteur Golstein, un juif allemand qui aurait fui le nazisme au début de la guerre et serait allé habiter les Etats-Unis. Il est mort à Lyons, Colorado, en 1944. Impossible de t’en dire davantage, j’ignore même son prénom pour l’instant. Il aurait eu une sœur avec lui. Je ne sais pas non plus quelle région de l’Allemagne il habitait, ni ce qu’il y faisait. Coton, hein ? D’autant que ce nom n’a rien de très original.
Mathias murmure :
— Ne vous inquiétez pas, j’en fais mon affaire. Pour les résultats, où dois-je vous les communiquer ?
— Je t’appellerai plus tard, je ne suis pas joignable.
Le père Ben se la ramène, la braguette béante ; mais c’est pas la grotte miraculeuse, et le pauvre truc blanchâtre qu’on aperçoit sur un lit de poils gris n’a rien qui pousse à la débauche.
— Bougre diable, ça va mieux ! affirme l’ancêtre. On ne mangerait pas un petit hamburger, les gars ? Il me vient comme un trou à l’estomac et je sens qu’il va s’agrandir si on ne fait rien.
Ses désirs étant des ordres, je prie le gargotier à visière de nous servir une collation. Il hèle la servante qu’il vient de trousser pour lui répercuter ma commande : c’est ça la hiérarchie.
— Vous êtes de vrais bons gars, les gars, louange Ben. Ça doit être un bonheur du Ciel d’avoir des garçons comme vous pour fils. Qu’est-ce que je pourrais vous dire de plus ?
— Parlez-nous des jumeaux plus en profondeur, papa Ben. Bon, d’accord, c’était deux chenapans que leur passion pour les armes à feu a amenés au cirque. Je me suis laissé dire que l’un d’eux s’est mis à picoler et qu’il a zingué son frère ?
— Textuel. Standley a pris une balle dans le cou qui a traversé sa tête et lésé le cerveau ; il n’est point mort, mais c’est devenu un végétal.
— L’autre frère n’a pas été inquiété par la police ?
— Pourquoi ? Un accident ! En flinguant son jumeau, il perdait du même coup son gagne-pain. Et puis ils ne s’étaient jamais séparés plus de cinq minutes, juste pour aller chier, ces deux-là ! La vie de Jess, après la mort cérébrale de Standley, ça n’était plus rien, croyez-moi, fiston. Vous ne savez pas ce que c’est qu’une paire de jumeaux ! Quand l’un des deux vient à manquer, l’autre est pire que seul ! Après ce drame, Jess s’est senti maudit du Seigneur.
— Qu’est-il devenu ?
— Une cloche ! Il est allé à New York où, en quelques mois, d’après ce qu’on a raconté par ici, il a tourné loque. Il mendiait de quoi acheter de la bière et dormait dans les asiles de nuit.
— Et puis ?
— Paraîtrait qu’il est mort à Washington, il y a quelques jours. Une fatalité, dans cette putain de famille qui n’en était pas une vraie. Voilà pourquoi, les gars, votre héritage de France, vous risquez fort de le garder là-bas.
Il se tait parce que la rousse Molly vient nous livrer notre bouffement, et aussi — et surtout — parce qu’il a épuisé le sujet.
La gosse, je voudrais pas avoir l’air de me vanter, mais elle s’en ressent vachement pour ma pomme. La façon qu’elle frotte sa jambe contre mon genou en disposant nos hamburgers sur la table. Elle prend son temps. En loucedé, j’avance ma paluche droite (celle qui appartient au corps expéditionnaire) sous sa jupe, ce qui lui fait frétiller la moulasse, je sens tout de suite. On devrait peut-être prendre une piaule pour la noye, non ?
Tu vas te dire que le beau San-Antonio déchoit de draguer une sommelière au rabais qui se laisse fourrer biquotidiennement par son singe abject. Je te répondrai que c’est pas pour la chose du vice que je suis tenté, mais par compassion réelle. Le besoin de samaritainer. Si je lui faisais une bonne manière parisienne, Molly, ça l’aiderait à supporter son existence cacateuse de Cosette coloradienne.
Sans vouloir me pousser du col ni me moucher du coude, je me sens venir des bouffées de vocation, parfois. Un jour, je prédis, tu me retrouveras vêtu d’une pèlerine noire et coiffé d’un grand béret, style Abbé Pierre, tirant de ma vague une topette de médicament, comme lui, dont je m’enfilerai une lichette, temps à autre, pour pouvoir affronter les froidures.
Mon paf, c’est mon vade-mecum. Il m’aide en toute circonstance. Indispensable !
Je balance :
— Vous logez à l’hôtel, Molly ?
Acquiescement bref, muet.
— Dites à uncle Jerry que nous prenons deux chambres. Je vous attendrai dans la mienne et vous m’y rejoindrez sitôt que vous le pourrez.
J’ai baissé le ton pour ne pas être entendu du vieux Ben. La servante opine (déjà !).
Alors je refile cinq billets de cent pions au dabuche.
— Faites durer cet argent et ne le montrez pas trop, c’est plein de pirañas partout !
Pour couper court à ses remerciements, j’insiste :
— Vous n’avez aucune idée sur ce qu’a pu fabriquer Jess Woaf avant sa mort ? Il avait quitté New York puisqu’il est clamsé à Washington.
— Probable, mais je ne sais rien de rien, fiston. La mère Martha était morte, la Nancy vendait son gros cul à Denver ; des nouvelles de Jess, je pouvais plus guère en obtenir.
Bon, rendons-nous à l’évidence : la mine de renseignements que constitue Ben est épuisée. Mais pas lui ! Le pompier de Bon œil !
Quand on a eu bouffé, nous avons porté nos valoches dans deux chambres assez proprettes, meublées de pitchpin. Après quoi, on s’est mis à musarder dans la petite ville.
— Tu tiens tant que ça à baiser la bonniche ? m’a demandé Jérémie à brûle-pourpoint.
Me suis abstenu de rétorquer. Quelque chose d’indéfinissable me retenait dans ce patelin. Je sentais qu’ici se trouvait, non pas la solution de l’énigme, mais l’extrémité du fil dont il fallait se saisir pour s’y laisser conduire.
Chemin allant, nous avons atterri devant la maison vaguement coloniale qu’avait occupée jadis le docteur Golstein, père présomptif des jumeaux Woaf. Elle était effectivement située près du stade de baise-balle et on avait dû pas mal la bricoler depuis que le médecin l’avait habitée. Des constructions modernes, bâties en additif, la défiguraient maintenant et lui avaient fait abdiquer son cachet initial. Elle était devenue une espèce d’institution privée destinée à des jeunes filles de la bonne société lyonsaise. Un jardinier chenu tondait la pelouse. Sans avoir l’âge du vieux Ben, il devait tout de même charrier un tas de carats dans ses os.
J’ai attendu qu’il stoppe le moulin de sa machine infernale pour changer le sac de plastique servant à recueillir l’herbe coupée. Je l’ai abordé gaiement. Il était colored sur les bords, avec un œil qui contemplait le Mont-Saint-Michel, tandis que l’autre cherchait à percevoir le temps qu’il pouvait faire sur Rennes.
— Belle maison ! lui ai-je affirmé en montrant la façade à colonnes.
Il a ri jaune, because ses chailles malmenées par les chiques de tabac.
— Si vous l’aviez vue autrefois, elle en jetait davantage !
— Vous l’avez connue à cette époque ?
— Et comment ! J’amenais mes petites amies dans le parc, après les matchs de base-ball.
— Le propriétaire n’était-il pas un médecin allemand réfugié aux States pendant la guerre ?
Il secoue négativement la tête, puis paraît réfléchir.
— Vous voulez parler de Sigmund Golstein ?
— Un nom comme ça, oui.
— Oh ! lui, il n’a jamais été propriétaire. Il n’était que locataire, et encore pas longtemps ! Deux ans à peine. Il vivait là avec sa sœur et ils se sont suicidés tous les deux, je me rappelle. Des drôles de gens.
— Je me suis laissé dire qu’il avait engrossé une fille d’ici ?
— La Martha ?
— Peut-être bien, oui.
Le jardinier adopte une expression prudente.
— On n’a pas compris grand-chose à cette histoire ; faut dire que la Martha était aussi pincecornée que le docteur.
— Vous l’avez connu, Golstein, vous ?
— De vue. A l’époque je travaillais à la mine comme les trois quarts des hommes d’ici.
— Elle habitait où, Martha ?
Il désigne un point de l’espace.
— Faut repasser devant le stade, prendre le deuxième chemin à main droite et marcher jusqu’à ce que vous trouviez un groupe de maisons de bois qui toutes sont peintes en vert, à l’exception d’une seule qui est mauve à vous en faire grincer des dents. La mauve, bien sûr, c’était celle de Martha.
— Pourquoi « bien sûr » ?
— Parce que cette femme-là, elle pouvait rien faire comme tout le monde, monsieur. Pincecornée, je vous dis.
Il hoche la tête.
— Il y a des gens qui ne savent pas trop comment attraper leur vie. Ils ont partout l’air d’être en exil, même au sein de leur foyer, et peut-être là davantage qu’ailleurs.
Je le quitte sur cette brillante considération.
— Nous avons toujours appris le prénom du toubib juif, réfléchit Jérémie : Sigmund, comme Freud.
Elle diffère des autres maisons pas seulement par sa couleur, la crèche des Woaf ; elle a un côté plume-dans-le-toit, chalet-coucou, assez farfadingue. On sent que sa propriétaire n’a eu de cesse de la « particulariser » en « l’ornant » de têtes de caribous (de ficelle) naturalisées, d’écussons taillés dans de grosses écorces, de trophées indiens et autres gracieusetés hautement décoratives… Manque plus qu’un vieux Sioux à plumes sur le perron de planches, à fumer son calumet bourré de Early Morning odorant. Malgré tout, la taule tourne masure, à rester inoccupée. Comme dans tous les coins du monde, les gamins de l’endroit ont lapidé les fenêtres et t’as des bouts de rideaux qui te font « adios » à travers les carreaux brisés.
— Bien entendu, tu vas entrer ? fait M. Blanc.
— Bien entendu.
— T’es chié !
— Pas mal. Et toi ?
Je biche mon sésame. International ! Il emploie le langage de toutes les serrures. J’aimerais que les autorités ricaines me laissent bricoler la lourde de Fort Knox pour voir s’il parviendrait à la convaincre.
Nous pénétrons dans ce logis mort. Une âcre senteur de plantes odoriférantes séchées nous assaille l’olfactif. Y en a des pleins bocaux sur des étagères, de pleines coupes sur les meubles. Devait s’embaumer, Martha. Oui : une femme pas ordinaire. Elle prenait de la queue mais ne voulait pas « voir » les hommes qui la fourraient ! Alors elle avait, toute gamine, réinventé la lonche à la Duc d’Aumale. Elle s’est laissé mettre des « jumeaux » programmés par un vieux toubib allemand exilé ; il devait convenir à sa nature « originale », ce type qui avait échappé aux rets nazis. Quelque part, ils se trouvaient sur une même longueur d’onde, la sauvageonne et le docteur Mabuse. La connivence fonctionnait bien entre eux. Inexorable, la question me vient : « Pourquoi diantre ces jumeaux de merde ressemblaient-ils à Alexandre-Benoît Bérurier, natif de Saint-Locdu-le-Vieux, au cœur de la grasse Normandie ? »
La cheminée avec une crémaillère, comme dans nos anciennes fermes. Des cendres encore. L’émotion ! Un vieux fauteuil à bascule devant l’âtre, garni d’un coussin extra-plat, usé, taché, auréolé d’humidité. Je devine que, sur la fin de sa vie, Martha s’asseyait là et balançait son passé médiocre en regardant la danse du feu.
Elle s’écoutait finir, la vieille, remâchant ses folies d’antan. Avec une curieuse ferveur, je prends place sur le siège et contemple le foyer éteint. Imprime au fauteuil un léger balancement. Le balancement, c’est la marque de la déraison. Je revois les fous de l’asile partant d’un pied sur l’autre. Un coup en avant, un coup en arrière. Ça correspond à quoi, ce mouvement pendulaire ? Ombre et lumière ? Démence et raison ? Avance et reculade ? Le bien, le mal ? La vie, la mort ? Ma bite, ton cul ?
Jérémie, moins sentimental, explore le logis de son allure féline. Tantôt il a une démarche de basketteur ricain, tantôt un déplacement de puma, selon les lieux, les heures de la journée.
Martha se faisait étinceler la chatte à sa manière, se servant de ses partenaires comme de godemichets, dans le fond. Et puis surgit Golstein… Des jumeaux « annoncés » dès la conception ! Le toubib lui file assez de blé pour qu’elle puisse acquérir cette maisonnette et cesser de travailler en attendant ses couches. Avant leur naissance, le bizarre géniteur se suicide. Comme soucieuse de donner un père aux enfants qu’elle va mettre au monde, Martha épouse alors un castrat à moitié demeuré. Il lui donnera son nom et lui foutra la paix au plumard.
Tranquille sur ce point, la voilà qui pond bravement DEUX BÉRURIER ! Elle ne s’occupera guère de leur éducation et ils tourneront saltimbanques douteux, les frères Catastrophe. Par la suite, un deuxième événement se produit dans sa vie sexuelle et (qui sait ?) sentimentale : la rencontre d’un prédicateur noir qui lui plombe un lardon en bonne et due forme. Du Steinbeck ! La fille tard venue n’est pas mieux éduquée que ses frangins et se fait pute ! La boucle est bouclée. Le temps s’écoule ; Martha enterre son époux bidon et vit la tragédie du cirque qui fait que Caïn bute aux trois quarts Abel.
Comment encaisse-t-elle ces coups du sort ? Avec résignation ? L’âge l’a détournée des bites et branchée sur la bouteille. Somme toute elle a changé de goulots !
Elle picole au coin du feu.
La vie, elle s’en balance… sur son vieux fauteuil.
J’accrois le mouvement du siège à bascule. Ça couine un peu : Hi… hu ! Hi… hu !
Je te parie qu’elle se foutait de tout. Y avait eu maldonne au départ. Peut-être que son vieux la chibrait quand elle était moufflette, lui donnant le goût de la bite et le dégoût des hommes ? Elle avait besoin de leur nœud mais refusait leur gueule ! Tu vois, je l’aime bien, Martha. Elle m’intéresse, m’émeut.
Combien de temps demeuré-je ainsi prostré, à évoquer une pauvre petite fille devenue vieille et qui mourut, seule, sur les rivages d’une existence où elle n’avait jamais vraiment pris pied ?
M. Blanc réapparaît enfin, au bout de ma méditation douce-amère.
— Viens voir quelque chose, grand chef !
Il me fait traverser la maison qui, je le répète, n’est pas grande : en bas, la pièce du séjour avec un renfoncement cuisine, plus une petite chambre avec un lavabo, où dormait la mère Martha. Il existe deux autres chambres en haut, m’apprend Jérémie.
On ressort du logis. Derrière, s’élève une construction tout en longueur : murs de bois, toit de tôle, entièrement garnie intérieurement de panneaux isolants, comme le sont certaines cabines téléphoniques. Je réalise qu’il s’agit d’un stand de tir de fortune, bâti, je gage, par les deux frangins. Au fond, il y a une cible à forme humaine, sacrément déchiquetée. Sur le côté, des râteliers d’armes (sans armes) avec, au-dessous, des rayonnages contenant des cibles de carton utilisées, qui, à peu près toutes, sont hachées en leur centre. Au verso, on a écrit la date de la performance. Ils ont dû en tirer des bastos, Jess et Standley !
Des années d’exercice ! Jour après jour, ces deux lascars s’entraînaient. Ils faisaient leurs gammes pour devenir les rivaux de Buffalo Bill. Je me dis que, dans le fond, s’ils avaient été des voyous, ils se seraient fait tueurs à gages au lieu de s’escrimer dans des cirques. Mais peut-être qu’ils avaient besoin des applaudissements. Un tueur n’a pas de public.
Le Noirpiot me désigne un collier de menus grelots dont chacun a été écrasé par une balle. Il y a aussi des cartons, sectionnés dans le sens du profil, et maints autres trophées révélateurs de l’adresse de ces messieurs.
— C’étaient pas des branques, hé ? murmure-t-il.
— Tu l’as dit.
Nous regagnons le pavillon mauve. Il est clair que des gamins s’y sont introduits pour y chaparder tout ce qui était bibelots, objets utiles ou de quelque valeur.
— C’est marrant, y a pas de photos, note mon pote.
— Ça ne devait pas être le style des habitants de la maison mauve. La photo, c’est du petit rêve de petites gens. Excepté la mère, on ne rêvait pas dans cette taule, seulement son rêve à elle ne pouvait être fixé par un objectif.
— T’as l’air vachement désabusé, soudain, murmure M. Blanc. On dirait que l’histoire de Martha Woaf te touche.
— C’est le type même d’une existence foutue, qui aura compté pour du beurre. Je sais que la vieille femme qui balançait son cul dans ce fauteuil était restée à tout jamais une fillette blessée.
Rageur, je file un coup de tatane dans le dossier du siège. Il manque choir en avant, le coussin moisi tombe ; le fauteuil se balance un moment en couinant de plus en plus faiblement et finit par s’immobiliser. Je ramasse le coussin, le remets en place.
— T’as vu ça ? fait le Dark en désignant le plancher.
« Ça », c’est une lettre. Une méchante enveloppe d’un petit format carré, blanc-gris. Est-elle froissée, ternie, graisseuse ! La missive qu’elle contient dépasse de l’enveloppe. L’auteur de la lettre ne s’est pas gratté, question papelard. Les vélins à la cuve, lui, fume ! Il s’est tout bêtement servi d’un morceau de magazine déchiré. Il a choisi une page de pube concernant une marque de cigarettes, page sur laquelle ne figure qu’une représentation du paquet de tiges, et il a écrit en escargot autour de celui-ci.
Je lis :
Mam,
Je t’annonce une bonne nouvelle : on me propose un engagement et la période de merde que je viens de traverser est finie. J’ai un besoin très pressant du flingue qu’on avait mis au point, mon pauvre Standley et moi. Tu dois absolument me l’expédier en exprès à l’adresse ci-dessous. Tu sais où il est planqué puisque c’est toi qui nous avais conseillé la cache. Je t’envoie un ticket de 500 dollars pour les frais de port ; avec le reste, dorlote-toi un peu. Tu sais, Mam, c’est pas parce que je vais pas te voir que je pense pas à toi…
Ton fils.
Elle a dû lire et relire cette bafouille des centaines de fois, Martha. Dans sa solitude, c’était une bouffée de chaleur. Oh ! certes, Jess Woaf n’a écrit à sa mère que parce qu’il voulait récupérer une arme, et la vieille femme n’a pas été dupe. Pourtant, autour de la demande, il a su placer des festons de tendresse, tout comme il a écrit son texte autour du paquet de cigarettes de la pube, et c’est cela qu’elle a ressenti, Martha. Et puis le billet de cinq cents pions attestait de l’intérêt filial du gars Jess. Alors elle gardait la babille à portée de main : sous son coussin où il lui était aisé de la prendre à tout bout de champ.
— Allez, viens, on se casse ! fais-je en empochant la lettre.
Putain, mais qu’est-ce qui m’arrive ! J’ai la gorge serrée, le guignol en berne.
Faut se rendre, tu sais où ? A l’évidence ! Je crois bien que je suis tombé amoureux de Martha !